La vigile du vendredi est la nuit ténébreuse par dessus toutes, de Gethsémani, préfigurant cette nuit qui s’étendra sur le monde, quand le Christ expirera sur la croix, nuit de l’abandon divin, mais aussi nuit de l’aveuglement des puissances démoniaques se condamnant elles-mêmes en crucifiant le Seigneur de gloire.
Si le jeudi saint peut être dit « l’heure de Jésus », le vendredi saint sera « l’heure du Prince des Ténèbres », deux « heures » qui n’en font qu’une, aspects complémentaires d’un même moment capital pour l’histoire de l’humanité où Dieu a tiré de la faute son remède. « L’heure du Prince des Ténèbres » est l’autre face de « l’heure de Jésus » parce que notre réconciliation avec le Père, notre victoire sur l’ennemi, qui nous tenait enchaînés à sa révolte, a demandé l’immolation du Juste. La synaxe (assemblée des fidèles) du vendredi saint nous donnera le sens de cette immolation nécessaire, en nous faisant voir dans le Christ le Serviteur de Yahvé entrevu par les prophètes, la victime qui, pour ôter les péchés du monde, doit commencer par en porter le poids. Mais elle nous montrera aussi en lui le Prêtre éternel de la Nouvelle Alliance que l’Ancienne préfigurait, Prêtre qui seul rend fécondes la souffrance et la mort de la créature déchue, car seul il peut en faire le moyen d’un sacrifice efficace, de la Croix l’instrument du triomphe, d’un gibet l’arbre de vie. Nous allons, en un mot, être amenés à scruter la mystérieuse nécessité et la non moins mystérieuse efficacité de la souffrance et de la mort pour la rédemption.
Devant l’autel dépouillé de ses nappes et sans lumière, le pontife et ses ministres arrivent en silence, revêtus d’ornements noirs, et se prosternent. Pendant ce temps, deux acolytes étendent sur la table d’autel une seul nappe. Après un instant de prière silencieuse, le pontife se relève, monte à l’autel et le baise en son milieu, comme au début de la messe ordinaire. L’office commence alors.
Il comprendra quatre parties. La première, analogue à la vigile ou à la messe des catéchumènes, mais d’une sobriété de forme tout à fait archaïque, comporte une suite de lectures coupée de psalmodies. La seconde est un ensemble de prières pour tous les besoins de l’Église. La troisième est le rite solennel de l’adoration de la croix. La dernière enfin est ce qu’on nomme la « messe des présanctifiés », c’est-à-dire la communion à l’hostie consacrée le jeudi.
Les lectures et les cantiques qui s’y mêlent, culminant avec le chant de la Passion selon saint Jean, nous montreront dans le Christ ce serviteur de Yahvé que les derniers prophètes avaient annoncé, Serviteur souffrant et mourant des péchés d’Israël. Mais en subissant ces péchés, il en délivre, et les grandes oraisons dégageront cet autre aspect, sacerdotal, de la Passion. Conformément à la doctrine de l’Épître aux Hébreux, lue aux ténèbres de ce jour, elles nous feront voir dans le Christ en croix le grand-prêtre de la Nouvelle Alliance, qui, par une seule oblation de lui-même, a pu présenter au sanctuaire céleste sa toute-puissante intercession. Après cela nous pourrons adorer la croix : elle ne sera plus pour nous le simple instrument du plus odieux des crimes, mais comme « l’arbre de vie planté pour la guérison des nations », – non pas que son aspect douloureux s’évanouisse, mais parce que cette douleur « a rendu la joie au monde », suivant les propres termes de la liturgie. La messe des présanctifiés conclura l’office en consommant le sacrifice de la veille, comme la mort du Christ en croix consommera l’eucharistie du Cénacle.