Le contenu du rouleau n’est pas que les fidèles chrétiens doivent souffrir le martyre ou que leur martyre sera leur victoire : ces points sont suffisamment clairs en 6, 9-11 ; 7, 9-14. La nouvelle révélation est que leur témoignage fidèle et leur mort seront le moyen de la conversion des nations du monde. Leur victoire n’est pas simplement leur propre salut d’un monde voué au jugement, comme le chapitre 7 pourrait le laisser entendre, mais le salut des nations. Le royaume de Dieu ne doit pas seulement venir en sauvant un peuple élu, qui reconnaît son règne, d’un monde rebelle dans lequel son règne ne prévaut qu’en supprimant les rebelles. Il doit venir quand le témoignage sacrificiel du peuple élu, qui reconnaît déjà le règne de Dieu, conduira les nations rebelles à reconnaître elles aussi son règne. Le peuple de Dieu a été racheté de toute les nations (Ap 5, 9) pour rendre un témoignage prophétique devant toutes les nations (11, 3-13).
C’est ce que l’histoire des deux témoins (11, 3-13) dramatise symboliquement. Deux individus y représentent l’Église dans son témoignage fidèle devant le monde. Leur histoire ne doit être comprise ni littéralement ni comme une allégorie, comme si la suite des événements de cette histoire était supposée correspondre à une suite d’événements dans l’histoire de l’Église. Leur histoire est davantage semblable à une parabole qui dramatise la nature et le résultat du témoignage de l’Église. Ainsi, par exemple, nous ne devons pas supposer que c’est seulement après qu’ils auront terminé leur témoignage et souffert le martyre que tous les chrétiens fidèles seront justifiés aux yeux de leur ennemis, et que ceux-ci seront convertis. Il est plus probable que l’histoire dramatise ce qui arrive pendant tout le temps que les chrétiens rendent un témoignage fidèle devant le monde.
Le fait que les deux témoins symbolisent l’Église dans son rôle de témoignage devant le monde est montré par leur identification comme des lampadaires (11, 4), symbole des Églises au chapitre 1, où les sept Églises sont représentées comme sept lampadaires (1, 12.20). Qu’ils ne soient que deux ne veut pas dire qu’ils ne sont qu’une partie de l’Église, mais correspond à l’exigence biblique bien connue selon laquelle des preuves ne sont recevables que sur le témoignage de deux témoins (Dt 19, 15). Ils sont donc l’Église dans la mesure où elle joue son rôle de témoin fidèle. Comme témoins, ils sont aussi des prophètes (11, 3.10), modelés particulièrement sur les figures vétérotestamentaires d’Élie et de Moïse (11, 5-6 ; cf. 2 R 1, 10-12 ; 1 R 17, 1 ; Ex 7, 14-24) [1]. Mais ils ne sont pas Élie et Moïse redivivi [2], car les pouvoirs d’Élie et de Moïse sont attribués aux deux prophètes (11, 6). Moïse et Élie ne symbolisent pas non plus la Loi et les prophètes. Les deux sont prophètes. Comme prophètes qui durent affronter le monde de l’idolâtrie païenne, ils constituent un précédent pour le témoignage prophétique de l’Église devant le monde.
Moïse et Élie n’ont pas souffert le martyre, mais à l’époque du Nouveau Testament on pensait souvent que ce fut le sort de la plupart des prophètes de l’Ancien Testament et, virtuellement, le sort auquel tout prophète devait s’attendre. Cependant, 11, 8 montre que l’antécédent principal de la mort des deux témoins est la mort de Jésus. Le parallèle continue avec leur résurrection et acention après trois jours et demi (11, 11-12) : Jean a converti les trois jours du récit évangélique en trois et demi, nombre apocalyptique conventionnel. Ainsi, c’est le témoignage de Jésus lui-même que les témoins continuent, et leur mort est une participation au sang de l’Agneau. Le language universel de 11, 9-10 montre aussi clairement qu’il s’agit d’un témoignage devant toutes les nations. La ville qui est la scène de leur prophétie, mort et justification ne peut pas être Jérusalem, en dépit de la référence à la crucifixion de Jésus (11, 8), mais, à cause de cette référence, elle ne peut pas davantage n’être que Rome [a], à laquelle la « grande ville » fait référence ailleurs dans l’Apocalypse sous le symbole de Babylone (14, 8 ; 18, 16.18.19-21). C’est toute ville ou l’Église rend son témoignage prophétique devant les nations.
Les jugements tout seuls ne conduisent pas au repentir (9, 20-21). Le témoignage des témoins, lui, conduit au repentir, bien qu’il ne le fasse pas indépendamment des jugements, mais en conjonction avec eux (11, 6.13). Ce n’est pas seulement que leur témoignage rendu au Dieu véritable et à sa justice renforce la preuve des jugements – même si leur persévérance dans le témoignage, au prix de leur vie, est certainement une preuve puissante -, ni même simplement que les jugements ne soient intelligibles comme jugements de Dieu que lorsqu’ils sont accompagnés d’un témoignage verbal. Il s’agit plutôt du fait que les jugements eux-mêmes n’expriment pas l’intention gracieuse de Dieu de pardonner à ceux qui se repentent. Bien que l’impression générale que ce passage laisse des témoins puisse paraître sévère, nous devons donner tout son poids au fait – unique indication de ce qu’ils disent – qu’ils sont habillés de sacs (11, 3), le symbole de la repentance (cf. Jonas 3, 4-10 ; Mt 11, 21 ; Lc 10, 13). Cela signifie que, confrontés à un monde addoné à l’idolâtrie et au mal (9, 20-21), ils proclament le seul véritable Dieu et la venue de son jugement sur le mal (cf. 14, 7), mais ils le font comme un appel au repentir. Aussi, dès lors que l’on se rend compte que leur témoignage n’est pas réfutés par leur mort mais justifié comme véridique (11, 11-13), tous ceux qui le voient se repentent. Le verset 13 signifie certainement que tous les survivants se repentent authentiquement et reconnaissent le seul Dieu véritable. La description de leur réponse correspond à l’invitation de l’ange qui, en 14, 6-7, appelle toutes les nations à reconnaître Dieu. Elle contraste également avec 9, 20-21 (cf. 16, 9-11). Après les jugements des trompettes, « le reste » (hoi loipoi) ne se repentit pas (9, 20) ; après le tremblement de terre qui accompagnait la justification des témoins, « le reste » (hoi loipoi) des hommes craignirent Dieu et lui rendirent gloire (11, 13).
Le résultat positif et remarquablement universel du témoignage des deux témoins est souligné par l’arithmétique symbolique de 11, 13. Dans les jugements annoncés par les prophètes de l’Ancien Testament, un dixième (Is 6, 13 ; Amos 5, 3) ou sept mille personnes (1 R 19, 18) constituent le reste fidèle qui est épargné, tandis que le jugement balaye la majorité. Jean renverse cette estimation dans une allusion subtile caractéristique. Seul un dixième des hommes subit le jugement, et le « reste » (hoi loipoi) épargné est constitué par les neuf dixièmes. Ce n’est pas la minorité fidèle mais la majorité infidèle qui est épargnée, afin qu’elle puisse se repentir et croire. Grâce au témoignage des témoins, le jugement est salvifique. De la sorte, Jean indique la nouveauté du témoignage des témoins à l’opposé des prophètes de l’Ancien Testament qu’il a utilisé comme des précédents. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne les sept mille qui sont une allusion au ministère d’Élie. Celui-ci devait faire venir le jugement sur tous, excepté les sept mille fidèles qui sont épargnés (1 R 19, 14-18). Les deux témoins vont produire la conversion de tous, excepté des sept mille qui sont jugés. Naturellement, le contraste est réalisé en termes symboliques, et il serait donc inopportun de se demander pourquoi les sept mille ne pourraient par avoir, eux aussi, été convertis.
Être les nouveaux témoins qui conduisent les nations à la foi en l’unique Dieu véritable, tel est le nouveau rôle du peuple de Dieu eschatologique, révélé par le rouleau que seul l’Agneau a pu ouvrir. Si nous demandons comment le témoignage prophétique de l’Église est capable d’avoir cet effet, que celui des prophètes de l’Ancien Testament n’a pas eu, la réponse est dans doute qu’il tient sa puissance de la victoire de l’Agneau lui-même. Le témoignage de celui-ci avait la puissance d’un témoignage rendu jusqu’à la mort et justifié ensuite comme témoignage véridique par sa résurrection. Le témoignage de ceux qui le suivent participe de cette puissance quand ils sont, eux aussi, des témoins fidèles jusqu’à la mort. Le récit symbolique de 11, 11-12 ne signifie pas que les nations doivent voir la résurrection matérielle des martyrs chrétiens avant d’être convaincues de la vérité de leur témoignage, mais qu’elles doivent s’apercevoir que les martyrs participent au triomphe du Christ sur la mort. De fait, c’est bien ainsi que le martyre chrétien dans les premiers siècles de l’Église a impressionné des gens et les a gagnés à la foi dans le Dieu chrétien. Les martyrs ont été des témoins effectifs de la vérité de l’évangile, parce que leur foi dans la victoire du Christ sur la mort était évidente et convaincante dans la manière dont ils ont fait face à la mort et sont morts.
[1] Ceci distingue Ap 11 de la tradition apocalyptique largement répandue au sujet du retour d’Hénoch et d’Élie. Les formes de cette tradition qui sont les plus proches d’Ap 11 (avec l’attente du martyre les deux prophètes) ont été influencées par Ap 11 : voir Richard Bauckham, « The Martyrdom of Enoch and Elijah : Jewish or Christian ? », JBL 95 (1976), p. 447-458.
[2] Revenus à la vie (NdT).
Notes de Testimonia
[a] « elle ne peut pas davantage n’être que Rome », la lourdeur de cette phrase est due à une coquille. En remplaçant dans le contexte on peut lire : « elle ne peut pas davantage être Rome ».
Annexe : texte biblique en relation
Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser contre une foule de peuples, de nations, de langues et de rois ». Puis on me donna un roseau, une sorte de baguette, en me disant : « Lève‐toi pour mesurer le Temple de Dieu, l’autel et les adorateurs qui s’y trouvent ; quant au parvis extérieur du Temple, laisse‐le, ne le mesure pas, car on l’a donné aux païens : ils fouleront la Ville Sainte durant 42 mois. Mais je donnerai à mes deux témoins de prophétiser pendant 1260 jours, revêtus de sacs ». Ce sont les deux oliviers et les deux flambeaux qui se tiennent devant le Maître de la terre. Si l’on s’avisait de les malmener, un feu jaillirait de leur bouche pour dévorer leurs ennemis ; oui, qui s’aviserait de les malmener, c’est ainsi qu’il lui faudrait périr. Ils ont pouvoir de clore le ciel afin que nulle pluie ne tombe durant le temps de leur mission ; ils ont aussi pouvoir sur les eaux, de les changer en sang, et pouvoir de frapper la terre de mille fléaux, aussi souvent qu’ils le voudront. Mais quand ils auront fini de rendre témoignage, la Bête qui surgit de l’Abîme viendra guerroyer contre eux, les vaincre et les tuer. Et leurs cadavres, sur la place de la Grande Cité, Sodome ou Égypte comme on l’appelle symboliquement, là où leur Seigneur aussi fut crucifié, leurs cadavres demeurent exposés aux regards des peuples, des races, des langues et des nations, durant trois jours et demi, sans qu’il soit permis de les mettre au tombeau. Les habitants de la terre s’en réjouissent et s’en félicitent ; ils échangent des présents, car ces deux prophètes leur avaient causé bien des tourments. Mais, passés les trois jours et demi, Dieu leur infusa un souffle de vie qui les remit sur pieds, au grand effroi de ceux qui les regardaient. J’entendis alors une voix puissante leur crier du ciel : « Montez ici ! » Ils montèrent donc au ciel dans la nuée, aux yeux de leurs ennemis. À cette heure-là, il se fit un violent tremblement de terre, et le dixième de la ville croula, et dans le cataclysme périrent 7000 personnes. Les survivants, saisis d’effroi, rendirent gloire au Dieu du ciel.