Toute ma vie a été basée sur la découverte de l’Esprit Saint. Je l’appelle mon ami, et je crois que j’ai des raisons pour cela.
Une détermination ferme et précoce
Né le 2 décembre 1894, au Gua, dans le bassin minier de Cransac (Aveyron, France), alors en plein essor, Henri manifeste très tôt sa détermination à devenir prêtre. En 1905, alors que sa mère, veuve depuis un an, s’use au travail pour rembourser les dettes du foyer et assurer aux autres enfants, Marius et Angèle, les aînés, Fernande et Berthe, les cadettes d’Henri, le nécessaire, il part seul, n’ayant pas 11 ans, à Suse en Italie où les Pères du Saint-Esprit proposent de former gratuitement des jeunes au sacerdoce… Après deux années en Italie et une à Langogne en Lozère, il entre dans l’un des trois petits séminaires que compte alors son diocèse, à Graves. Il le quitte en 1911 au sortir de la classe de 1ère, avec cette appréciation du directeur : « Un garçon complet comme Henri, je n’en ai pas trouvé dans ma carrière ». Il entre directement au grand séminaire, à Rodez. Deux ans plus tard, baccalauréat en poche, ayant reçu les Ordres mineurs (juin 1913), il devance l’appel sous les drapeaux pour pouvoir mener plus facilement, sur place, sa vie de séminariste-soldat.
Sous la Protection de la Petite Carmélite
Du 5 août 1914 jusqu’au 30 août 1919, jour de sa démobilisation, il traverse l’épreuve de la guerre. Il fait une expérience forte, et pas toujours ordinaire, de la communion des saints. Thérèse de l’Enfant-Jésus le protège, lui et ses hommes. En 1913, il avait écrit à un ami :
Laisse-moi te demander si tu connais sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, la petite carmélite de Lisieux. Je trouve sa vie écrite par elle-même admirable…
L’épreuve de la guerre affermit en lui la conviction de toute son existence :
Dieu le fondement de tout, [est] le seul être pour qui l’on puisse décemment sacrifier sa vie, […] le seul qui nous donne des forces suffisantes.
La guerre finie, âgé de 25 ans, mûri en profondeur, conscient de ses capacités d’intelligence et de volonté, de gouvernement aussi, il confie à son frère Marius : « Je veux l’absolu ». Son option délibérée pour le sacerdoce est comme portée par une soif plus profonde encore, la soif de Dieu.
Le Carmel
Un soir tard, 13 décembre 1920, pour le 26ème anniversaire de son baptême, pendant la retraite préparatoire au sous-diaconat qui marquait le pas définitif par l’engagement au célibat, l’abbé Grialou lisait… Un abrégé de la vie de saint Jean de la Croix fut l’occasion d’une rencontre qui engageait sa vie. En lisant, il pensait : C’est exactement ça. Exactement ce que l’abbé cherchait et dont il avait fait confidence à son frère au retour de la guerre : « Je veux l’absolu ». Dieu le voulait au Carmel. Rencontre, promesse d’avenir. Devant l’opposition de son directeur spirituel, de son évêque et surtout de sa maman, il lui faudra attendre pour réaliser l’appel.
4 février 1922. Mgr Verdier, évêque auxiliaire, va présider l’ordination. Quelques instants avant le début de la cérémonie, l’abbé Henri Grialou, très ému, est allé embrasser sa mère, qui vient d’entrer, accompagnée de Berthe, sa filleule. Profondément opposée au départ annoncé de son fils au Carmel, elle ne voulait pas y participer. Lui, avait demandé au Seigneur, comme signe ultime de son nécessaire départ, la présence de sa mère. On comprend son émotion. Quelques jours plus tard il écrit :
Le Bon Dieu s’est plu à faire lui-même la dernière préparation, dans des conditions particulièrement intéressante. Il est venu donc avec son sacerdoce et sous la forme que je désirais [1].
Cette forme du sacerdoce, c’était l’emprise de Dieu, la vocation prophétique du Carmel. Cette emprise sur sa grâce baptismale va donner au nouvel ordonné les moyens de parvenir à l’exercice plénier de son ministère sacerdotal.
Première messe le lendemain. Absence de madame Grialou. L’évêque qu’elle a consulté, lui a répondu :
Votre fils n’était pas destiné à faire un curé de campagne, c’est tout de suite que j’en faisais un missionnaire diocésain. Et il ne reste pas dans le diocèse ! Alors, il m’échappe, comme à vous.
En obéissant à son appel, l’abbé Grialou n’échappait à personne. Au terme d’une tournée de « Premières messes », discrètement, Henri Grialou, prêtre du diocèse de Rodez, part. Le 18 février, il écrit à sa soeur Berthe :
Jésus m’a montré que ce serait par la souffrance que je remplirai le rôle qu’il veut me confier. J’avais cru à mon intelligence et à toutes sortes de qualités naturelles. Il m’a donné toutes sortes de désillusions. Depuis que j’ai limité mes désirs et mon ambition à la souffrance tout va bien et il me permet d’agir efficacement [2].
Après quelques jours passés à attendre dans l’angoisse et la paix la réaction de sa mère, – ne lui avait-elle pas parlé de mettre fin à ses jours ? – il quitte tout pour un pays inconnu de lui. Le 24 février 1922, il frappe à la porte du Carmel d’Avon, près de Fontainebleau. Il a 27 ans. Ce soir-là, seul dans sa cellule, méditant sur la parole de Jésus à Nicodème : « il vous faut renaître », il note :
Ces paroles sont lumineuses pour moi aujourd’hui. Il faut que je renaisse complètement pour une nouvelle vie […]. C’est la lumière que Jésus a mise pour moi dans ces paroles. […] Quelle grâce Jésus me fait de me permettre ainsi de me détacher de moi-même ! [3].
Vers la voie d’enfance spirituelle
Le P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus s’engage à plein dans le silence, l’oubli de lui-même. Il s’enfonce dans la rencontre de Dieu.
L’oraison est en quelque sorte le soleil et le centre de toutes les occupations de la journée [4].
Il va au bout des consignes ascétiques en vogue à l’époque et manque d’en mourir. Plus tard, il dira :
Si je n’étais pas allé au bout de cette spiritualité, jamais je ne me serais permis de la condamner [5].
La voie d’enfance de Thérèse de Lisieux s’impose alors à lui. Désormais, et de plus en plus, il sera apôtre, théologien et maître de l’enfance spirituelle. Le Carmel, terre de rencontre et de mission, se trouve un peu à la une de l’actualité ecclésiale. Thérèse Martin est canonisée en 1925. « Cette petite âme donne le vertige », dira le P. Marie Eugène. L’Histoire d’une Âme lui servait de manuel de spiritualité depuis 1908. Saint Jean de la Croix est déclaré docteur de l’Église en 1926. Il a un regard formidable pour distinguer tout l’or de l’action de Dieu dans l’âme, une pénétration extraordinaire. « Dans le fond de mon âme », dira-t-il, « c’est avec Jean de la Croix que je vis » [6]. Avec Thérèse d’Avila il approfondit la science de l’oraison.
C’est une psychologue incomparable. Elle est la reine en ce domaine. Elle représente le génie humain en ce qu’il a de plus concret et de plus universel [7].
Appel à l’Évangélisation
Au-delà de ces trois grandes figures, le jeune Carme découvre le prophète Elie, avec qui se noue une amitié forte, qui manifeste une communauté de mission. Durant sa formation, il s’était ouvert à son supérieur : « Je crois que j’ai une mission ». Plus tard, il avouera avoir été saisi par l’Esprit Saint, avec la perception qu’il avait les mains pleines d’âmes. « Alors j’ai prié, j’ai prié avec fureur. Je ne savais pas encore comment cela se ferait ». En 1926, nommé au couvent de Lille le P. Marie-Eugène prend part activement à l’évangélisation. Il répond généreusement aux nombreuses demandes de prédication. La force qui jaillit de son enseignement pour convertir, remettre en marche, encourager, il l’attribue à ses maîtres. Ses auditeurs, eux, sentaient bien que le feu venait aussi de son cœur. Selon une attitude absolument constante chez lui, il s’effaçait devant le message. Peu à peu la conviction s’était établie fermement en lui : sa mission consisterait à conduire à Dieu, par les chemins de la foi et de la contemplation, les femmes et les hommes de son temps, de tous milieux, races, langues, peuples et nations. Pour cela il lui fallait des aides.
D’une activité débordante, le P. Marie-Eugène sentait l’appel du silence. Il avait obtenu du Père Général des Carmes l’autorisation de partir un an dans une retraite solitaire. Le 14 août 1928 au soir, dans la lumière de l’Assomption de Marie, il reçoit sa nomination comme responsable d’une maison de formation pour jeunes garçons, au Petit Castelet, près de Tarascon. Nuit d’angoisse. Fallait-il accepter de renoncer à un appel intérieur pour entreprendre une œuvre à laquelle il ne croyait pas ? Il sacrifia l’attrait à l’obéissance. Le matin venu il prenait ses dispositions pour rejoindre sa nouvelle mission. « J’y venais pour autre chose », confia-t-il plus tard.
« Je vous donnerai le Carmel, tout le Carmel », promet-il à Marie Pila (1896-1974), qui devait devenir sa collaboratrice la plus proche dans l’œuvre installée à Notre-Dame de Vie. Marie Pila et ses deux amies cherchaient l’absolu de Dieu pour en vivre dans le contact professionnel quotidien et la proximité sociale la plus habituelle. Leur recherche les avait conduites, providentiellement, au Père Marie-Eugène. Les voyant arriver, il pensa : « Les voilà ». « Il faut tout donner », telle était la conviction de Marie Pila. En ce temps de Pentecôte 1929, l’Esprit Saint réalisait la rencontre d’une grâce et d’une attente. Dès lors, la vie du P. Marie-Eugène se trouve comme multipliée par deux. Inlassablement serviteur de l’Église dans l’Ordre du Carmel, il serait aussi guide infatigable, patient et audacieux auprès de celles puis de ceux qui viendront. L’organisation de « cours d’oraison » à Marseille permet de nombreux échanges. Après une conférence, Marie Pila et ses compagnes font le pas.
Tout ce que nous avons, nous vous le donnons. Dites-nous ce qu’il faut faire, et nous le ferons [8].
Commençait alors, très pauvrement et dans un chaos réel sur lequel cependant planait l’Esprit Saint, la croissance d’une nouvelle famille spirituelle. L’expérience de la solitude et l’oraison quotidienne permettront d’assurer la primauté du spirituel, c’est-à-dire de l’intimité avec le Dieu vivant, dans les conditions ordinaires de la vie. On pourra ainsi porter un témoignage de la vocation plénière de toute personne humaine à la communion avec Dieu, et cela au gré des circonstances. « L’athéisme ne nous fait pas peur, il nous attire au contraire », dira plus tard le Père Marie-Eugène.
Cette famille, nouvelle par la forme de réalisation de l’idéal du Carmel, reçoit dès le départ, par la voix de l’archevêque d’Avignon, l’approbation de l’Église. Elle se développera sous le regard actif et dans la présence de Marie, dans le sanctuaire de Notre-Dame de Vie, fréquenté depuis le VIème siècle, providentiellement offert au P. Marie-Eugène. Le 14 mars 1932, il y venait avec Marie Pila pour la première fois. Un colloque intérieur, silencieux et fort, se produisit alors entre la Vierge Marie et le P. Marie-Eugène. Sans doute pouvons-nous découvrir, dans ces phrases de Je veux voir Dieu, comme le centre de l’expérience mariale du P. Marie-Eugène :
Marie suit Jésus en son œuvre rédemptrice, et l’Esprit Saint en son œuvre constructrice du corps mystique. Elle est mère partout où Jésus est sauveur, ainsi que partout où l’Esprit Saint est producteur de la grâce dans les âmes et dans l’Église [9].
« Nous avons découvert une source et nous y avons cru », reconnaissait-il. « N’ayez pas peur, vous pouvez puiser. Elle est abondante, vous ne l’épuiserez pas. Elle vous désaltérera ; elle vous donnera encore soif ». Au moment même où cette œuvre commençait, Dieu semblait changer d’avis puisque le P. Marie-Eugène était nommé à Agen où il partait le 19 mars 1932. « Un mur me barrait la route », constate-t-il plus tard.
Les instituts séculiers
En 1937, il fut appelé à Rome pour participer au gouvernement central de son Ordre. Il devait y résider jusqu’en 1955 et occuper des fonctions de haute responsabilité au service du Carmel. Ramené en France par la guerre, il travailla inlassablement, de 1939 à 1946, pour soutenir les monastères de carmélites, tout en guidant la jeune fondation de Notre-Dame de Vie. En 1947 paraissait à Rome un texte qui donnait à cette nouvelle forme de consécration dans l’Église un cadre juridique adapté. Les Instituts séculiers étaient nés. Cette même année, le P. Marie-Eugène rencontrait pour la première fois un groupe de jeunes gens qui, en 1963, allait constituer la branche masculine de l’Institut. Dès 1948 la communauté installée dans le sanctuaire de Notre-Dame de Vie, et qui comprenait alors la branche féminine dont Marie Pila avait été élue responsable générale, devenait un Institut séculier de droit diocésain.
En 1962, présent dans trois continents, l’Institut Notre Dame de Vie en sa branche féminine fut déclaré de droit pontifical. Cette expérience d’expansion confirmait le P. Marie-Eugène dans la connaissance de sa mission et la foi en sa grâce. En décembre 1964, il présida l’Eucharistie au cours de laquelle plusieurs prêtres diocésains et quelques séminaristes prononcèrent leur premier engagement. « J’ai de l’amour pour des milliers d’enfants » constatait le fondateur. Ils expérimentaient ce que le P. Marie-Eugène écrit dans Je veux voir Dieu :
Le charisme d’apostolat et le sacerdoce ont leur efficacité propre et assurent une grâce de fidélité. Mais il n’est pas exact qu’ils préservent des dangers du monde. […] Le charisme appelle une union au Christ correspondant à sa puissance. Le sacerdoce requiert pour son exercice parfait l’identification au Christ prêtre et victime. […] L’apôtre doit aller vers les sources de cette vie divine que sont les sacrements. […] Ami de Dieu, il a le devoir de se tenir habituellement auprès de l’Hôte intérieur qui diffuse cette charité en nos âmes. […] Plus que tout autre, l’apôtre a besoin du commerce habituel avec Dieu qu’est l’oraison et doit se plier aux conditions essentielles qu’elle exige [10].
L’étreinte de l’Esprit-Saint
Le 27 mars 1967, lundi de Pâques, le Père Marie-Eugène meurt, après avoir murmuré, la veille : « Pour moi je m’en vais vers l’étreinte de l’Esprit Saint »… Pour lui s’est réalisé ce qu’il écrit dans Je veux voir Dieu :
Telles sont les destinées de notre grâce. Elle nous fait Christ et nous soumet parfaitement aux lumières et aux motions de cet Esprit d’Amour qui guida le Christ Lui-même. Nous sommes donc rivés au Christ et nous devons suivre tous les mouvements de l’Esprit d’Amour en Lui et en son Corps mystique qui est l’Église [11].
Depuis 1985 sa cause de béatification est lancée et progresse. Le 19 décembre 2011, le pape Benoit XVI reconnait les vertus héroïques du père Marie-Eugène qui devient alors « vénérable ».
Devançant le concile Vatican II, il avait dit :
Il est dangereux à notre époque d’être des saints à moitié, d’abdiquer un idéal qui nous est présenté. On pouvait croire autrefois que la sainteté était réservée à certaine catégories, à certaines âmes, à l’état religieux : actuellement la sainteté doit déborder, pénétrer dans toutes les âmes, dans la masse, dans tous les états. Elle s’impose non seulement à l’état religieux, à l’état de perfection, mais à la vie dans le monde. [12]
Cette confidence est aussi pour nous. Que ces lignes nous donnent l’occasion de croiser un regard ami qui nous aidera à répondre nous aussi à notre vocation.
Notes
[1] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Père d’une multitude, Lettres autobiographiques, Le Sarment/Fayard, 1988).
[2] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Lettre du 18/2/1922, inédite.
[3] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Note inédite.
[4] R. Règue, Le P. Marie Eugène de l’Enfant-Jésus, maître spirituel pour notre temps, éd. du Carmel, 1978.
[5] Une figure du XXème siècle, Le P. Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus.
[6] Revue Carmel, p. 10.
[7] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Je veux voir Dieu, p. 443.
[8] Revue Carmel, 1968, p. 117.
[9] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Je veux voir Dieu, p. 885.
[10] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Je veux voir Dieu, (citations éparses).
[11] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Je veux voir Dieu, p. 1030.
[12] Marie Eugène de l’Enfant Jésus, Note inédite.