À ceux qui disent : « le mal est, donc Dieu n’est pas », on peut répondre du tac au tac : « le bien est, donc Dieu est » [1]. Mais les deux affirmations ne seront pas égales.
La preuve de Dieu ne consiste pas à dire : Dieu existe parce que le monde est parfait, à faire de l’apologétique à la Bernardin de Saint-Pierre, à s’émerveiller, par exemple, que les cerises et les prunes soient « taillées pour la bouche de l’homme », les poires et les pommes « pour sa main », et les melons divisés par côtes pour être « mangés en famille ». Nous ne disons pas d’avantage : Dieu existe parce que ce monde-ci nous montre le mal à la fin toujours puni et le bien toujours triomphant. Il serait trop facile alors de nous confondre.
La preuve de Dieu consiste à dire : le monde, avec le mal qui s’y trouve, est, donc Dieu est. Si misérable et imparfait qu’il soit, le monde est. Si riche et si merveilleux qu’il soit, le monde est multiple et changeant, il n’est donc pas l’Absolu de l’être, l’Être par soi, qui ne peut être qu’un et immuable. Ni néant, ni Absolu, le monde est actuellement, à chaque moment, de l’être qui n’est pas par soi, de l’être qui ne porte pas en lui-même sa raison explicative, de l’être indigent, de l’être « contingent » – c’est le mot philosophique –, donc de l’être mendié. Le néant n’a point besoin d’explication, de raison d’être ; l’Absolu porte en soi sa raison d’être ; le monde qui est entre les deux a besoin d’une raison d’être, d’une justification, mais, ne la possédant pas en lui, il ne peut la trouver que dans un Autre, lequel est par soi : ce qui est, sans être par soi, est par un Autre, qui est par soi [2].
Le mouvement de l’intelligence qui s’élève jusqu’à l’affirmation de Dieu demeure dès lors intact, si grand que soit le mal dans le monde. Il est comparable au raisonnement de l’homme qui voyant au milieu de l’ombre un effet de lumière conclut à l’existence du soleil. Mieux encore : tandis que la lumière et l’ombre se chasse mutuellement, il faut se rappeler que le mal a toujours besoin d’un sujet dans lequel il se trouve – il n’y aurait pas de cécité sans un être privé de vue ; sous le mal se révèle toujours l’être contingent. Et l’on pourra dire, sans nul paradoxe de pensée, que le mal prouve Dieu. il n’y a là qu’un paradoxe d’expression qu’on fait disparaître en disant : le mal décèle l’existence d’un sujet contingent, lequel postule l’existence de l’Absolu.
[1] « Si Dieu est, d’où viennent les maux ? fait dire Boèce à quelque philosophe. À quoi la réponse est, au contraire : Si le mal est, Dieu est. Pas de mal sans bien, dont le mal est privation. Et sans Dieu, ce bien ne serait pas ». S. Thomas, Contra Gentiles III, 71.
[2] Il suffit pour qu’il y ait des choses pour que Dieu soit inévitable. Accordons à un brin de mousse, à la moindre fourmi leur valeur de réalité ontologique, nous ne pouvons plus échapper à l’effrayante main qui nous a faits ». Jacques MARITAIN, Les degrés du savoir, Paris, Desclée De Brouwer, 1932, p. 212.