Le commentaire d’Irénée sur l’Église de Rome et son évêque s’inscrit dans un passage clef de l’Adversus Hæreses sur le rapport entre Écriture et Tradition. Son discours se place dans un contexte apologétique contre les gnostiques, l’évêque de Lyon cherche à réfuter les traditions illégitimes de ces derniers en démontrant la justesse de la « Tradition de la vérité » qui vient des apôtres. Il s’agit donc de départager la vraie gnose de la « gnose au nom menteur ». C’est donc dans ce contexte que le primat des Gaules va exposer son point de vue sur l’Église.
1. La hiérarchie entre les Églises
1. Pour Irénée, certaines Églises jouissent d’une importance particulière en raison de leurs fondations directe par les apôtres (Smyrne, Éphèse, Rome), il établit donc une hiérarchie entre Églises locales :
S’il s’élevait une controverse sur quelque question de minime importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ?
Ajoutons enfin que l’Église d’Éphèse, fondée par Paul et où Jean demeura jusqu’à l’époque de Trajan, est aussi un témoin véridique de la Tradition des apôtres.
2. Entre toutes ces Églises, Irénée attribue à Rome un statut particulier, il donne plusieurs raisons pour lesquelles toutes les Églises doivent s’accorder avec l’Église de Rome :
Mais comme il serait trop long dans un ouvrage tel que celui-ci d’énumérer toutes les Églises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome ; en montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, […] avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout, – elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservé la Tradition qui vient des apôtres.
Regroupons dans l’ordre les raisons évoquées par Saint Irénée :
- la grandeur et la renommée de l’Église de Rome
- son ancienneté
- sa fondation par les apôtres Pierre et Paul
- sa constance dans la conservation de la Tradition apostolique
- cette Tradition est conservée au bénéfice de toute l’Église
Les trois derniers points sont certainement les plus déterminants dans ce qui différencie Rome des autres Églises apostoliques de renom. Le dernier point souligne un caractère universel de Rome quand à la conservation de la Tradition :
Elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservé la Tradition qui vient des apôtres.
Signalons qu’un cours passage de ce texte a souvent été interprété par des théologiens catholiques en faveur d’une primauté juridique de Rome sur les autres Églises :
Avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout.
Mais l’interprétation en faveur d’une primauté juridique de l’Église de Rome ne tiens pas. En effet, le chapitre préliminaire à l’ensemble des livres III à V (AH III, Pr ; 1-5) tente de prouver la véracité des l’Écritures par la Tradition. Mais pour cela Irénée doit aussi prouver la légitimité de la Tradition dont il se revendique et Rome est donnée par Irénée comme un élément universel en faveur de la défense de cette tradition, rien de plus. Un élément supplémentaire (LANNE, p. 14-15) nous empêche l’interprétation d’une primauté juridique : « c’est-à-dire les fidèles de partout ». Chez Irénée, le mot « fidèle » revêt un sens particulier : les fidèles ont la capacité de garder la Tradition des apôtres. Le mot « fidèle » ne doit donc pas être interprété ici comme sujet de l’Église de Rome. Là encore, l’insistance est placé sur la foi et non pas sur un pouvoir de juridiction.
Pour Irénée l’Église de Rome ne jouie donc pas d’une primauté juridique sur les autres Églises. Mais il existe bien pour Irénée une prééminence de l’Église de Rome, il faut donc se poser la question de la nature de cette prééminence car il semble en effet que l’on ne puisse pas se contenter de placer cette prééminence au rang d’une « primauté d’honneur » telle que l’envisagerait actuellement les théologiens orthodoxes : pour Irénée cette primauté de Rome n’a lieu d’être que pour servir la vérité.
2. Articulation entre l’Église locale et son évêque
1. Pour Irénée, l’Église locale tient sa Tradition de l’apôtre qui l’a fondé :
Les apôtres, comme en un riche cellier, ont amassé en elle [l’Église], de la façon la plus plénière, tout ce qui a trait à la vérité, afin que quiconque le désire y puise le breuvage de la vie […] C’est pourquoi il faut les rejeter [les voleurs et les brigands], mais aimer par contre avec un zèle extrême ce qui est de l’Église et saisir la Tradition de la vérité.
2. Les successions épiscopales de chaque Église (et non la succession épiscopales) ont pour rôle de garder le dépôt de cette Tradition apostolique. C’est sur les successions que l’évêque de Lyon va s’appuyer (il sera le premier à le faire) pour prouver l’authenticité de la Tradition qu’il défend :
[Irénée à un évêque :] Tu lutteras contre [les gnostiques] avec assurance et détermination pour la seule foi vraie et vivifiante, que l’Église a reçue des apôtres et qu’elle transmet à ses enfants. Le Seigneur de toutes choses a en effet donné à ses apôtres le pouvoir d’annoncer l’Évangile, et c’est par eux que nous avons connu la vérité, c’est-à-dire l’enseignement du fils de Dieu.
Mais lorsqu’à notre tour nous en appelons à la Tradition qui vient des apôtres et qui, grâce aux successions des presbytres, se garde dans les Églises, ils s’opposent à cette Tradition.
[…] en montrant que la Tradition qu’elle [l’Église de Rome] tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques.
Par quel moyen les évêques gardent-ils cette tradition ? Au moyen de ce qu’Irénée appelle le « charisme de la vérité » :
C’est pourquoi il faut écouter les presbytres qui sont dans l’Église : ils possèdent la succession à partir des apôtres, (his qui successionem habent ab apostolis) ainsi que nous l’avons montré, et, avec la succession dans l’épiscopat, ils ont reçut le sûr charisme de la vérité selon le bon plaisir du Père.
Ce charisme de la vérité découle donc des apôtres en prenant corps dans les successions épiscopales. C’est grâce à lui que la Tradition peut avoir une juste interprétation des écritures. La notion de « charisme » empêche aussi une interprétation juridique de la Tradition apostolique où tout aurait été donné par Dieu dans les temps apostoliques, avec ensuite une institution ecclésiale sans assistance providentielle et permanente de l’Esprit Saint. Le charisme de vérité de l’évêque est un principe dynamique garantissant une tradition toujours vivante.
De cet examen nous pouvons tirer trois leçons (E. LANNE, p. 17) :
- Irénée n’identifie pas les apôtres avec les évêques. Les apôtres sont fondateurs et dépositaires de la Tradition de certaines Églises, les évêques sont chargés de garder le dépôt de cette tradition apostolique.
- C’est l’Église qui possède la succession apostolique, seul les évêques dirigeant une Église fondée par un apôtre peuvent prétendre détenir cette succession. D’où prééminence de certaines Églises sur d’autres selon St Irénée.
- C’est l’Église qui est première, les évêques ont pour fonction de garder le dépôt apostolique de leur Église, ils n’ont donc de raison d’exister qu’à cause de leur Église.
Conclusion
1. Le souci d’Irénée est de défendre la vérité, dans ce contexte la prééminence de l’Église de Rome est soulignée pour la défense de la tradition au bénéfice de toute l’Église. Il ne s’agit pas ici d’une primauté juridique sur les autres Églises.
2. C’est l’Église de Rome qui porte la tradition, elle est première par rapport à son évêque, l’évêque de Rome n’a lieu d’être que pour assurer la garde du dépôt de cette tradition.
3. De ce que nous venons de dire il en ressort que l’évêque de Rome n’a pas d’autorité sur les autres Églises autre que doctrinale.
Bibliographie
- Emmanuel LANNE, « Le ministère apostolique » in Tradition et communion des Églises, recueil d’études, Biliotheca ephemeridium theologicarum lovaniensium CXXIX, Leuven, 1997, p. 12-21.
- Jacques FANTINO, o. p., La théologie d’Irénée, Cogitatio fidei n°180, Cerf, Paris, 1994.
- André BENOÎT, « Écriture et Tradition chez Saint Irénée » in Revue d’histoire et de philosophie religieuse n° 40, Paris, 1960.