La vigile du jeudi est consacrée à la fois à la trahison et à la Cène, à l’heure du prince des ténèbres et à l’heure du Christ, – lesquelles ne font qu’un, car si la trahison cause extérieurement sa Passion et sa Mort, la Cène transforme cette apparence de fatalité en un sacrifice librement consenti et lui donne par là son inépuisable fécondité de vie dans l’eucharistie. […]
L’idée centrale du jeudi saint est celle de « l’heure de Jésus ».
Père, l’heure est venue, glorifie ton fils afin que lui-même te glorifie.
Voici, l’heure est arrivée, le fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs.
Que c’est-il passé à cette heure du jeudi saint, l’heure pour laquelle Jésus proclame qu’il est venu ?
Tous les textes liturgiques de ce jour, à commencer par ceux de l’office nocturne, s’accordent pour la marquer d’un rapprochement inattendu, contradictoire, serait-on tenté d’ajouter, car cette heure de Jésus, Jésus lui-même l’appelle aussi « l’heure du Prince des Ténèbres ». De fait, la liturgie de ce jour évoque constamment ensemble l’acte de Judas trahissant son Maître pour trente deniers et précipitant ainsi sa mort, et l’acte de Jésus, présentant aux siens le pain rompu et le vin répandu comme son corps et son sang, séparés par un sacrifice volontaire…
La croix de Jésus peut en effet être considérée sous deux aspects profondément différents, mais desquels l’un comprend l’autre et l’éclaire. D’un premier point de vue elle est un meurtre, et ses auteurs sont les hommes, Judas d’abords, puis les sanhédrites, puis tous les juifs, puis tous les hommes en tant que pécheurs, et derrière les hommes pécheurs cette puissance des Ténèbres qui les domine et les fait agir à sa guise. Du second point de vue, par contre, elle est un sacrifice, et son auteur est le Christ.
Du premier point de vue elle apparaît comme une nécessité extérieure à lui, à laquelle il n’a pu se soustraire, – et c’est ce que pensaient les juifs qui s’écriaient : « S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de sa Croix ! » Du second elle est l’acte souverainement libre duquel Jésus disait : « Je donne ma vie, personne ne me l’ôte, car j’ai reçu ce pouvoir de mon Père », – et c’est ce que signifie l’acte de la Cène, où il institue l’Eucharistie comme le don gratuit de sa vie pour les siens par sa mort librement acceptée. D’un côté le triomphe de Satan : « l’heure du Prince des Ténèbres », de l’autre l’acte sacrificiel souverain du Tout-Puissant, « l’heure du Fils de l’Homme ».
La contradiction n’est qu’apparente. Le sacrifice du Christ est cette lutte à mort contre les Puissances des Ténèbres qui est la nécessaire contrepartie de la réconciliation avec Dieu. Le Christ a donc laissé ces Puissances se déchaîner contre lui, bien qu’il n’eût eu qu’un mot à dire pour les éloigner, afin de les vaincre là même où elles avaient établi leur règne, et où il était venu précisément pour le déloger par le règne de Dieu : c’est-à-dire en l’homme…
A la croix, comme l’écrit un Ancien, « Mors et vita duello conflixere mirando, Dux vitae mortuus regnat vivus, la mort et la vie se sont affrontées dans un combat sans exemple où le Prince de la vie, par sa mort, règne à jamais vivant. » […]
Là est l’explication de ce fait déconcertant que la croix, dans la liturgie pascale, n’apparaît pas comme la défaite, mais bien comme la victoire du Christ : Nos autem gloriari oportet in cruce Domini nostri Jesu Christi, chante l’introït de la messe du jeudi saint, et cette phrase reviendra comme un leitmotiv toute cette journée et la suivante, « pour nous, il faut nous glorifier dans la croix de notre Seigneur Jésus-Christ »…
Les premiers chrétiens séparaient si peu la croix de la Résurrection, qu’ils représentaient le Christ en gloire jusque dans le crucifix. La Résurrection n’était pas pour eux une réparation de la croix ; elle ne la compensait pas, elle l’accomplissait.
Cela n’est croyable que si l’on n’isole pas d’abord le vendredi saint et le jeudi saint. Le vendredi saint ce sont les bourreaux qui agissent et Jésus ne fait que pâtir. Mais le jeudi saint, parce qu’il est l’heure de la Cène eucharistique, nous montre, derrière Judas et les conséquences de son acte, le Christ se livrant lui-même en sacrifice pour les hommes : « Prenez, mangez, ceci est mon corps donné pour vous… Buvez, ceci est le calice de la Nouvelle Alliance en mon sang répandu en rémission des péchés, pour vous et pour beaucoup. » C’est ce que la liturgie illustre puissamment qui, en célébrant le jeudi l’institution de l’eucharistie, nous y montre sans cesse la croix, tandis qu’en adorant la croix le vendredi, elle la salue comme l’arbre de vie planté pour la génération des nations.
La célébration du jeudi saint renouvelle donc pour nous l’heure du Christ, l’heure où, par le signe de l’eucharistie, il s’est affirmé comme le champion de l’humanité dans sa lutte contre Satan. Mais elle ne la renouvelle pas seulement comme une commémoration ravive un souvenir : elle la ranime réellement pour que nous y ayons part nous-mêmes. En célébrant l’eucharistie le Christ a dit à ses apôtres : « Faites ceci en mémoire de moi », c’est-à-dire qu’en anticipant sa passion dans ce signe, il a donné du même coup le sacrement qui devait la reproduire pour les siens, et, par ce sacrement, tout l’ordre sacramentel chrétien…
La dernière Cène prise par le Christ avec les siens a eu une double conséquence : une action réelle, accomplie une fois pour toutes, et une action rituelle, toujours renouvelable. Le mystère est que les deux ne font qu’un.
La Cène a d’abord provoqué ce fait dominateur de l’histoire humaine, cet unique événement sauveur : la Passion volontaire du Dieu fait homme. La nouvelle création en est sortie qui, par la croix une fois dressée sur le monde, suffit à renouveler définitivement toutes choses.
Mais la Cène a aussi engendré cet indéfini déroulement liturgique, qui, en tant de lieux, reproduirait le banquet suprême du Christ avec les siens, et, dans ce banquet, l’unique oblation de l’éternel sacrifice.