Quelle est la nature spécifique de ce péché qui est à l’origine de l’émergence du monde démoniaque (Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Ia, q. 63, a. 2-3) ? Plusieurs théories se sont succédé dans l’histoire des doctrines chrétiennes. L’hypothèse d’un péché de luxure, fondée sur Genèse 6, a eu ses partisans dans les premiers temps de l’Église :
Le soin de veiller sur les hommes et sur les créatures qui sont sous le ciel, Dieu le confia aux anges qu’il a mis à leur tête. Mais les anges ne respectèrent pas cette disposition, ils se laissèrent séduire par des femmes auxquelles ils s’unirent, et les enfants de ces unions sont les êtres que nous appelons démons […] [8]
Mais elle fait l’objet d’une critique en règle dès l’époque patristique [1].
L’hypothèse d’un péché originel d’envie ou de jalousie à l’égard des hommes a eu aussi son heure de gloire. N’est-ce pas « par l’envie du diable que la mort est entrée dans le monde » (Sagesse 2, 24) ? L’idée se rencontre déjà dans la Vie latine d’Adam et d’Ève : le diable et ses anges ont été chassés du paradis pour avoir refusé de vénérer l’homme créé à l’image de Dieu (Vita Adae et Evae, XII-XVI, édition W. Meyer, Munich, 1879). Saint Irénée de Lyon la fait sienne :
Le diable se prit à envier l’homme et devint, par là même, apostat à l’égard de la loi de Dieu : car l’envie est étrangère à Dieu. Et comme son apostasie avait été mise au jour par le moyen de l’homme et que l’homme avait été la pierre de touche de ses dispositions intimes, il se dressa de plus en plus violemment contre l’homme, envieux qu’il était de la vie de celui-ci [2].
Dans cette ligne, saint Bernard précise que l’ange s’est insurgé contre l’élévation de l’homme au même rang de gloire que lui :
Lucifer, ‘plein de sagesse et parfait en beauté’, a pu connaître d’avance qu’il y aurait un jour des hommes, et aussi qu’ils parviendraient à une gloire égale à la sienne. Mais s’il l’a connu d’avance, il l’a sans aucun doute vu dans le Verbe de Dieu, et, dans sa hargne, il en a conçu de l’envie. C’est ainsi qu’il a projeté d’avoir des sujets, refusants avec dédain d’avoir des compagnons. Les hommes, dit-il, sont faibles et inférieurs par nature : il ne leur sied point d’être mes concitoyens, ni mes égaux dans la gloire.
Certains pensent même qu’il a envié tout spécialement à l’homme la grâce insigne de l’union hypostatique, ce qui donne à la chute de Satan une connotation christologique [3] mais on peut hésiter dans une perspective thomiste où l’Incarnation est liée au péché adamique, à reconnaître aux anges in via une connaissance du mystère de l’Incarnation rédemptrice.
Mais peu à peu se dégage l’idée que le péché originel de l’ange a été en sa racine un péché d’orgueil : elle s’impose avec saint Augustin [4]. L’orgueil est l’amour désordonné de ma propre excellence, c’est-à-dire de mon bien, non pas parce qu’il est un bien mais parce qu’il est mien et me distingue des autres. L’orgueil est donc amour du bonum privatum au mépris du bien commune – il est l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu –, avec cet effet qu’il nous « prive » du bien des autres, alors que l’amour du bien commun nous fait riche du bien de tous :
C’est avec raison que l’Écriture définit l’orgueil comme le commencement de tout péché, lorsqu’elle dit : « Le commencement de tout péché est l’orgueil » (Siracide 10, 15). Témoignage qu’on peut opportunément corroborer par ce que dit l’Apôtre : « La racine de tout mal c’est l’avarice » (1 Timothée 6, 10), si nous entendons par avarice, au sens général du terme, le sentiment qui porte quelqu’un à désirer plus qu’il ne faut par recherche de sa propre excellence et d’un certain amour de son bien propre : amour que la langue latine a sagement qualifié de privé, terme qui manifestement exprime une perte plus qu’un profit. Toute privation en effet amoindrit. Lors donc que l’orgueil prétend s’élever, c’est alors qu’il est précipité dans l’étroitesse et l’indigence, puisque, par cet amour funeste de soi, il est réduit de ce qu’il possédait en commun à ce qu’il possède en soi.
Saint Thomas s’inscrit dans la tradition augustinienne : il définit le péché de l’ange comme un péché d’orgueil et interprète les autres hypothèses en fonction de ce principe (Somme Théologique, Ia, q. 63, a. 2). Il est clair, tout d’abord, que le péché de l’ange correspond à sa nature, c’est-à-dire qu’il est d’ordre purement spirituel. Or, dans ce domaine, il n’y a pas à craindre l’excès : on n’aime jamais trop les biens spirituels, car, à la différence des biens matériels qui diminuent lorsqu’on les partage, les biens spirituels peuvent être communs. Par contre, on peut les aimer mal, si on s’y attache en faisant abstraction de la norme morale qui émane de ce qui nous est supérieur. Or ce mépris de la norme relève du péché d’orgueil, qui est le refus de toute dépendance par amour déréglé de sa propre excellence :
Dans le domaine des biens spirituels il peut y avoir péché, lorsque quelqu’un s’y attache, que pour autant que dans cet attachement il n’observe pas la règle du supérieur. Tel est le péché d’orgueil : ne pas être soumis au supérieur en ce que l’on doit. Aussi le premier péché de l’ange ne peut-il être qu’orgueil.
De la source empoisonnée du péché d’orgueil découle aussitôt le péché d’envie ou de jalousie. L’envie, comme tout mouvement de tristesse, n’est jamais première. Elle suppose toujours un amour contrarié. En fait, l’envieux s’attriste du bien d’autrui dans la mesure où il estime qu’il porte ombrage à sa propre excellence. La présence du bien en autrui menace ma supériorité et c’est pourquoi je m’en attriste et cherche à le dénigrer et à le détruire. Aussi l’ange blessé par l’orgueil a-t-il jalousé l’homme et même Dieu. Saint Augustin avait déjà saisi la logique de cette séquence :
D’aucun disent qu’il [le démon] a été précipité des demeures célestes, parce qu’il a porté envie à l’homme fait à l’image de Dieu. Mais l’envie suit l’ogueil, ne le précède pas : car l’envie n’est pas raison de s’enorgueillir, mais l’orgueil raison d’envier. Puisque l’orgueil est l’amour de sa propre excellence, que par contre l’envie est la haine de la félicité d’autrui, on voit assez laquelle naît de l’autre. Car celui qui aime sa propre excellence porte envie ou à ses pairs, parce qu’ils lui sont égaux ; ou à ses inférieurs pour qu’ils ne lui soient pas égaux ; ou à ses supérieurs parce qu’il ne leur est pas égal. C’est donc en s’enorgueillissant qu’on devient envieux, non en enviant qu’on devient orgueilleux.
Dans l’article 3 (Somme Théologique, Ia, q. 63, a. 3), saint Thomas précise quelque peut l’objet de cet orgueil diabolique. « Je monterais au ciel et serait semblable au très haut » (Isaïe 14, 13-14), rêvait le roi de Babylone, figure de Lucifer, et la suggestion diabolique susurrée à Ève – « vous serez comme des dieux » (Genèse 3, 5) – est comme un écho du péché d’orgueil de l’ange (Cf. IIa-IIae, q. 163, a. 2, où le péché de l’ange est présenté, lui aussi, comme le fait d’avoir voulu être semblable à Dieu). Cela dit, il ne faut pas faire de l’ange plus bête qu’il n’est. Il est trop lucidement intelligent pour se leurrer et désirer l’impossible. Or qu’une créature cesse d’être une créature pour devenir en tout égale au créateur est purement et simplement impossible [5]. Satan a donc voulu être comme Dieu non par nature et à égalité mais par ressemblance. En quoi est-ce répréhensible ? N’est-ce pas la fin que Dieu assigne à toutes ses créatures : lui devenir semblables ? N’est-ce pas cette ressemblance que Dieu veut leur communiquer ? De fait, il y a certains aspect de la perfection divine qui sont communicables et que la créature spirituelle peut légitimement se fixer comme but (être sage et bon) mais il en est d’autres qui sont propres à Dieu et incommunicable (comme être créateur du ciel et de la terre) et qu’il y aurait péché à désirer. Or l’ange a voulu quelque chose de ce second type. Non pas, comme certains l’ont pensé, être semblable à Dieu en tant qu’il ne dépend de rien purement et simplement, car l’ange sait bien qu’il ne peut exister qu’en recevant l’être et l’Ipsum Esse. Mais il a voulu être semblable à Dieu en tant que Dieu est à lui-même, par nature, sa propre fin [6]. Il s’est donc fixé, de façon désordonnée, comme fin dernière celle qu’il pouvait atteindre par ses seules ressources naturelles, ce qui impliquait virtuellement le mépris de l’offre divine de la béatitude surnaturelle.
Certes, l’ange savait la valeur objective de la proposition divine. Mais la béatitude surnaturelle lui était proposée sous certaines conditions intrinsèques qu’il a refusées :
- primo, elle ne pouvait être obtenu par manière d’exigence de nature mais elle devait être reçue comme une grâce à travers l’abandon à Dieu dans l’obscurité de la foi [7].
- secundo, cette béatitude était proposée à tous, ce qui avait pour effet de relativiser les inégalités naturelles.
Or Satan juge ces conditions humiliantes et choisit de s’en tenir à la jouissance de sa perfection naturelle, dans la mesure où :
- primo, elle le distingue des autres
- et où, secondo, elle lui appartient par droit de nature comme s’il en était le maître.
Il a préféré rester le premier dans un ordre inférieur que devenir un parmi d’autres dans un ordre supérieur.
Le moraliste observera ici combien le péché de Satan révèle la nature profonde de l’orgueil comme volonté de maîtriser seul sa propre vie. En effet, l’ange a préféré s’en tenir à se qu’il maîtrisait plutôt que de s’ouvrir à l’appel divin à « avancer en eau profonde », c’est à dire à lâcher prise sur son destin pour recevoir d’un autre le sens et l’accomplissement.
Saint Thomas explique que le refus de Dieu a été voulu par le démon « sous l’apparence de la liberté (sub specie libertatis) », c’est à dire de la non-dépendance. Non serviam.
Notes
[1] Cf., par exemple, Jean Chrysostome, Homélie sur la Genèse, XXII. Hilaire (Tractatus super psalmos, In Ps. 132, n°6) et surtout Augustin (La Cité de Dieu, XV, XXIII) contestent cette théorie et la valeur canonique des écrits sur lesquels elle repose. Sur l’interprétation patristique de ce passage, cf. Robert, « Les fils de Dieu et les filles des hommes », Revue biblique 4 (1895), p. 340-372.
[2] Irénée de Lyon, Contre les Hérésies, V, 24, 4. Cf. aussi Contre les Hérésies, IV, 40, 3-41, 2 : « Cet ange [le diable] fut apostat et ennemi, du jour où il jalousa l’ouvrage modelé par Dieu et entreprit de le rendre ennemi de Dieu. C’est pourquoi aussi Dieu retrancha de sa société celui qui, de son propre mouvement, avait secrètement semé l’ivraie, c’est-à-dire introduit la transgression » ; Démonstration de la prédication apostolique, 16. Cf. aussi : CYPRIEN, Sur la jalousie et l’envie, cité dans : Augustin, Sur le baptême, IV, 8 11 ; Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, VI. Tertulien parle d’un péché d’impatience qui ressemble fort à la jalousie, cf. Tertulien, De la patience, 5, 5-7.
[3] Cf. F. Suarez, Tractatus de Angelis, l. VII, ch. 13 ; Jean de Saint-Thomas, Cursus theologicus, disp. 43, a. 3.
[4] L’identification du péché angélique à un péché d’orgueil peut se prévaloir de 1 Tm 3, 6 : « Que le futur épiscope ne soit pas un converti de fraiche date, de peur que, l’orgueil lui tournant la tête, il ne vienne à encourir la même condamnation que le diable ».
[5] Saint Thomas explique en outre qu’aucun être ne peut sérieusement vouloir être d’une autre espèce que la sienne car ce serait vouloir sa propre destruction. À preuve la grenouille de la Fontaine qui voulut se faire plus grosse qu’un bœuf !
[6] Ce désir d’être par soi-même (et non en s’ouvrant à autrui) conduit naturellement à vouloir dominer sur les autres, car ce qui est par soi est principe de ce qui est par autre chose. Par là encore, le démon a voulu ressembler à Dieu.
[7] Cf. les remarques de Ch. Héris, dans Thomas d’Aquin, « Les Anges », Ia, questions 50-64…, p. 462-463 : « Il voulut posséder ce Dieu dans la clarté, l’étreindre dans la lumière, sans passer par l’épreuve de la foi. Pour un ange en effet qui est tout esprit, le scandale d’un Dieu s’offrant à lui dans l’incompréhensibilité du mystère est infiniment plus grave que le scandale pour l’homme de la souffrance et du mal de ce monde […] Aucune épreuve ne pouvait être plus dure pour l’ange, car c’était là se renoncer lui-même, proclamer l’incompréhensible Altitude de Dieu.
[8] cf. 1 Co 11, 10, où saint Paul recommande aux femmes d’être voilées « à cause des anges », ce que d’aucuns ont rapproché de Genèse 6 ; Lactance, Institution divines, II, 14.