Le statut des Écritures chez Irénée de Lyon
Préliminaire
[Pr] Tu nous avais prescrit, cher ami, de produire au grand jour les doctrines soi-disant « secrètes » des disciples de Valentin, d’en montrer la diversité et d’y joindre une réfutation. Nous avons donc entrepris, en les démasquant à partir de Simon, le père de tous les hérétiques, de faire connaître leurs écoles et leurs filiations et de nous opposer à eux tous. Mais, s’il suffit d’un ouvrage pour les démasquer, il en faut plusieurs pour les réfuter. D’où les livres que nous t’avons envoyés : le premier contient leurs doctrines à tous, révèle leurs usages et les particularités de leur comportement ; le second réfute leurs enseignements pervers, les met à nu, les fait apparaître tels qu’ils sont. Dans ce troisième livre, nous ajouterons des preuves tirées des Écritures : de la sorte, tu ne seras frustré d’aucune des choses que tu nous avais prescrites, et même, par delà ton attente, tu recevras de nous les moyens de démasquer et de réfuter tous ceux qui, de quelque façon que ce soit, enseignent l’erreur. Car la charité qui est enracinée en Dieu est riche et généreuse : elle donne plus qu’on ne lui demande. Rappelle-toi donc ce que nous avons dit dans les deux premiers livres ; en y joignant le présent ouvrage, tu disposeras d’une argumentation très complète contre tous les hérétiques, et tu lutteras contre eux avec assurance et détermination pour la seule foi vraie et vivifiante, que l’Église a reçue des apôtres et qu’elle transmet à ses enfants.
Comment, par les apôtres, l’Église a reçu l’Évangile
Le Seigneur de toutes choses a en effet donné à ses apôtres le pouvoir d’annoncer l’Évangile (Mt 28, 18-19 ; Mc 16, 15), et c’est par eux que nous avons connu la vérité, c’est-à-dire l’enseignement du Fils de Dieu. C’est aussi à eux que le Seigneur a dit : « Qui vous écoute m’écoute, et qui vous méprise me méprise et méprise Celui qui m’a envoyé » (Lc 10, 16). [1, 1] Car ce n’est pas par d’autres que nous avons connu l’ « économie » de notre salut, mais bien par ceux par qui l’Évangile nous est parvenu. Cet Évangile, ils l’ont d’abord prêché ; ensuite, par la volonté de Dieu, ils nous l’ont transmis dans des Écritures, pour qu’il soit le fondement et la colonne de notre foi.
Car il n’est pas non plus permis de dire qu’ils ont prêché avant d’avoir reçu la connaissance parfaite, comme osent le prétendre certains, qui se targuent d’être les correcteurs des apôtres. En effet, après que notre Seigneur fut ressuscité d’entre les morts et que les apôtres eurent été, par la venue de l’Esprit Saint (Ac 1, 8), revêtus de la force d’en haut (Lc 24, 49), ils furent remplis de certitude au sujet de tout et ils possédèrent la connaissance parfaite ; et c’est alors qu’ils s’en allèrent jusqu’aux extrémités de la terre (Ps 19, 5 ; Rm 10, 18 ; Ac 1, 8), proclamant la bonne nouvelle des biens (Is 52, 7 ; Rm 10, 15) qui nous viennent de Dieu et annonçant aux hommes la paix céleste (Lc 2,13-14) : ils avaient, tous ensemble et chacun pour son compte, l’ « Évangile de Dieu » (Rm 1, 1 ; 15, 16 ; 2 Co 11, 7 ; 1 Th 2, 3 ; 2, 8-9 ; 1 P 4, 17).
Ainsi Matthieu publia-t-il chez les Hébreux, dans leur propre langue, une forme écrite d’Évangile, à l’époque où Pierre et Paul évangélisaient Rome et y fondaient l’Église. Après la mort de ces derniers, Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre. De son côté, Luc, le compagnon de Paul, consigna en un livre l’Évangile que prêchait celui-ci (Ga 2, 2 ; 1 Th 2, 9). Puis Jean, le disciple du Seigneur, celui-là même qui avait reposé sur sa poitrine (Jn 13, 23 ; Jn 21, 20), publia lui aussi l’Évangile, tandis qu’il séjournait à Ephèse en Asie.
[1, 2] Et tous ceux-là nous ont transmis l’enseignement suivant : un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre, qui fut prêché par la Loi et les prophètes, et un seul Christ, Fils de Dieu. Si donc quelqu’un leur refuse son assentiment, il méprise ceux qui ont eu part au Seigneur (He 3, 14), méprise aussi le Seigneur lui-même, méprise enfin le Père (Lc 10, 16) ; il se condamne lui-même (Tt 3, 11), parce qu’il résiste (2 Tm 2, 25) et s’oppose à son salut, – ce que font précisément tous les hérétiques.
Les hérétiques n’admettent ni les Écritures ni la Tradition
[2, 1] En effet, lorsqu’ils se voient convaincus à partir des Écritures, ils se mettent à accuser les Écritures elles-mêmes : elles ne sont ni correctes ni propres à faire autorité, leur langage est équivoque, et l’on ne peut trouver la vérité à partir d’elles si l’on ignore la Tradition. Car, disent-ils, ce n’est pas par des écrits que cette vérité a été transmise, mais de vive voix, ce qui a fait dire à Paul : « Nous « parlons » sagesse parmi les parfaits, mais sagesse qui n’est pas celle de ce siècle (1 Co 2, 6) ». Et cette sagesse, chacun d’eux veut qu’elle soit celle qu’il a découverte par lui-même, autrement dit une fiction de son imagination. Aussi est-il normal que, d’après eux, la vérité soit tantôt chez Valentin, tantôt chez Marcion, tantôt chez Cérinthe, puis chez Basilide, ou encore chez quelque autre disputeur n’ayant jamais pu prononcer une parole salutaire. Car chacun d’eux est si foncièrement perverti que, corrompant la règle de vérité, il ne rougit pas de se prêcher lui-même (2 Co 4, 5).
[2, 2] Mais lorsqu’à notre tour nous en appelons à la Tradition qui vient des apôtres et qui, grâce aux successions des presbytres, se garde dans les Églises, ils s’opposent à cette Tradition : plus sages que les presbytres et même que les apôtres, ils ont, assurent-ils, trouvé la vérité pure, car les apôtres ont mêlé des prescriptions de la Loi aux paroles du Sauveur ; et non seulement les apôtres, mais le Seigneur lui-même a prononcé des paroles venant tantôt du Démiurge, tantôt de l’Intermédiaire, tantôt de la Suprême Puissance, quant à eux, c’est sans le moindre doute, sans contamination aucune et à l’état pur qu’ils connaissent le mystère secret (Ep 3, 9 ; Col 1, 26). Et voilà bien le plus impudent des blasphèmes à l’endroit de leur Créateur ! Il se trouve donc qu’ils ne s’accordent plus ni avec les Écritures ni avec la Tradition.
[2, 3] Tels sont les gens qu’il nous faut combattre, mon cher ami. Glissant comme des serpents, ils cherchent à s’échapper de tous côtés : aussi est-ce de toutes parts qu’il faut leur tenir tête, dans l’espoir que nous pourrons, en les refoulant, amener quelques-uns d’entre eux à se convertir à la vérité. Car, s’il n’est pas facile de faire changer de sentiment une âme possédée par l’erreur, du moins n’est-il pas absolument impossible que l’erreur s’enfuie quand on met en face d’elle la vérité.
La Tradition apostolique de l’Église
[3, 1] Ainsi donc, la Tradition des apôtres, qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par tous ceux qui veulent voir la vérité. Et nous pourrions énumérer les évêques qui furent établis par les apôtres dans les Églises, et leurs successeurs jusqu’à nous. Or ils n’ont rien enseigné ni connu qui ressemble aux imaginations délirantes de ces gens-là. Si pourtant les apôtres avaient connu des mystères secrets qu’ils auraient enseignés aux « parfaits », à part et à l’insu des autres, c’est bien avant tout à ceux à qui ils confiaient les Églises elles-mêmes qu’ils auraient transmis ces mystères. Car ils voulaient que fussent absolument parfaits et en tout point irréprochables (1 Tm 3, 2) ceux qu’ils laissaient pour successeurs et à qui ils transmettaient leur propre mission d’enseignement : si ces hommes s’acquittaient correctement de leur charge, ce serait un grand profit, tandis que, s’ils venaient à faillir, ce serait le pire malheur.
[3, 2] Mais comme il serait trop long, dans un ouvrage tel que celui-ci, d’énumérer les successions de toutes les Églises, nous prendrons seulement l’une d’entre elles, l’Église très grande, très ancienne et connue de tous, que les deux très glorieux apôtres Pierre et Paul fondèrent et établirent à Rome ; en montrant que la Tradition qu’elle tient des apôtres et la foi qu’elle annonce aux hommes (Rm 1, 8) sont parvenues jusqu’à nous par des successions d’évêques, nous confondrons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, ou par infatuation, ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes : car avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout, – elle en qui toujours, au bénéfice de ces gens de partout, a été conservée la Tradition qui vient des apôtres.
[3, 3] Donc, après avoir fondé et édifié l’Église, les bienheureux apôtres remirent à Lin la charge de l’épiscopat ; c’est de ce Lin que Paul fait mention dans les épîtres à Timothée (2 Tm 4, 21). Anaclet lui succède. Après lui, en troisième lieu à partir des apôtres, l’épiscopat échoit à Clément. Il avait vu les apôtres eux-mêmes et avait été en relations avec eux : leur prédication résonnait encore à ses oreilles et leur Tradition était encore devant ses yeux. Il n’était d’ailleurs pas le seul, car il restait encore à cette époque beaucoup de gens qui avaient été instruits par les apôtres. Sous ce Clément, donc, un grave dissentiment se produisit chez les frères de Corinthe ; l’Église de Rome adressa alors aux Corinthiens une très importante lettre pour les réconcilier dans la paix, renouveler leur foi et leur annoncer la Tradition qu’elle avait naguère reçue des apôtres, à savoir : un seul Dieu tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, qui a modelé l’homme (Gn 3, 7), fait venir le déluge (Gn 6, 17), appelé Abraham (Gn 12, 1), fait sortir son peuple de la terre d’Égypte (Ex 3, 10), conversé avec Moïse (Ex 3, 4), donné la Loi (Ex 20-31), envoyé les prophètes (Is 6, 8 ; Jr 1, 7 ; Ez 2, 3), préparé un feu pour le diable et ses anges (Mt 25, 41). Que ce Dieu-là même soit annoncé par les Églises comme étant le Père de notre Seigneur Jésus-Christ, tous ceux qui le veulent peuvent l’apprendre par cet écrit, tout comme ils peuvent connaître par lui la Tradition apostolique de l’Église, puisque cette lettre est plus ancienne que les actuels fauteurs d’erreur qui imaginent faussement un autre Dieu au-dessus du Créateur et, de l’Auteur de tout ce qui existe. A ce Clément succède Evariste ; à Évariste, Alexandre ; puis, le sixième à partir des apôtres, Xyste est établi ; après lui, Télesphore, qui rendit glorieusement témoignage ; ensuite Hygin ; ensuite Pie ; après lui, Anicet ; Soter ayant succédé à Anicet, c’est maintenant Éleuthère qui, en douzième lieu à partir des apôtres, détient la fonction de l’épiscopat. Voilà par quelle, suite et quelle succession la Tradition se trouvant dans l’Église à partir des apôtres et la prédication de la vérité sont parvenues jusqu’à nous. Et c’est là une preuve très complète qu’elle est une et identique à elle-même, cette foi vivifiante qui, dans l’Église, depuis les apôtres jusqu’à maintenant, s’est conservée et transmise dans la vérité.
[3, 4] Mais on peut nommer également Polycarpe. Non seulement il fut disciple des apôtres et vécut avec beaucoup de gens qui avaient vu le Seigneur, mais c’est encore par des apôtres qu’il fut établi, pour l’Asie, comme évêque dans l’Église de Smyrne. Nous-même l’avons vu dans notre prime jeunesse – car il vécut longtemps et c’est dans une vieillesse avancée que, après avoir rendu un glorieux et très éclatant témoignage, il sortit de cette vie -. Or il enseigna toujours la doctrine qu’il avait apprise des apôtres, doctrine qui est aussi celle que l’Église transmet et qui est la seule vraie. C’est ce dont témoignent toutes les Églises d’Asie et ceux qui jusqu’à ce jour ont succédé à Polycarpe, qui était un témoin de la vérité autrement digne de foi et sûr que Valentin, Marcion et tous les autres tenants d’opinions fausses. Venu à Rome sous Anicet, il détourna des hérétiques susdits un grand nombre de personnes et les ramena à l’Église de Dieu, en proclamant qu’il n’avait reçu des apôtres qu’une seule et unique vérité, celle-là même qui était transmise par l’Église. Certains l’ont entendu raconter que Jean, le disciple du Seigneur, étant allé aux bains à Ephèse, aperçut Cérinthe à l’intérieur ; il bondit alors hors des thermes sans s’être baigné, en s’écriant : « Sauvons-nous, de peur que les thermes ne s’écroulent, car à l’intérieur se trouve Cérinthe, l’ennemi de la vérité ! » Et Polycarpe lui-même, à Marcion qui l’abordait un jour et lui disait : « Reconnais-nous », « Je te reconnais, répondit-il, pour le premier-né de Satan ». Si grande était la circonspection des apôtres et de leurs disciples, qu’ils allaient jusqu’à refuser de communier, même en paroles, avec l’un de ces hommes qui falsifiaient la vérité. Comme le dit également Paul : « L’hérétique, après un premier et un deuxième avertissement, rejette-le, sachant qu’un tel homme est perverti et qu’en péchant il est lui-même l’auteur de sa condamnation » (Tt 3, 10-11). Il existe aussi une très importante lettre de Polycarpe écrite aux Philippiens, où ceux qui le veulent et qui ont le souci de leur salut peuvent apprendre et le trait distinctif de sa foi et la prédication de la vérité. Ajoutons enfin que l’Église d’Éphèse, fondée par Paul et où Jean demeura jusqu’à l’époque de Trajan, est aussi un témoin véridique de la Tradition des apôtres.
[4, l] Telle étant la force de ces preuves, il ne faut donc plus chercher auprès d’autres la vérité qu’il est facile de recevoir de l’Église, car les apôtres, comme en un riche cellier, ont amassé en elle, de la façon la plus plénière, tout ce qui a trait à la vérité, afin que quiconque le désire y puise le breuvage de la vie (Ap 22, 17). C’est elle, en effet, qui est la voie d’accès à la vie, « tous » les autres « sont des voleurs et des brigands ». C’est pourquoi il faut les rejeter (Tt 3, 10), mais aimer par contre avec un zèle extrême ce qui est de l’Église et saisir la Tradition de la vérité. Eh quoi ! S’il s’élevait une controverse sur quelque question de minime importance, ne faudrait-il pas recourir aux Églises les plus anciennes, celles où les apôtres ont vécu, pour recevoir d’elles sur la question en cause la doctrine exacte ? Et à supposer même que les apôtres ne nous eussent pas laissé d’Écritures, ne faudrait-il pas alors suivre l’ordre de la Tradition qu’ils ont transmise à ceux à qui ils confiaient ces Églises.
[4, 2] C’est à cet ordre que donnent leur assentiment beaucoup de peuples barbares qui croient au Christ : ils possèdent le salut, écrit sans papier ni encre (2 Jn 1, 12) par l’Esprit dans leurs cours (2 Co 3, 3), et ils gardent scrupuleusement l’antique Tradition, croyant en un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu’ils renferment (Ex 20, 11 ; Ps 146, 6 ; Ac 4, 24 ; Ac 14, 15), et au Christ Jésus, le Fils de Dieu, qui, à cause de son surabondant amour (Ep 3, 19) pour l’ouvrage par lui modelé, a consenti à être engendré de la Vierge pour unir lui-même par lui-même l’homme à Dieu, qui a souffert sous Ponce Pilate, est ressuscité et a été enlevé dans la gloire (1 Tm 3, 16), qui viendra dans la gloire (Mt 16, 27 ; Mt 24, 30 ; Mt 25, 31) comme Sauveur de ceux qui seront sauvés et Juge de ceux qui seront jugés et enverra au feu éternel (Mt 25, 41) ceux qui défigurent la vérité et qui méprisent son Père et sa propre venue. Ceux qui sans lettres ont embrassé cette foi sont, pour ce qui est du langage, des barbares ; mais, pour ce qui est des pensées, des usages, de la manière de vivre, ils sont, grâce à leur foi, suprêmement sages et ils plaisent à Dieu, vivant en toute justice, pureté et sagesse. Et s’il arrivait que quelqu’un leur annonçât les inventions des hérétiques en s’adressant à eux dans leur propre langue, aussitôt ils se boucheraient les oreilles et s’enfuiraient au plus loin, sans même consentir à entendre ces discours blasphématoires. Ainsi, grâce à l’antique Tradition des apôtres, rejettent-ils jusqu’à la pensée de l’une quelconque des inventions mensongères des hérétiques.
La nouveauté des hérésies
Inventions mensongères, certes, car il n’y eut chez ces derniers ni groupement ni enseignement dûment institués : [4, 3] avant Valentin il n’y eut pas de disciples de Valentin, avant Marcion il n’y eut pas de disciples de Marcion, et aucun des autres tenants d’opinions fausses que nous avons catalogués précédemment n’exista avant que n’apparussent les mystagogues et les inventeurs de leurs perversités. Valentin vint en effet à Rome sous Hygin ; il atteignit son apogée sous Pie et se maintint jusqu’à Anicet. Cerdon, le prédécesseur de Marcion, vécut lui aussi sous Hygin, qui fut le huitième évêque ; il vint dans l’Église et y fit même publiquement pénitence ; mais il n’en persévéra pas moins dans l’hérésie, tantôt enseignant en secret, tantôt faisant à nouveau pénitence, tantôt enfin convaincu d’enseigner l’erreur et retranché de la communauté des frères. Marcion, qui lui succéda, atteignit son apogée sous Anicet, qui détint en dixième lieu l’épiscopat. Quant à tous ceux que l’on appelle « Gnostiques », ils tirent leur origine, comme nous l’avons montré, de Ménandre, disciple de Simon : chacun d’eux, suivant l’opinion qu’il a adoptée, est apparu comme le père et le mystagogue de cette opinion. C’est à une époque fort tardive, au moment où les temps de l’Église atteignaient déjà leur milieu, que tous ces gens-là se sont dressés dans leur apostasie.
Le Christ et les apôtres ont prêché selon la vérité, non selon les idées préconçues de leurs auditeurs
[5, 1] Telle étant donc la manière dont la Tradition issue des apôtres se présente dans l’Église et perdure au milieu de nous, revenons à la preuve tirée des Écritures qui nous vient de ceux d’entre les apôtres qui ont mis par écrit l’évangile ; à partir de ces Écritures ils ont exposé la doctrine sur Dieu [1], non sans montrer que notre Seigneur Jésus-Christ était la Vérité (Jn 14, 6) et qu’il n’y avait pas de mensonge en lui. Ce que David, prophétisant sa naissance d’une Vierge et sa résurrection d’entre les morts, avait dit en ces termes : « La Vérité s’est levée de la terre » (Ps 84, 12). Les apôtres aussi, dès lors, étant les disciples de la Vérité, sont en dehors de tout mensonge, car il n’y a pas de communion entre le mensonge et la vérité, non plus qu’entre les ténèbres et la lumière (2 Co 6, 14) : la présence de l’un exclut l’autre. Étant donc la Vérité, notre Seigneur ne mentait pas. Partant, un être dont il aurait su qu’il était le « fruit de la déchéance », jamais assurément il ne l’aurait reconnu pour Dieu, pour Seigneur de toutes choses, pour grand Roi et pour son propre Père (Mt 5, 34-35 ; 11, 25) : jamais il n’aurait décerné de tels titres, lui, le parfait, à l’imparfait ; lui, le spirituel, au psychique, lui, qui est dans le Plérôme, à celui qui eût été hors du Plérôme. Ses disciples non plus n’auraient pas donné le nom de Dieu ou de Seigneur à un autre que celui qui est vraiment le Dieu et le Seigneur de toutes choses. C’est pourtant ce que prétendent ces vains sophistes : selon eux, les apôtres, avec hypocrisie, ont composé leur enseignement suivant la capacité de leurs auditeurs et leurs réponses selon les préjugés de ceux qui les interrogeaient ; aux aveugles ils parlaient dans le sens de leur aveuglement, aux malades, dans le sens de leur maladie, aux égarés, dans le sens de leur égarement ; à ceux qui croyaient que le « Démiurge » est le seul Dieu, c’est celui-ci qu’ils annonçaient, tandis que, à ceux qui saisissaient le « Père » innommable, ils exprimaient à l’aide de paraboles et d’énigmes le mystère inexprimable. Ainsi, ce n’est pas selon les exigences de la vérité, mais avec hypocrisie et en se conformant à la capacité de chacun, que le Seigneur et les apôtres auraient livré leur enseignement.
[5, 2] Ce n’est pas là, répondrons-nous, le fait de gens qui guérissent et qui vivifient, mais bien plutôt de gens qui aggravent et augmentent l’ignorance de leurs auditeurs, et la Loi se trouvera être beaucoup plus vraie qu’eux, elle qui déclare maudit quiconque égare l’aveugle en son chemin (Dt 27, 18). En fait, les apôtres, envoyés pour retrouver les égarés, éclairer les aveugles et guérir les malades, ne leur parlaient certainement pas selon leurs opinions du moment, mais selon ce qu’exigeait la manifestation de la vérité. Car personne n’agirait bien, si, alors que des aveugles seraient sur le point de tomber dans un précipice, il les engageait à poursuivre une voie aussi périlleuse, comme si c’était réellement le droit chemin qui dût les conduire au terme. Et quel médecin, voulant guérir un malade, se conformerait aux caprices du malade plutôt qu’aux règles de la médecine ? Or, que le Seigneur soit venu comme médecin des mal portants, lui-même l’atteste, lorsqu’il dit : « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin, mais les mal portants. Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence » (Lc 5, 31-32). Comment donc les mal portants se rétabliront-ils ? Et comment les pécheurs feront-ils pénitence ? Est-ce en persévérant dans les mêmes dispositions ? N’est-ce pas au contraire en acceptant un profond changement et retournement de leur ancienne manière de vivre, par laquelle ils ont amené sur eux une maladie peu banale et de nombreux péchés ? Or l’ignorance, mère de tous ces maux, n’est détruite que par la connaissance. C’est donc bien la connaissance que le Seigneur produisait en ses disciples, et c’est par elle qu’il guérissait les malades et détournait les pécheurs de leur péché. Ce n’est donc pas dans le sens de leurs opinions antérieures qu’il leur parlait, ni selon les préjugés de ses interrogateurs qu’il répondait, mais selon la doctrine de salut, sans hypocrisie ni acception de personnes (1 P 1, 17).
[5, 3] Cela ressort également des paroles du Seigneur, qui, parlant à des circoncis, leur montrait que le Christ qu’avaient annoncé les prophètes était le Fils de Dieu ; autrement dit, il se manifestait lui-même comme étant Celui qui rend aux hommes la liberté et leur procure l’héritage de l’incorruptibilité. De leur côté, s’adressant à des païens, les apôtres leur enseignaient à abandonner les vaines idoles (Ac 14, 15) de bois et de pierre (Is 37, 19 ; Sg 14, 21) qu’ils prenaient pour des dieux, à honorer le vrai Dieu qui a constitué et fait toute la race humaine et qui par sa création la nourrit, l’accroît, l’affermit et lui donne de subsister, et à attendre son Fils (1 Th 1, 10) Jésus-Christ, qui nous a rachetés à l’Apostasie par son sang (Ap 5, 9 ; 1 P 1, 18) afin que nous soyons, nous aussi, un peuple sanctifié (He 13, 12 ; 1 P 2, 9), – lui qui descendra des cieux (1 Th 4, 16) dans la puissance (Mt 24, 30) de son Père, fera le jugement de tous les hommes et donnera les biens venant de Dieu à ceux qui auront gardé ses préceptes (Jn 15, 10). C’est lui qui, étant apparu aux derniers temps comme la pierre du sommet de l’angle (1 P 2, 6 ; Ep 2, 20), a rassemblé en un et réuni ceux qui étaient loin et ceux qui étaient près (Ep 2, 17), c’est-à-dire les circoncis et les incirconcis, donnant de l’espace à Japhet et le faisant habiter dans la maison de Sem (Gn 9, 27).
Notes
[1] Ce passage a été précisément retouché par nos soins sur la suggestion de B. Sesboüé proposant une traduction différant essentiellement de celle de A. Rousseau : Bernard SESBOÜÉ, « La preuve par les Écritures chez St Irénée, à Propos d’un texte difficile d’AH III », in Nouvelle Revue Théologique, n. 103, 1981, pp. 872-873 (pour notre commentaire à ce propos cf. Écriture et Tradition chez St Irénée de Lyon). Voici ce même passage tel que l’on peu le trouver en Source Chrétiennes ou en Sagesses Chrétienne (nous soulignons précisément le passage posant problème) :
Telle étant donc la manière dont la Tradition issue des apôtres se présente dans l’Église et subsiste parmi nous, revenons à la preuve tirée des Écritures de ceux d’entre les apôtres qui ont mis par écrit l’Évangile, Écritures dans lesquelles ils ont consigné leur pensée sur Dieu.