La morale bourgeoise du XIXème siècle a fait de la vertu « une vieille fille grondeuse et édentée » (M. SCHELER, Unsturz der Werte I, p. 13), timorée et inoffensive ; de l’idéal, une honnêteté pour gens qui ne font de mal à personne, ou même carrément une médiocrité maussade à l’abri du risque…
Pour l’hellénisme classique, au contraire, la vertu était l’apanage rayonnant du magnanime, de celui qui aspire en tout à l’excellence : l’harmonie et la richesse de l’homme noble tout entier tourné vers le meilleur. Le défaut de cet idéal antique était de rester centré sur l’homme. La vertu n’était pas adoration de Dieu.
Au regard du chrétien, la vertu parfaite éclate, unique, inimitable et s’imposant pourtant à notre imitation, dans la « bénignité et l’amour pour les hommes », dans l’humilité et la sublimité, bref dans la charité de notre Seigneur Jésus-Christ. Ce que c’est que la vertu, Lui nous l’a enseigné avant tout par son amour universel, par son sacrifice suprême pour la gloire de Dieu et le salut de l’homme, par un engagement qui, à son paroxysme même, n’a rien de forcé, mais répand d’un parfum d’une entière beauté.
Qui dit vertu dit continuité et facilité dans une activité bonne, jaillissant de la bonté intérieure du vertueux. « Virtus est bona qualitas mentis qua bene vivitur, qua nemo male utitur » dit saint Augustin (ou plus exactement Pierre Lombard collationnant plusieurs passages des œuvres de saint Augustin). Alors que l’homme le plus doué peut user de la richesse de ses talents, pour le mal comme pour le bien, la vertu mobilise les puissances de l’âme et fixe leur élan au service exclusif du bien, en sorte que, ainsi orientées, elles ne puissent s’appliquer au mal. C’est plus qu’un beau talent, une noble aptitude, c’est un état durable ‘habitus, héxis) de nos facultés, leur assurant la continuité dans le bien agir, et conférant ainsi à l’homme, au hazard des décisions multiples exigées dans la vie par les situations variées, un caractère de constance dans le bien et de fidélité à soi-même.
La vertu, ainsi comprise, n’est pas une quelconque honnêteté de brave gens. C’est un accord parfait avec le bien, une harmonie radicale avec lui. Être vertueux ne voudra pas dire seulement « être décidé en général pour le bien » ; cela voudra dire être saisi par lui, à la fois jusque dans les couches les plus profondes de la personnalité, et jusque dans l’activité libre la plus extérieure. La vertu parfaite est une attitude bonne, fondamentale et donc générale, devenue seconde nature. Sous ce rapport, la vertu est une (M. UTZ, De connexione virtutum moralium inter se secundum doctrinam S. Thomae, Vechta, 1937). Être pur, être tempérant, être juste, etc…, cela ne fait pas encore l’homme vertueux : il faut être épris de la totalité du bien.
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Pour le chrétien, la source, la mesure et la fin de la vertu, c’est l’amour de Dieu pour nous ; la vertu elle-même : l’abandon à cet amour qui se donne, et qui attend de nous, veut susciter en nous une libre réponse de gratitude. La charité, c’est à dire se laisser posséder par l’amour de Dieu, imiter la charité du Christ, renoncer héroïquement à son propre « moi », servir Dieu et le prochain par amour, cette charité que les païens regardaient comme une folie, voilà aux yeux du chrétien, illuminés par l’amour, la vraie sagesse, le vrai devoir, la vraie prudence ! Le rôle primordial de la prudence chrétienne sera de discerner, à la lumière de la foi et moyennant les dons de l’Esprit-Saint, la route où doit s’engager l’amour.
Déjà saint Augustin avait clairement dégagé cette loi primordiale de la vertu chrétienne. Les vetus cardinales des anciens ne représentent plus à ses yeux la cime, mais seulement un acheminement vers l’amour de Dieu, un instrument de cet amour. La vertu dans son sens plénier est pour lui celle qui met de l’ordre dans la vie de l’âme, celle par conséquent qui ordonne à l’amour, qui instaure l’ordre véritable de l’amour : « ordo amoris, ordo caritatis ». Seul l’amour de Dieu, avec la série des vertus qu’il gouverne, peut établir en nous cet ordre. Seul celui qui aime Dieu, Bien suprême, le plus digne d’être aimé, connait la hiérarchie authentique des biens de toutes sortes qui sollicitent notre amour et peut leur donner une droite réponse. Toute vertu culmine ainsi dans la libre orientation de l’homme vers Dieu. Partant de Dieu et tendant vers lui, cet « ordo amoris » ne peut avoir en nous qu’une source : l’amour même que Dieu nous porte, sa faveur à notre égard.
La vraie notion de vertu chrétienne se sépare ainsi catégoriquement des conceptions négatives et facilement orgueilleuses qui ne voient dans la vertu que maîtrise du mal. Celui-là possède une vertu authentique qui est prêt intérieurement, totalement prêt à remplir le grand commandement de l’amour. Celui-là est vertueux qui se sait gratifié par Dieu de cet amour et dès lors ne s’attribue pas orgueilleusement le bien qui est en lui.