Dans l’art chrétien occidental, l’iconographie chrétienne représente fréquemment les Évangélistes sous une forme figurative animale. L’ensemble est appelé « tétramorphe » (du grec tétra, quatre, et morphé, forme). Cette symbolique allégorique s’inspire des quatre Vivants tels qu’ils sont décrits dans une vision de saint Jean au chapitre 4 du livre de l’Apocalypse. Cette vision trouve elle-même un enracinement dans la première vision d’Ézechiel. L’homme est attribué à saint Matthieu, le lion à saint Marc, le taureau à saint Luc et l’aigle à saint Jean.
Cette symbolique des tétramorphes recouvre une perspective théologique qu’il est bon de garder en mémoire : les quatre figures entourant le Verbe de Dieu montrent ce qu’est le Verbe incarné (source : Jean-François Froger) – Celui-ci étant souvent représenté sous la forme de l’Agneau. La symbolique rattachée aux quatre évangélistes recouvre des qualités qui se rattachent avant tout au Christ, les évangélistes ne possèdant ces qualités que par participation aux dons qu’il leur dispense.
Présentation des quatre Évangélistes sous leur forme figurative
L’homme pour saint Matthieu
La figure de l’homme est attribuée à saint Matthieu car celui-ci commence son Évangile par une généalogie de Jésus indiquant l’implication du Christ dans l’histoire de l’humanité par son incarnation. Cette figure symbolise la réalité de l’humanité de Jésus, « vrai homme ».
Bien qu’il soit représenté avec des ailes, il s’agit bien d’un homme et non d’un ange : la présence des ailes est à rapprocher de l’iconographie angélique puisqu’elles représentent l’ascendance divine du personnage qui en est doté. Tous les personnages du tétramorphe sont représentés ailés (les personnages de la célèbre icône de Roublev, l’apparition au Chène de Mambré, sont eux aussi des ailes).
Le lion pour saint Marc
Marc commence son Évangile dans un désert qui, à l’époque, était encore hanté par des lions. Le lion est un symbole christologique (cf. le lion de Juda du livre de la Genèse ; Gn 49, 9).
Remarquons que dans l’iconographie du Moyen-Âge le lion n’était pas toujours très bien représenté, tout simplement parce que l’enlumineur n’en avait jamais vu ! Celui-ci s’inspirait d’enluminures antérieures pour produire son œuvre. Dans ce type de représentation, le lion a plutôt l’apparence d’une hyène ou d’un chien.
Le taureau pour saint Luc
Saint Luc commence son Évangile dans le temple avec l’annonce de Gabriel à Zacharie puis à Marie. Et c’est dans le temple que l’on sacrifiait des taureaux comme offrande à Dieu. Le Christ est le sacrifice parfait et définitif offert à Dieu.
L’aigle pour saint Jean
L’aigle est attribué à l’évangéliste Jean car le prologue de son Évangile, sur le Verbe de Dieu, commence avec une vision pénétrante du mystère… une grande hauteur de vue qui lui provient du Verbe de Dieu lui-même. Pour cette raison Jean l’Évangéliste sera aussi appelé Jean le Théologien.
Une symbolique allégorique
Cette symbolique est dite allégorique car elle n’est pas tirée du sens littéral des Écritures dont elle s’inspire. Avant de s’imposer dans la culture chrétienne, l’identification du tétramorphe aux Évangélistes entra en compétition avec d’autres interprétations allégoriques :
- l’identification aux prophètes Isaïe, Jérémie, Ezéchiel et Daniel ;
- l’identification aux quatre pères de l’Église parmi les plus importants ; saint Augustin, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Grégoire le Grand ;
- l’identification aux quatre fleuves du paradis décrits dans la Génèse : le Pishôn, le Gihôn, le Tigre et l’Euphrate (Gn 2, 10-14) ;
- l’identification aux quatre chérubins entourant le trône de Dieu.
L’identification des Évangélistes au tétramorphe provient d’un consensus établi par les Pères de l’Église au temps de saint Jérôme. Auparavant, Irénée de Lyon, le premier Père de l’Église à avoir identifié les quatre Vivants aux Évangélistes, coordonnait différemment les Évangélistes et la symbolique animale : il identifiait le lion à saint Jean et l’aigle à saint Marc (voir son commentaire en fin d’article). L’interprétation de saint Jérôme, placée dans la préface de la Vulgate – traduction biblique qui fera référence dans le monde latin pendant de nombreux siècles jusqu’à nos jours – pèsera lourd dans les générations chrétiennes postérieures. Elle finira par éclipser définitivement les autres interprétations :
La première face, celle d’un homme, désigne Matthieu qui dans son début semble écrire l’histoire d’un homme : « Livre de la généalogie de Jésus-Christ fils de David, fils d’Abraham ». La seconde désigne Marc, qui fait entendre la voix du lion rugissant dans le désert : « Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la voie du Seigneur, aplanissez ses sentiers ». La troisième face, celle du jeune taureau, préfigure l’évangéliste Luc qui commence son récit au prêtre de Zacharie ; la quatrième, celle de l’évangéliste Jean qui prend des ailes d’aigle pour s’élancer plus haut encore et traiter du Verbe de Dieu.
L’art des Églises orientales ne reprendra pas cette symbolique, sauf dans quelques œuvres d’influence occidentale.
Annexe 1 : les textes source d’Ézéchiel et de l’Apocalypse
La vision d’Ézéchiel
La trentième année, au quatrième mois, le cinq du mois, alors que je me trouvais parmi les déportés au bord de fleuve Kebar, le ciel s’ouvrit et je fus témoin de visions divines. Le cinq du mois ‐ c’était la cinquième année d’exil du roi Joiakîn ‐ la parole de Yahvé fut adressée au prêtre Ezéchiel, fils de Buzi, au pays des Chaldéens, au bord du fleuve Kebar. C’est là que la main de Yahvé fut sur lui. Je regardai : c’était un vent de tempête soufflant du nord, un gros nuage, un feu jaillissant, avec une lueur autour, et au centre comme l’éclat du vermeil au milieu du feu. Au centre, je discernai quelque chose qui ressemblait à quatre animaux dont voici l’aspect : ils avaient une forme humaine. Ils avaient chacun quatre faces et chacun quatre ailes. Leurs jambes étaient droites et leurs sabots étaient comme des sabots de bœuf, étincelants comme l’éclat de l’airain poli. Sous leurs ailes, il y avait des mains humaines tournées vers les quatre directions, de même que leurs faces et leurs ailes à eux quatre. Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre ; ils ne se tournaient pas en marchant : ils allaient chacun devant soi. Quant à la forme de leurs faces, ils avaient une face d’homme, et tous les quatre avaient une face de lion à droite, et tous les quatre avaient une face de taureau à gauche, et tous les quatre avaient une face d’aigle. Leurs ailes étaient déployées vers le haut ; chacun avait deux ailes se joignant et deux ailes lui couvrant le corps ; et ils allaient chacun devant soi ; ils allaient là où l’esprit les poussait, ils ne se tournaient pas en marchant. Au milieu des animaux, il y avait quelque chose comme des charbons ardents ayant l’aspect de torches, allant et venant entre les animaux ; le feu jetait une lueur, et du feu sortaient des éclairs. Les animaux allaient et venaient, semblables à l’éclair.
La vision johannique
J’eus ensuite une vision. Voici : une porte était ouverte au ciel, et la voix que j’avais naguère entendu me parler comme une trompette me dit : Monte ici, que je te montre ce qui doit arriver par la suite. À l’instant, je tombai en extase. Voici, un trône était dressé dans le ciel, et, siégeant sur le trône, Quelqu’un… Celui qui siège est comme une vision de jaspe et de cornaline ; un arc‐en‐ciel autour du trône est comme une vision d’émeraude. Vingt-quatre sièges entourent le trône, sur lesquels sont assis vingt-quatre Vieillards vêtus de blanc, avec des couronnes d’or sur leurs têtes. Du trône partent des éclairs, des voix et des tonnerres, et sept lampes de feu brûlent devant lui, les sept Esprits de Dieu. Devant le trône, on dirait une mer, transparente autant que du cristal. Au milieu du trône et autour de lui, se tiennent quatre Vivants, constellés d’yeux par‐devant et par‐derrière. Le premier Vivant est comme un lion ; le deuxième Vivant est comme un jeune taureau ; le troisième Vivant a comme un visage d’homme ; le quatrième Vivant est comme un aigle en plein vol. Les quatre Vivants, portant chacun six ailes, sont constellés d’yeux tout autour et en dedans. Ils ne cessent de répéter jour et nuit : « Saint, Saint, Saint, Seigneur, Dieu Maitre-de-tout, Il était, Il est et Il vient ».
Annexe 2 : l’interprétation de saint Irénée sur le tétramorphe
« Le premier de ces vivants, est-il dit, est semblable à un lion », ce qui caractérise la puissance, la prééminence et la royauté du Fils de Dieu ; « le second est semblable à un jeune taureau », ce qui manifeste sa fonction de sacrificateur et de prêtre ; « le troisième a un visage pareil à celui d’un homme », ce qui évoque clairement sa venue humaine ; « le quatrième est semblable à un aigle qui vole », ce qui indique le don de l’Esprit volant sur l’Église. Les Évangiles seront donc eux aussi en accord avec ces vivants sur lesquels siège le Christ Jésus.
Ainsi l’Évangile selon Jean raconte sa génération prééminente, puissante et glorieuse, qu’il tient du Père, en disant : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu », et : « Toutes choses ont été faites par son entremise et sans lui rien n’a été fait ». C’est pourquoi aussi cet Évangile est rempli de toute espèce de hardiesse : tel est en effet son aspect.
L’Évangile selon Luc, étant de caractère sacerdotal, commence par le prêtre Zacharie offrant à Dieu le sacrifice de l’encens, car déjà était préparé le Veau gras qui serait immolé pour le recouvrement du fils cadet.
Quant à Matthieu, il raconte sa génération humaine, en disant : « Livre de la génération de Jésus-Christ, fils de David, fils d’Abraham », et encore : « La génération du Christ arriva ainsi ». Cet Évangile est donc bien à forme humaine, et c’est pourquoi, tout au long de celui-ci, le Seigneur demeure un homme d’humilité et de douceur.
Marc enfin commence par l’Esprit prophétique survenant d’en haut sur les hommes, en disant : « Commencement de l’Évangile, selon qu’il est écrit dans le prophète Isaïe ». Il montre ainsi une image ailée de l’Évangile, et c’est pourquoi il annonce son message en raccourci et par touches rapides, car tel est le caractère prophétique.