Dieu est Père parce qu’il n’a pas donné à l’homme, à l’origine, un commandement arbitraire, pour voir s’il serait ou non obéissant [1]. Ce qui intéresse Dieu ce n’est pas cette obéissance formelle ; pas plus que de vrais parents n’imposent à leurs enfants des ordres arbitraires ; ils disent à leurs enfants quel est leur bien : voilà l’obéissance que demande la paternité. Et Dieu dit à Adam : « si tu manges du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal », c’est-à-dire si ta liberté de communion, dans laquelle tu es encore tout petit et dans laquelle tu dois tant apprendre sur l’amour avant de goûter à l’immortalité dans la charité qui ne passe pas, tu la transformes en volonté d’autosuffisance, croyant pouvoir te débrouiller par toi-même et mettre la main sur le monde pour te procurer ton bonheur, alors « tu mourras ». Non pas je te ferai mourrir pour te punir, mais tu gaspilleras ton héritage, tu introduiras la vanité et au lieu de grandir et communier au fruit de l’arbre de Vie qui est l’immortalité, tu connaîtras la saveur amère de la fatigue, de la souffrance et de la destruction dans la mort. Ce ne sont pas là des punitions que Dieu invente a priori ; sa justice est immanente à notre liberté. C’est l’homme qui introduit la mort, c’est l’homme qui est son propre bourreau, c’est l’homme qui se condamne à toute cette fatigue, à toute cette souffrance, c’est l’homme qui en quelque sorte se suicide par sottise. Ces maux ne sont pas des malédictions qui tombent du ciel comme la colère d’un souverain courroucé de n’avoir pas été obéi sur un ordre arbitraire. Dieu voulait donner vraiment à l’homme l’héritage entier ; mais pour que la liberté de l’homme pût entrer en communion avec l’héritage entier, il fallait qu’il se laisse habituer lentement, comme dit S. Irénée, à l’amour immortel qu’est Dieu.
Nous ne savons rien effectivement de l’itinéraire qu’aurait eu la liberté adamique, mais nous en savons pourtant quelque chose dans la Vierge Marie ; en elle nous voyons une liberté qui ne s’est pas tournée vers la connaissance du bien et du mal et qui cependant est passée par toutes ces morts à soi-même que comporte la croissance dans la charité et tous ces seuils d’un cheminement dans la foi. Cela montre bien que l’histoire d’une liberté n’a pas besoin des oscillations entre le bien et le mal pour être vraiment une aventure extraordinaire. Même sans passer par le péché, le fait de passer de l’état de créature à la communion avec le Père et à la découverte de son héritage, est quand même quelque chose à la fois d’exaltant et de terriblement redoutable. Le dessein du Père, parce qu’il comportait l’adoption de grâce d’une liberté et son acheminement pédagogique, aurait été un « drame », au sens strict du mot, c’est-à-dire une aventure de la liberté, mais pas forcément une tragédie. C’est nous qui avons transformé le « drame » de la liberté dans la tragédie du péché.
Le Père se trouve ainsi en quelque sorte lié par son dessein car il ne peut supprimer la liberté de son enfant, même sa liberté mauvaise, sans supprimer du même coup sa possibilité de communion avec l’héritage entier. Désormais c’est par notre liberté dégradée, oscillante entre le bien et le mal, à travers la chair et le sang, à travers les souffrances et les alliances, les ruptures et les pardons, que Dieu va devoir conduire l’homme. Jusqu’au moment où en Jésus-Christ prenant sur lui, jusque dans la mort où elle est tombée, une liberté qui a mal tournée, il pourra de nouveau lui réinfuser l’Esprit. Car l’Esprit donne la communion vivante avec le Père, cette loi de croissance que Dieu a donnée à la liberté d’Adam pour le conduire à l’immortalité. Seulement, ce qui avait été très facile aux origines, quand il s’agissait simplement de souffler dans les narines du premier Adam, ne peut s’accomplir dans l’homme que du fond même de la déchéance de sa liberté et c’est par le dernier souffle du Christ, dernier Adam obéissant jusqu’à la mort, que Dieu va infuser son Esprit de charité dans le cœur de l’homme.
Le témoignage du chrétien consiste à montrer au monde que la toute-puissance de Dieu réside tout entière dans sa paternité. Celle-ci introduit en nous l’Esprit de filiation, qui nous délivre de cette liberté d’oscillation entre le bien et le mal, pour nous garder en quelque sorte dans l’oubli du mal. Le problème n’est pas avant tout de choisir le bien et d’éviter le mal. Quand on a conçu le mal, 99 fois on choisira peut-être le bien, mais la 100ème, on finira par choisir le mal. Si l’idée du mal est entrée dans l’esprit de l’homme, c’est que la communion d’Esprit avec Dieu n’y était plus. Le vide de communion est comblé par un mensonge, car le péché n’est qu’un mensonge sur notre vrai bien et notre vrai bonheur. Mais dans la mesure où nous découvrons que la véritable liberté est une liberté de communion dans l’amour, nous devenons capables dans l’Église de refaire l’unité du genre humain et d’être un pôle de rassemblement pour le monde divisé des descendants d’Adam.
C’est à ce moment que le chrétien peut dire : je connais le dernier mot de la toute-puissance de Dieu et ce mot c’est sa paternité, c’est le visage d’amour de mon Père. Le cœur du Père est cet amour qui ne veut rien faire sans l’homme, et qui veut donner à l’homme l’héritage entier d’un bonheur immortel auprès de lui. Si nous sommes capables de montrer aux hommes par notre vie ce qu’est la grandeur de cet héritage que le Père nous a promis, alors ils se rendront compte que l’apparent silence, l’apparente impuissance de Dieu dans le monde et dans nos vies, est au contraire une passion, la passion d’un amour tout-puissant, plus fort que toute la puissance que Dieu a déployée dans la Création. Dieu veut recréer le monde, il veut faire un monde où il n’y aura plus de souffrance, ni de mort, mais il veut le refaire à partir de notre liberté, à partir du diamant indestructible de la charité qui ne passe pas, car elle est le cœur même du Père.
Note de Testimonia
[1] Cette position fût notamment propagée par le franciscain Guillaume d’Ockham, XIVème siècle.