Clarification du conseil pontifical pour la promotion de l’unité des Chrétiens
Dans son premier rapport sur Le Mystère de l’Église et de l’Eucharistie à la lumière de la Sainte Trinité, la Commission mixte internationale de dialogue théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe, approuvé à l’unanimité à Munich le 6 juillet 1982, avait mentionné la difficulté séculaire entre les deux Églises concernant l’origine éternelle du Saint-Esprit. Ne pouvant encore traiter ce sujet pour lui-même en cette première étape du dialogue, la Commission déclarait : « Sans vouloir encore résoudre les difficultés suscitées entre l’Orient et l’Occident au sujet de la relation entre le Fils et l’Esprit, nous pouvons déjà dire ensemble que cet Esprit qui procède du Père (Jn 15, 26), comme de la seule source dans la Trinité, et qui est devenu l’Esprit de notre filiation (Rm 8, 15) car il est aussi l’Esprit du Fils (Ga 4, 6), nous est communiqué, particulièrement dans l’Eucharistie, par ce Fils sur lequel il repose, dans le temps et dans l’éternité (Jn 1, 32) » (Service d’information, du secrétariat pour la promotion de l’unité des chrétiens, n. 49, p. 116, I, 6).
L’Église catholique reconnaît la valeur conciliaire œcuménique, normative et irrévocable, comme expression de l’unique foi commune de l’Église et de tout les chrétiens, du symbole professé en grec à Constantinople en 381 par le deuxième Concile œcuménique. Aucune profession de foi propre à une tradition liturgique particulière ne peut contredire cette expression de foi enseignée et professée par l’Église indivise.
Ce symbole confesse sur la base de Jn 15, 26 l’Esprit « τὸ ἐκ τοῦ Πατρὸς ἐκπορευόμενον » ( « qui tire son origine du Père »). Le Père seul est le principe sans principe (ἀρχὴ ἄναρχος) des deux autres personnes trinitaires, l’unique source (πηγή) et du Fils et du Saint-Esprit. Le Saint-Esprit tire donc son origine du Père seul (ἐκ μόνοῦ τοῦ πατρός) de manière principielle, propre et immédiate [1].
Les Pères grecs et tout l’Orient chrétien parlent à ce propos de la « monarchie du Père », et la tradition occidentale confesse aussi à la suite de S. Augustin que le Saint-Esprit tire son origine du Père « principaliter », c’est à dire à titre de principe (De Trinitate, XV, 25, 47, P.L. 42, 1094-1095). En ce sens donc les deux traditions reconnaissent que la « monarchie du Père » implique que le Père soit l’unique Cause trinitaire (Αἰτία) ou principe (principium) du Fils et du Saint-Esprit.
Cette origine du Saint-Esprit à partir du Père seul comme principe de toute la Trinité est appelée ἐκπόρευσις par la tradition grecque à la suite des Pères Cappadociens. En effet, S. Grégoire de Nazianze, le Théologien, caractérise la relation d’origine de l’Esprit à partir du Père par le terme propre d’ἐκπόρευσις qu’il distingue de celui de procession (τὸ προἲέναι) que l’Esprit a en commun avec le Fils : « L’Esprit est vraiment l’Esprit procédant (προἲόν) du Père, non par filiation, car ce n’est pas par génération, mais par ἐκπόρευσις » (Discours 39, 12,
Pour cette raison l’Orient orthodoxe a toujours refusé la formule τὸ ἐκ τοῦ Πατρὸς καὶ τοῦ Υἱοῦ ὸκπορευόμενον et l’Église catholique a refusé que soit ajouté καὶ τοῦ Υἱου à la formule ἐκ τοῦ Πατρὸς ἐκπορευόμενον dans le texte grec du symbole de Nicée-Constantinople, même dans son usage liturgique par les latins.
L’Orient orthodoxe ne refuse pas pour autant toute relation éternelle entre le Fils et le Saint-Esprit dans leur origine à partir du Père. S. Grégoire de Nazianze, grand témoin de nos deux traditions, précise contre Macédonius qui demandait : « Que manque-t-il donc à l’Esprit pour être le Fils, car s’il ne manquait rien, il serait le Fils ? – Nous disons qu’il ne lui manque rien, car rien ne manque à Dieu ; mais c’est la différence de la manifestation, si je puis dire, ou de la relation entre eux (τῆς πρὸς ᾅλληλα σχέσεως διάφορον) qui crée aussi la différence de leur appellation » (Discours 31, 9, Sources chrétiennes n. 250, p. 290-292).
Toutefois l’Orient orthodoxe exprime heureusement cette relation par la formule διὰ του Υἱοῦ ἐκπορευόμενον (qui tire son origine du Père par ou à travers le Fils). Déjà S. Basile disait du Saint-Esprit : « Par le Fils (διὰ τοῦ Υἱου), qui est un, il se rattache au Père, qui est un, et complète par lui même la bienheureuse Trinité digne de toute louange » (Traité sur le Saint-Esprit XVIII, 45, Sources chrétiennes 17 bis, p. 408). S. Maxime le Confesseur dit : « Par nature (φύσει) le Saint-Esprit dans son être (κατ’ οὐσίαν) tire substantiellement (οὐσιοδῶς) son origine (ἐκπορεύομενον) du Père par le Fils engendré (δἰ Υἰοῦ γεννηθέντος) » (Quæstiones ad Thalassium, LXIII, P.G. 90, 672 C). On retrouve cela chez S. Jean Damascène : « (ὁ Πατὴρ) ἀεὶ ἦν, ἔχων ἐξ ἑαυτοῦ τὸν αὐτοῦ λόγον, καὶ διὰ τοῦ λόγου αὐτοῦ ἐξ ἑαυτοῦ τὸ Πνεῦμα αὐτοῦ ἐκπορευόμενον », qui se traduit : « Je dis que Dieu est toujours Père ayant toujours à partir de lui-même son Verbe et par son Verbe ayant son Esprit issu à partir de lui » (Dialogus contra Manichæos 5, P.G. 94, 1512 B, éd. B. Kotter, Berlin 1981, p. 354 ; cf. aussi P.G. 94, 848-849 A). Cet aspect du mystère trinitaire a été confessé aussi devant le septième concile œcuménique, réuni à Nicée en 787, par le patriarche de Constantinople S. Taraise, qui développe ainsi le symbole : « τὸ Πυεῦμα τὸ ἅγιον, τὸ κύριον καὶ ζωοποιόν, τὸ ἐκ τοῦ Πατρὸς σιὰ τοῦ Υἱοῦ ἐκπορευόμενον » (Mansi, XII 1122 D).
Cet ensemble doctrinal témoigne de la foi trinitaire fondamentale telle que l’Orient et l’Occident l’ont professée ensemble pendant l’époque des Pères. C’est la base qui doit servir à la poursuite du dialogue théologique en cours entre catholiques et orthodoxes.
La doctrine du Filioque doit être comprise et présentée par l’Église catholique de telle sorte qu’elle ne puisse pas sembler contredire la monarchie du Père ni le fait qu’il est la seule origine (ἀρχὴ, αἰτία) de l’ἐκπόρευσις de l’Esprit. En effet, le Filioque se situe dans un contexte théologique et linguistique différent de celui de l’affirmation de la seule monarchie du Père, unique origine du Fils et de l’Esprit. Contre l’arianisme encore virulent en Occident, il était destiné à mettre en relief le fait que le Saint-Esprit est de la même nature divine que le Fils, sans mettre en cause l’unique monarchie du Père.
Nous présentons ici le sens doctrinal authentique du Filioque sur la base de la foi trinitaire du symbole professé par le deuxième Concile œcuménique à Constantinople. Nous donnons cette interprétation autorisée, tout en étant conscients de l’inadéquation du langage humain pour exprimer le mystère ineffable de la Sainte Trinité, Dieu unique, qui dépasse nos paroles et nos pensées.
L’Église catholique interprète le Filioque en référence à la valeur conciliaire et œcuménique, normative et irrévocable, de la confession de foi sur l’origine éternelle de l’Esprit Saint telle que l’a définie en 381 le Concile œcuménique de Constantinople dans son symbole. Ce symbole n’a été connu et reçu par Rome qu’à l’occasion du Concile œcuménique de Chalcédoine en 451. Entre-temps, sur la base de la tradition théologique latine antérieure, des Pères de l’Église d’Occident comme S. Hilaire, S. Ambroise, S. Augustin et S. Léon le Grand avaient confessé que le Saint-Esprit procède (procedit) éternellement du Père et du fils [2].
Comme la bible latine (la Vulgate et les traductions latines antérieures) avait traduit Jn 15, 26 (παρὰ τοῦ Πατρὸς ἐκπορεύεται) par « qui a Patre procedit », les Latins ont traduit le ἐκ τοῦ Πατρὸς ἐκπορευόμενον du symbole de Nicée-Constantinople par « ex Patre procedentem » (Mansi VII, 112 B). Il se créait ainsi involontairement une fausse équivalence à propos de l’origine éternelle de l’Esprit entre la théologie orientale de l’ἐκπόρευσις et la théologie latine de la Processio.
L’ἐκπόρευσις grecque ne siginifie que la relation d’origine par rapport au seul Père en tant que principe de la Trinité. En revanche, la processio latine est un terme plus commun signifiant la communication de la divinité consubstantielle du Père au Fils et du Père par et avec le Fils au Saint-Esprit [3]. En confessant le Saint-Esprit « ex Patre procedentem » les Latins ne pouvaient donc que supposer un Filioque implicite qui serait explicité plus tard dans leur version liturgique du symbole.
Le Filioque a été confessé en Occident à partir du Vème siècle par le symbole Quicumque (ou « athanasien » DS 75), puis par les conciles de Tolède en Espagne wisigothique entre 589 et 693 (DS 470, 485, 490, 527, 568), pour affirmer la consubstantialité trinitaire. Si ces conciles ne l’ont peut-être pas inséré dans le symbole de Nicée-Constantinople, il s’y trouve surement dès la fin du VIIème siècle, comme en témoigne les actes du concile d’Aquilée-Frioul en 796 (Mansi XIII, 836 D et suiv.) et celui d’Aix-la-Chapelle en 809 (Mansi XVI, 17). Au IXème siècle, cependant, face à Charlemagne, le pape Léon III, soucieux de garder l’unité avec l’Orient dans la confession de foi, a résisté à ce développement du Symbole qui s’était répandu spontanément en Occident, tout en sauvegardant la vérité que comporte le Filioque. Rome ne l’a admis dans la version latine liturgique du Credo qu’en 1014.
Une théologie analogue s’était développée à l’époque patristique à Alexandrie à partir de S. Athanase. Comme dans la tradition latine, elle s’exprimait avec le terme plus commun de procession (προἳέναι) désignant la communication de la divinité au Saint-Esprit à partir du Père et du Fils dans leur communion consubtantielle : « L’Esprit procède (προεῖσι) du Père et du Fils ; il est évident qu’il est de la substance divine, procédant (προἲόν) substantiellement (ο ὐσιωδῶς) en elle et d’elle » (S. Cyrille d’Alexandrie, Thesaurus, P.G. 75, 585 A) [4].
Au VIIème siècle les Bysantins furent choqués par une confession de foi du Pape comportant le Filioque à propos de la procession du Saint-Esprit, procession qu’ils traduisaient inexactement par ἐκπόρευσις. Saint Maxime le Confesseur écrivit alors de Rome une lettre qui articule ensemble les deux approches – cappadocienne et latino-alexandrine – de l’origine de l’Esprit : le Père est seul principe sans principe (en grec αἰτία) du Fils et de l’Esprit : le Père et le Fils sont source consubstantielle de la procession (τὸ προἳέναι) de ce même Esprit. « Sur la procession, ils (les Romains) ont amené les témoignages des Pères latins, en plus, bien sûr, de S. Cyrille d’Alexandrie dans l’étude sacrée qu’il fit sur l’Évangile de S. Jean. À partir de ceux-ci ils ont montré qu’eux-mêmes ne font pas du Fils la Cause (Αἰτία) de l’Esprit – ils savent, en effet, que le Père est la cause unique du Fils et de l’Esprit, de l’un par génération et de l’autre par ἐκπόρευσις – mais ils ont expliqué que celui-ci provient (προἳέναι) à travers le Fils et montré ainsi l’unité et l’immutabilité de l’essence » (Lettre à Marin de Chypre, P.G. 91, 136 A-B). D’après S. Maxime, qui se fait ici l’écho de Rome, le Filioque ne concerne pas l’ἐκπόρευσις de l’Esprit issu du Père en tant que source de la Trinité, mais manifeste son προιέναι (processio) dans la communion consubstantielle du Père et du Fils, en excluant une éventuelle interprétation subordinationiste de la monarchie du Père.
Le fait que dans la théologie latine et alexandrine le Saint-Esprit procède (προεῖσι) du Père et du Fils dans leur communion consubstantielle ne signifie pas que c’est l’essence ou la substance divine qui procède en lui mais qu’elle lui est communiquée à partir du Père et du Fils qui l’on en commun. Ce point a été confessé dogmatiquement en 1215 par le IVème concile du Latran : « La substance n’engendre pas, n’est pas engendrée, ne procède pas, mais c’est le Père qui engendre, le Fils qui est engendré, le Saint-Esprit qui procède : en sorte qu’il y ait distinction dans les personnes et unité dans la nature. Bien que autre (alius) soit le Père, autre le Fils, autre le Saint-Esprit, ils ne sont pas une réalité autre (aliud), mais ce qu’est le Père le Fils l’est et le Saint-Esprit tout pareillement ; ainsi, selon la foi orthodoxe et catholique, nous croyons qu’ils sont consubstantiels. Car le Père, en engendrant éternellement le Fils, lui a donné sa substance. […] Il est évident qu’en naissant le Fils a reçu la substance du Père sans qu’elle fût aucunement diminuée, et qu’ainsi le Père et le Fils ont même substance. Ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui procède à partir des deux, sont une même réalité » (DS 804-805).
En 1274 le deuxième concile de Lyon a confessé que « le Saint-Esprit procède éternellement du Père et du Fils, non pas comme de deux principes mais comme d’un seul principe (tamquan ex uno principio) » (DS 850). Il est clair, à la lumière du concile du Latran qui précéda le IIème concile de Lyon, que ce n’est pas l’essence divine qui peut être « l’unique principe » de la procession du Saint-Esprit. Le Catéchisme de l’Église catholique interprète cette formule de la manière suivante au n. 248 : « L’ordre éternel des personnes divines dans leur communion consubstantielle implique que le Père soit à l’origine première de l’Esprit en tant que « principe sans principe » (DS 1331), mais aussi qu’en tant que Père du Fils Unique il soit avec lui « l’unique principe d’où procède l’Esprit-Saint » » (IIème concile de Lyon, DS 850).
Pour l’Église catholique : « La tradition orientale exprime d’abord le caractère d’origine première du Père par rapport à l’Esprit. En confessant l’Esprit comme « tirant son origine du Père » (« ἐκ τοῦ Πατρὸς ἐκπορευόμενον » cf. Jn 15, 26), elle afirme que celui-ci tire son origine du Père par le Fils. La tradition occidentale exprime d’abord la communion consubstantielle entre le Père et le Fils en disant que l’Esprit procède du Père et du Fils (Filioque). […] Cette légitime complémentarité, si elle n’est pas durcie, n’affecte pas l’identité de la foi dans la réalité du même mystère confessé » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 248). Consciente de cela l’Église catholique a refusé que soit ajouté un καὶ τοῦ Υἱου à la formule ἐκ τοῦ Πατρὸς ἐκπορευόμενον du symbole de Nicée-Constantinople dans les Églises, même de rite latin, qui l’utilisent en grec ; l’utilisation liturgique de ce texte originel restant toujours légitime dans l’Église catholique.
S’il est correctement situé, le Filioque de la tradition latine ne doit pas conduire à une subordination de l’Esprit Saint dans la Trinité. Même si la doctrine catholique afirme que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils dans la communion de leur divinité consubstantielle, elle n’en reconnaît pas moins la réalité de la relation originale que le Saint-Esprit entretient en tant que personne avec le Père, relation que les Pères grecs expriment par le terme d’ἐκπόρευσις [5].
Pareillement, même si dans l’ordre trinitaire le Saint-Esprit est consécutif à la relation entre le Père et le Fils puisiqu’il tire son origine du Père en tant que celui-ci est Père du Fils unique [6], c’est dans l’Esprit que cette relation entre le Père et le Fils atteint elle-même sa perfection trinitaire. De même que le Père est caractérisé comme le Père par le Fils qu’il engendre, de même l’Esprit, en tirant du Père son origine, le caractérise de manière trinitaire dans sa relation au Fils et caractérise de manière trinitaire le Fils dans sa relation au Père : dans la plénitude du mystère trinitaire ils sont Père et Fils dans l’Esprit-Saint [7].
Le Père n’engendre le Fils qu’en spirant (προβάλλειν en grec) par lui l’Esprit-Saint, et le Fils n’est engendré par le Père que dans la mesure où la spiration (προβολή en grec) passe par lui. Le Père n’est le Père du Fils unique qu’en étant pour lui et par lui l’origine du Saint-Esprit [8].
L’Esprit ne précède pas le Fils, puisque le Fils caractérise comme Père le Père dont l’Esprit tire son origine, ce qui constitue l’ordre trinitaire [9]. Mais la spiration de l’Esprit à partir du Père se fait par et à travers (ce sont les deux sens de διά en grec) l’engendrement du Fils qu’elle caractérise de manière trinitaire. C’est en ce sens que S. Jean Damascène dit : « Le Saint-Esprit est une puissance substantielle qui est contemplée dans sa propre hypostase distincte, qui procède du Père et repose dans le Verbe » (Foi orthodoxe I, 7, P.G. 94, 805 B, éd. B. Kotter, Berlin 1973, p. 16 ; Dialogus contra Manichaeos 5, P.G. 94, 1512 B, éd. B. Kotter, Berlin 1981, p. 354) [10].
Quel est ce caractère trinitaire que la personne du Saint-Esprit apporte à la relation même entre le Père et le Fils ? Il s’agit du rôle original de l’Esprit dans l’économie par rapport à la mission et à l’œuvre du Fils. Le Père est l’amour dans sa source (cf. 2 Co 13, 13 ; 1 Jn 4, 8. 16), le Fils est « le Fils de son amour » (Col 1, 14). Aussi une tradition remontant à S. Augustin a vu dans « l’Esprit-Saint qui a répandu dans nos cœurs l’amour de Dieu » (Rm 5, 5) l’amour comme Don éternel du Père à son « Fils bien-aimé » (Mc 1, 9 ; 9, 7 ; Lc 20, 13 ; Ép 1, 6) [11].
L’amour divin qui a son origine dans le Père repose dans « le Fils de son amour » pour exister consubstantiellement par celui-ci dans la personne de l’Esprit, le Don d’amour. Cela rend compte du fait que l’Esprit-Saint oriente par l’amour toute la vie de Jésus vers le Père dans l’accomplissement de sa volonté. Le Père envoie son Fils (Ga 4, 4) quand Marie le conçoit par l’opération du Saint-Esprit (cf. Lc 1, 35). Celui-ci manifeste Jésus comme Fils du Père au baptême en reposant sur lui (cf. Lc 3, 21-22 ; Jn 1, 33). Il pousse Jésus au désert (cf. Mc 1, 12). Jésus en revient « rempli du Saint-Esprit » (Lc 4, 1), puis il commence son ministère « avec la puissance de l’Esprit » (Lc 4, 14). Il tressaille de joie dans l’Esprit en bénissant le Père pour son dessin bienveillant (cf. Lc 10, 21). Il choisit ses apôtres « sous l’action de l’Esprit-Saint » (Ac 1, 2). Il espulse les démons par l’Esprit de Dieu (Mt 12, 28). Il s’offre lui-même au Père « par un Esprit éternel » (He 9, 14). Sur la Croix il « remet son Esprit » entre les mains du Père (Lc 23, 46). C’est « en lui » qu’il descend aux Enfers (1 P 3, 19) et c’est par lui qu’il est ressuscité (cf. Rm 8, 11) et « établi dans sa puissance de Fils de Dieu » (Rm 1, 4) [12]. Ce rôle de l’Esprit au plus intime de l’existence humaine du Fils de Dieu fait homme découle d’un rapport trinitaire éternel par lequel l’Esprit caractérise dans son mystère de Don d’amour la relation entre le Père comme source d’amour et son Fils bien-aimé.
Le caractère original de la personne de l’Esprit comme Don éternel de l’amour du Père pour son Fils bien-aimé manifeste que l’Esprit, tout en découlant du Fils dans sa mission, est celui qui introduit les hommes dans la relation filiale du Christ à son Père, car cette relation ne trouve son caractère trinitaire qu’en lui : « Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! » (Ga 4, 6). Dans le mystère du salut et dans la vie de l’Église, l’Esprit fait donc beaucoup plus que prolonger l’œuvre du Fils. En effet, tout ce que le Chrit a institué – la Révélation, l’Église, les sacrements, le ministère apostolique et son magistère – requiert l’invocation constante (ἐπίκλησις) de l’Esprit-Saint et son action (ἐνέρυεια) pour que se manifeste « l’amour qui ne passe jamais » (1 Co 13, 8) dans la communion des saints à la vie trinitaire.
[1] Ce sont les termes qu’emploie S. Thomas d’Aquin dans la Somme théologique, Ia q. 36 a. 3, 1um et 2um).
[2] C’est Tertullien qui a posé les fondements de la théologie trinitaire dans la tradition latine sur la base de la communication substantielle du Père au Fils et par le Fils au Saint-Esprit : « Le Christ dit de l’Esprit : Il recevra de ce qui est mien » (Jn 16, 14), comme lui du Père. Ainsi la connexion du Père dans le Fils et du Fils dans le Paraclet rend les trois cohérents l’un à partir de l’autre. Eux qui sont une seule réalité (unum) non un seul (unus) en raison de l’unité de la substance et non de la singularité numérique » (Adv. Praxean, XXV, 1-2). Cette communication de la consubstantialité divine selon l’ordre trinitaire il l’exprime par le verbe « procedere » (ibid.., VII, 6). On retrouve cette même théologie chez S. Hilaire de Poitiers qui dit au Père : « Que j’obtienne ton Esprit qui est à partir de toi par ton Fils unique » (De Trinitate, XII, P.L. 10, 471). Il fait remarquer : « Si l’on croit qu’il y a une différence entre recevoir du Fils (Jn 16, 15) et procéder (procedere) du Père (Jn 15, 26), il est certain que c’est une seule et même chose que de recevoir du Fils et de recevoir du Père » (Ibid., VIII, 20, P.L. 10, 251 A). C’est dans ce sens de la communication de la divinité par la procession que S. Ambroise de Milan formule le premier le Filioque : « Le Saint-Esprit, quand il procède (procedit) du Père et du Fils ne se sépare pas du Père, ne se sépare pas du Fils » (De Spiritu Sancto I, 11, 120, P.L. 16, 733 A = 762 D). En développant la théologie du Filioque, S. Augustin prendra cependant la précaution de sauvegarder la monarchie du Père au sein de la communion consubstantielle de la Trinité : « Le Saint-Esprit procède du Père à titre de principe (principaliter) et, par le don intemporel de celui-ci au Fils, du Père et du Fils en communion (communiter) » (De Trinitate XV, 25, 47, P.L. 42, 1095) ; S. Léon (Sermon LXXV, 3, P.L. 54, 402 ; (Sermon LXXVI, 2 Ibid., 404).
[3] Tertullien emploie le premier le verbe procedere en un sens qui est commun au Verbe et à l’Esprit en tant qu’ils reçoivent du Père la divinité : « Le Verbe n’a pas été proféré à partir de quelque chose de vide et de vain et il ne manque pas de substance, lui qui a procédé (processit) d’une telle substance [divine] et en a fait tant de substances [créées] » (Adv. Praxean VII, 6). S. Augustin, à la suite de Saint Ambroise, reprend cette conception plus commune de la procession : « Tout ce qui procède ne naît point, bien que tout ce qui naît procède » (Contra Maximinum, II, 14, 1, P.L. 42, 770). Bien plus tard S. Thomas d’Aquin fera remarquer que « la nature divine est communiquée dans toute procession qui n’est pas ad extra » (Somme Théologique, Ia, q. 27, a. 3, 2um). Pour lui, comme pour toute cette théologie latine qui utilise le terme de procession pour le Fils comme pour l’Esprit, « la génération est une procession qui met la personne divine en possession de la nature divine » (Ibid., Ia, q. 43, a. 2, c) car « de toute éternité le Fils procède pour être Dieu » (Ibid.). De manière semblable, il affirme que « par sa procession, le Saint-Esprit reçoit la nature du Père, de même que le Fils » (Ibid., Ia, q. 35, a. 2, c.). « Parmis les mots qui ont trait à une origine quelconque, celui de procession est le plus général. Nous en usons pour désigner n’importe quelle origine ; par exemple, on dit que la ligne procède du point, que le rayon procède du soleil, la rivière de sa source, et de même en toute sorte d’autres cas. Aussi, du fait qu’on admet l’un ou l’autre de ces mots évoquant l’origine, on peut en conclure que le Saint-Esprit procède du Fils » (Ibid., Ia, q. 36, a. 2, C).
[4] S. Cyrille témoigne là d’une doctrine trinitaire commune à toute l’école d’Alexandrie depuis S. Athanase qui écrivait : « De même que le Fils dit : « Tout ce qu’a le Père est à moi » (Jn 16, 15), de même nous trouverons que, par le Fils, tout cela est aussi dans l’Esprit » (Lettre à Serapion, III, 1, 33, P.G. 26, 625 B). S. Epiphane de Salamine (Ancoratus, VIII, P.G. 43, 29 C) et Didyme l’Aveugle (Traité du Saint-Esprit CLIII, P.G. 34, 1064 A) coordonnent le Père et le Fils par la même préposition ἐκ dans la communication à l’Esprit-Saint de la divinité consubstantielle.
[5] « Les deux relations du Fils au Père et du Saint-Esprit au Père nous obligent à poser dans le Père deux relations, référant l’une au Fils et l’autre au Saint-Esprit » (S. Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q. 32, a. 2, c.)
[6] Cf. Catéchisme de l’Église catholique, n. 248.
[7] Saint Grégoire de Nazianze dit que « l’Esprit est un moyen terme (μῢσον) entre l’Inengendré et l’Engendré » (Discours 31, 8, Sources chrétiennes n. 250, p. 290). Cf. aussi, dans une perspective thomiste, G. Leblond, « Point de vue sur la procession du Saint-Esprit », in Revue Thomiste LXXXVI, t. 78, 1978, pp. 293-302.
[8] S. Cyrille d’Alexandrie dit que « le Saint-Esprit s’écoule du Père dans le Fils (ῄν τ ἠ Υ ῤ ἠ_) » (Thesaurus, XXXIV, P.G. 75, 577 A).
[9] Grégoire de Nysse écrit : « Le Saint-Esprit est dit du Père et il est attesté qu’il est du Fils : « Si quelqu’un, dit S. Paul, n’a pas l’Esprit du Christ, il n’est pas de lui » (Rm 8, 9). Donc l’Esprit qui est de Dieu [le Père] est aussi l’Esprit du Christ. Cependant le Fils qui est de Dieu [le Père] n’est pas dit de l’Esprit : la consécution de la relation ne peut se renverser » (Fragment In orationem dominicam, cité par S. Jean Damascène, P.G. 46, 1109 BC). Et S. Maxime affirme de la même manière l’ordre trinitaire quand il écrit : « De même que la Pensée [le Père] est principe du Verbe, de même l’est-il aussi de l’Esprit par le moyen du Verbe. Et de même qu’on ne peut pas dire que le Verbe [la Parole] est de la voix [du souffle], de même on ne peut pas dire que le Verbe est de l’Esprit » (Quæstiones et dubia, P.G. 90, 813 B).
[10] S. Thomas d’Aquin, qui connaissait la Foi orthodoxe, ne voit pas d’opposition entre le Filioque et cette expression de S. Jean Damascène : « Dire que le Saint-Esprit repose ou demeure dans le Fils n’exclut pas qu’il en procède ; car on dit aussi que le Fils demeure dans le Père, bien qu’il procède du Père » (Somme Théologique, Ia, q. 36, a. 2, 4um).
[11] S. Thomas d’Aquin écrit à la suite de S. Augustin : « Si l’on dit du Saint-Esprit qu’il demeure dans le Fils, c’est à la manière où l’amour de celui qui aime se repose en l’aimé » (Somme Théologique Ia, q. 36, a. 2, 4um). Cette doctrine de l’Esprit Saint comme amour a été harmonieusement assumée par S. Grégoire Palamas à l’intérieur de la théologie grecque de l’ἐκπόρευσις à partir du Père seul : « L’Esprit du Verbe très haut est comme un indiscible amour du Père pour ce Verbe engendré indisciblement. Amour dont ce même Verbe et Fils aimé du Père use (χρῆται) envers le Père : mais en tant qu’il a l’Esprit provenant avec lui (συνπροελθόντα) du Père et reposant connaturellement en lui » (Capita physica XXXVI, P.G. 150, 1144 D-1145 A).
[12] Cf. Jean-Paul II, Encyclique Dominum et vivificantem, n. 18-24, AAS, LXXVIII, 1986, pp. 826-831. Cf. aussi Cathéchisme de l’Église catholique, n. 438, 689, 690, 695, 727.