Toute la philosophie de l’enfer repose sur cet axiome qu’une chose n’est pas une autre, et surtout qu’un être n’est pas un autre. Mon bien est à moi et ton bien est à toi. Ce que l’on gagne, l’autre le perd. Même un objet inanimé est ce qu’il est grâce au fait qu’il exclut tout autre objet de l’espace qu’il occupe. S’il prend de l’extension, il le poussera de côté ou l’absorbera. C’est pareil avec les êtres. Chez les animaux, l’absorption prend la forme du manger et du boire. Chez nous [1], cela veut dire que la volonté et la liberté du plus faible sont absorbées par le plus fort. « Être » signifie « être en compétition ».
La philosophie de l’Ennemi [2], par contre, n’est ni plus ni moins qu’un subterfuge qui lui permet d’éluder cette vérité tout à fait évidente. Elle soutient un paradoxe. Il doit y avoir une sorte d’unité dans la multiplicité des choses. Mon bien à moi doit être aussi le bien d’autrui. Cette impossibilité, il la nomme amour. Et cette panacée fastidieuse, on la découvre dans tout ce qu’il fait et même dans tout ce qu’il est – ou prétend être. C’est pourquoi il ne se contente pas, en ce qui le concerne lui-même, d’être simplement une unité arithmétique. Il se pique d’être trois tout en étant un pour que ses idées biscornues sur l’amour soient enracinées jusque dans sa nature. À l’autre bout de l’échelle, il introduit dans le monde matériel cette invention obscène qu’est l’organisme, dont les parties sont détournées de leur destination naturelle, la compétition, pour se mettre à collaborer.
Notes de Testimonia
[1] « Nous » : les démons, créatures exclusivement spirituelles.
[2] « L’Ennemi » est ici le terme que le démon narrateur utilise pour nommer Dieu.