La fête de ce jour nous invite à la méditation sur saint Joseph, père légal et putatif de Jésus Notre-Seigneur. En raison de sa fonction près du Verbe Incarné pendant son enfance et sa jeunesse, il fut aussi déclaré protecteur de l’Église, qui continue dans le temps et reflète dans l’histoire l’image et la mission du Christ.
Pour cette méditation, de prime abord la matière semble faire défaut : que savons-nous de saint Joseph, outre son nom et quelques rares épisodes de la période de l’enfance du Seigneur ? L’Évangile ne rapporte de lui aucune parole. Son langage, c’est le silence ; c’est l’écoute de voix angéliques qui lui parlent pendant le sommeil ; c’est l’obéissance prompte et généreuse qui lui est demandée ; c’est le travail manuel sous ses formes les plus modestes et les plus rudes, celles qui valurent à Jésus le qualificatif de « fils du charpentier » (Mt 13, 55). Et rien d’autre : on dirait que sa vie n’est qu’une vie obscure, celle d’un simple artisan, dépourvu de tout signe de grandeur personnelle.
Cependant cette humble figure, si proche de Jésus et de Marie, si bien insérée dans leur vie, si profondément rattachée à la généalogie messianique qu’elle représente le rejeton terminal de la descendance promise à la maison de David (Mt 1, 20), cette figure, si on l’observe avec attention, se révèle riche d’aspects et de significations. L’Église dans son culte et les fidèles dans leur dévotion traduisent ces aspects multiples sous forme de litanies. Et un célèbre et moderne sanctuaire érigé en l’honneur du Saint par l’initiative d’un simple religieux laïc, Frère André, de la Congrégation de Sainte-Croix de Montréal, au Canada, met ces titres en évidence dans une série de chapelles situées derrière le maître-autel, toutes dédiées à saint Joseph sous les vocables de protecteur de l’enfance, protecteur des époux, protecteur de la famille, protecteur des travailleurs, protecteur des vierges, protecteur des réfugiés, protecteur des mourants.
Si vous observez avec attention cette vie si modeste, vous la découvrirez plus grande, plus heureuse, plus audacieuse que ne le paraît à notre vue hâtive le profil ténu de sa figure biblique. L’Évangile définit saint Joseph comme « juste » (Mt 1, 19). On ne saurait louer de plus solides vertus ni des mérites plus élevés en un homme d’humble condition, qui n’a évidemment pas à accomplir d’actions éclatantes. Un homme pauvre, honnête, laborieux, timide peut-être, mais qui a une insondable vie intérieure, d’où lui viennent des ordres et des encouragements uniques, et, pareillement, comme il sied aux âmes simples et limpides, la logique et la force de grandes décision, par exemple, celle de mettre sans délai à la disposition des desseins divins sa liberté, sa légitime vocation humaine, son bonheur conjugal. De la famille il a accepté la condition, la responsabilité et le poids, mais en renonçant à l’amour naturel conjugal qui la constitue et l’alimente, en échange d’un amour virginal incomparable. Il a ainsi offert en sacrifice toute son existence aux exigences impondérables de la surprenante venue du Messie, auquel il imposera le nom à jamais béni de Jésus (Mt 1, 21) ; il Le reconnaîtra comme le fruit de l’Esprit-Saint et, quant aux effets juridiques et domestiques seulement, comme son fils. S. Joseph est donc un homme engagé. Engagé — et combien ! — : envers Marie, l’élue entre toutes les femmes de la terre et de l’histoire, son épouse non au sens physique, mais une épouse toujours virginale ; envers Jésus, son enfant non au sens naturel, mais en vertu de sa descendance légale. A lui le poids, les responsabilités, les risques, les soucis de la petite et singulière Sainte Famille. A lui le service, à lui le travail, à lui le sacrifice, dans la pénombre du tableau évangélique, où il nous plaît de le contempler et, maintenant que nous savons tout, de le proclamer heureux, bienheureux.
C’est cela, l’Évangile, dans lequel les valeurs de l’existence humaine assument une tout autre mesure que celle avec laquelle nous avons coutume de les apprécier : ici, ce qui est petit devient grand (souvenons-nous des effusions de Jésus, au chapitre XI de saint Matthieu : « Je vous bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux simples ») ; ici, ce qui est misérable devient digne de la condition sociale du Fils de Dieu fait fils de l’homme ; ici, ce qui est le résultat élémentaire d’un travail artisanal rudimentaire et pénible sert à initier à l’œuvre humaine l’Auteur du cosmos et du monde (cf. Jn 1, 3 ; 5, 17) et à fournir d’humble pain la table de celui qui se définira lui-même « le pain de vie » (Jn 6, 48) ; ici ce que l’on a perdu par amour du Christ est retrouvé (cf. Mt 10, 39), et celui qui sacrifie pour Lui sa vie en ce monde la conserve pour la vie éternelle (cf. Jn 12, 25). Saint Joseph est le type évangélique que Jésus, après avoir quitté l’atelier de Nazareth pour entreprendre sa mission de prophète et de maître, annoncera comme programme pour la rédemption de l’humanité. Saint Joseph est le modèle des humbles que le christianisme élève à de grands destins. Saint Joseph est la preuve que pour être bon et vrai disciple du Christ, il n’est pas nécessaire d’accomplir de grandes choses ; qu’il suffit de vertus communes, humaines, simples, mais authentiques.
Et ici la méditation porte son regard de l’humble Saint au tableau de notre humaine condition personnelle, comme il advient d’habitude dans l’exercice de l’oraison mentale. Elle établit un rapprochement, une comparaison entre lui et nous : une comparaison dont nous n’avons assurément pas à nous glorifier, mais où nous pouvons puiser quelque bonne réflexion. Nous serons portés à imiter saint Joseph suivant les possibilités de nos conditions respectives ; nous serons entraînés à le suivre dans l’esprit et la pratique concrète des vertus que nous trouvons en lui si vigoureusement affirmées, de la pauvreté, spécialement, dont on parle tant aujourd’hui. Et nous ne nous laisserons pas troubler par les difficultés qu’elle présente, dans un monde tourné vers la conquête de la richesse économique, comme si elle était la contradiction du progrès, comme si elle était paradoxale et irréelle dans notre société de consommation et de bien-être. Mais, avec saint Joseph pauvre et laborieux, occupé comme nous à gagner quelque chose pour vivre, nous penserons que les biens économiques aussi sont dignes de notre intérêt de chrétiens, à condition de n’être pas considérés comme fin en soi, mais comme moyens de sustenter la vie orientée vers les biens supérieurs ; à condition de n’être pas l’objet d’un égoïsme avare, mais le stimulant et la source d’une charité prévoyante ; à condition encore de n’être pas destinés à nous exonérer d’un travail personnel et à favoriser une facile et molle jouissance des prétendus plaisirs de la vie, mais d’être au contraire honnêtement et largement dispensés au profit de tous. La pauvreté laborieuse et digne de ce saint évangélique nous est encore aujourd’hui un guide excellent pour retrouver dans notre monde moderne la trace des pas du Christ. Elle est en même temps une maîtresse éloquente de bien-être décent qui, au sein d’une économie compliquée et vertigineuse, nous garde dans ce droit sentier, aussi loin de la poursuite ambitieuse de richesses tentatrices que de l’abus idéologique de la pauvreté comme force de haine sociale et de subversion systématique.
Saint Joseph est donc pour nous un exemple que nous chercherons à imiter ; et, en tant que protecteur, nous l’invoquerons. C’est ce que l’Église, ces derniers temps, a coutume de faire, pour une réflexion théologique spontanée sur la coopération de l’action divine et de l’action humaine dans la grande économie de la Rédemption. Car, bien que l’action divine se suffise, l’action humaine, pour impuissante qu’elle soit en elle-même (cf. Jn 15, 5), n’est jamais dispensée d’une humble mais conditionnelle et ennoblissante collaboration. Comme protecteur encore, l’Église l’invoque dans un profond et très actuel désir de faire reverdir son existence séculaire par des vertus véritablement évangéliques, telles qu’elles ont resplendi en saint Joseph. Enfin l’Église le veut comme protecteur, dans la confiance inébranlable que celui à qui le Christ voulut confier sa fragile enfance humaine voudra continuer du ciel sa mission tutélaire de guide et de défenseur du Corps mystique du même Christ, toujours faible, toujours menacé, toujours dramatiquement en danger. Et puis nous invoquerons saint Joseph pour le monde, sûrs que dans ce cœur maintenant comblé d’une sagesse et d’une puissance incommensurables réside encore et pour toujours une particulière et précieuse sympathie pour l’humanité entière. Ainsi soit-il.