Les damnés poursuivis par l’Amour
Ces intuitions mystiques de S. Catherine [1] ouvrent toute une réflexion sur le mystère de la damnation et de l’enfer. Dans ces conditions, s’il y a des damnés, ils sont dans le cœur de Dieu assiégés de toute part par son Amour ; un peu comme les « points noirs » de l’univers qui absorbent tout rayonnement sans en émettre la lumière. Dieu est amour : il ne peut qu’aimer. Il ne peut qu’aimer et encore plus ces êtres enfoncés dans une telle contradiction. S’il y a des damnés on ne pourra les voir dans le Corps Mystique du Christ que comme les trous des clous et la blessure du côté que Jésus Ressuscité garde même dans sa résurrection. Ils ne répondent pas à l’amour mais ils sont dans l’amour, éternellement pourchassés par l’Amour auquel ils opposent un non définitif. Voilà le péché contre l’Esprit Saint qui consiste à refuser non pas d’aimer mais d’être aimé par Dieu : c’est le dégoût ultime et total par rapport à l’amour de Dieu et à son Royaume, quand celui-ci devient pour quelqu’un source non de bonheur mais d’enfer, tellement il s’est rendu étranger, réactif, hostile, par rapport à l’Amour. C’est vraiment la révolte totale de la liberté qui ne veut rien recevoir de Dieu, qui veut être seulement par elle-même, et pour qui recevoir l’Amour d’un Autre c’est l’enfer. Personne ne peut dire que nous n’avons pas déjà, chacun de nous dans notre expérience terrestre, connu une petite expérience de ce qu’est la possibilité de l’enfer. Non pas de la réalité même de l’enfer, mais de la réelle possibilité de l’enfer pour chacun d’entre nous, quand par orgueil nous nous fermons à l’Amour et que nous ne voulons plus être aimés, parce qu’il nous faudrait accepter d’être aimés dans notre pauvreté, dans notre néant. Comme le dit Jésus à Catherine de Sienne : « Tu est celle qui n’est pas, Je Suis celui qui Suis ». Quand on n’accepte pas son néant, on ne peut pas accepter l’Amour qui nous a tirés de lui. « Fais-toi capacité, continue le Christ en parlant à S. Catherine, et je me ferai torrent ».
Dans cette contemplation de l’agonie de Jésus, de la sueur de sang, il est extraordinaire de voir comment l’Amour se donne malgré la contradiction. « Non pas ma volonté mais la tienne » [Luc 22, 42], c’est à dire j’aimerai selon ton dessein, j’aimerai cet homme jusqu’à la fin sans considérer qu’il peut opposer à mon Amour un « non » pour l’éternité. Tel est le drame de l’enfer : Dieu ne peut pas prendre acte de notre « non ». En effet si Dieu pouvait prendre acte de notre « non », alors il pourrait soit nous supprimer l’être, comme le disent certains, et notre âme n’existerait plus. Ou bien, Dieu pourrait nous donner un bonheur hors de Lui, mais ce n’est pas possible, parce qu’il est l’Être. On ne peut pas durer dans l’être hors de lui, et comme il est Amour, on ne peut pas ne pas être aimé de Lui. Alors que peut-il faire d’autre sinon aller de l’avant les yeux bandés par rapport à un refus de l’amour qui lui reste inconcevable ? [2] Il s’acharne à nous aimer dans un corps à corps avec nos libertés, jusqu’à notre dernier souffle.
Même par delà notre dernier souffle, si jamais notre liberté s’ancrait dans un ultime refus, il ne pourrait que continuer à aimer en pure perte. C’est dans cette folie de sa miséricorde que s’accomplit, de manière immanente, l’exigence de sa justice. Satan est un être poursuivi par l’Amour de Dieu. Cela apparaît dans le livre de Job : Satan se présente devant Dieu avec les anges et il parle avec lui. Il est chassé du ciel en tant qu’accusateur de l’homme, il est discrédité. Il ne peut plus tenter Dieu mais il n’est pas en dehors de l’amour de Dieu ; il ne peut pas l’être. Dieu n’a pas pu créer une créature pour une extériorité [3]. Les ténèbres extérieures c’est seulement au sein de la liberté qu’elles peuvent exister. Elles ne sont pas une mise en dehors de la présence de Dieu. Au contraire, la même présence de Dieu, qui pour le bienheureux est source de bonheur et de joie, fait le malheur de Satan par orgueil et par jalousie. Coupe de bénédiction, coupe de colère…
L’autopunition de l’enfer
Il apparaît clairement que la justice de Dieu est inséparable de son Amour et donc ne peut qu’être que le contraire d’une justice de vengeance. Bien sûr l’enfer revient à une punition par une justice immanente, mais où le damné se punirait lui-même. Dieu donne ce qu’il a promis, et sa justice consiste à ne pas pouvoir revenir sur sa parole : il a promis l’être, il le donne. Il ne peut pas cesser de faire exister une de ses créatures spirituelles. Il a promis la vie éternelle en sa présence, il la donne. Si cela rend quelqu’un malheureux, celui-là ne peut s’en plaindre qu’à lui-même qui fait volontairement de ce bonheur un malheur.
Nous sommes nous-mêmes nos propres bourreaux. Si au moment du jugement dernier un damné voulait se lever en disant : « Seigneur, malheureux que je suis, qu’ai-je fait de ma vie ? », l’amour de Dieu s’engouffrerait en lui. S’il y avait chez le damné cette désolation que l’on constate chez certains condamnés à mort qui pleurent sur leur sort au moment où l’on prononce la sentence, s’il y avait quelque chose comme cela en lui, cela ouvrirait toutes grandes les vannes de la miséricorde de Dieu dans son cœur. Il est damné en s’endurcissant dans une résistance ultime contre la miséricorde au point que la miséricorde elle-même devient pour lui une souffrance infinie. Le moindre mouvement sinon d’amour, du moins de besoin d’amour, provoquerait ce qu’a provoqué chez le père le retour intéressé de l’enfant prodigue (Luc 15, 11s). Il n’est pas revenu vers le père d’abord par repentir, il est revenu vers le père poussé par le besoin : « chez mon père, se disait-il, même les serviteurs mangent mieux que je mange maintenant ». Ce n’était pas glorieux, mais cela suffit car il a accepté d’être aimé par le Père, comme le Bon Larron sur la Croix [Luc 23, 40]. On n’est pas damné parce qu’on a refusé d’aimer ; ou alors nous le serions tous. On est damné parce qu’on a refusé d’être aimé. Cela se fait par un apprentissage quotidien de l’orgueil où, bien sûr, on commence par désapprendre à aimer et, à force de désapprendre à aimer, à désespérer de l’Amour. Comme on a refusé d’aimer, on ne sait plus ce que c’est qu’aimer et donc on commence à penser que c’est une pure tromperie, et de fil en aiguille, on commence à ne plus supporter dans ce monde d’être aimé, ou de voir les autres s’aimer. Nous savons bien qu’il y a quelque chose comme cela dans notre cœur, comme un petit ressort d’enfer. Nous le voyons au grand jour chez certaines personnes qui vivent déjà sur terre des situations infernales. Il suffit de penser à certaines familles, à certains couples, dans lesquels s’est introduite la haine. N’y a-t-il pas là comme une préfiguration de la réalité infernale là où l’amour est devenu insupportable ?
Notes de Testimonia
[1] Il s’agit ici de Ste Catherine de Sienne, et non de Ste Catherine de Gêne à laquelle notre encadré fait référence.
[2] La conception de Dieu sans idée du mal est une thèse chère au père Garrigues, c’est l’objet du livre dont est tiré ce passage. Cf. « Dieu sans idée de mal » in Jean-Miguel Garrigues, Dieu sans idée du mal, La liberté de l’homme au cœur de Dieu, 1997, Desclée, pp. 168-184.
[3] Nulle créature, même les démons ou les damnés, ne peuvent survivre hors de la présence de Dieu. En effet Dieu est la source de l’être, si par impossible une créature pouvait échapper à son influence elle retournerait instantanément au néant. C’est pourquoi dans la théologie chrétienne on affirme qu’il y a du bien même dans les démons : ceux-ci sont quelque chose, ils reçoivent de l’être qu’ils tiennent de Dieu, donc du bien (ontologique et non moral bien sûr). C’est pourquoi il faut faire attention avec des expressions de type : « les damnés se coupent de Dieu », il y a une manière de comprendre cette phrase dans le sens où les damnés ne sont pas en dehors de lui mais où ils ne peuvent le voir à cause de leur perversion.