Aujourd’hui, le mot « charisme » est employé pour désigner n’importe quel don naturel qui assure un certain succès disproportionné au regard de l’effort consenti. On a le charisme de la parole si l’on séduit facilement un auditoire, le charisme de la générosité si l’on se préoccupe de l’autre, le charisme politique si l’on remporte les élections avec élégance et, semble-t-il, sans trop d’efforts, le charisme de la charité, etc. Saint Paul pourrait se vanter d’avoir eu le charisme de l’apostolat, lui qui avoue s’être présenté comme « faible, craintif et tout tremblant » (1 Co 2, 3). Bientôt Miss France aura le charisme de la beauté et le Président de la République celui des longs discours qui disent tout « en même temps » !
Il n’y a pas de « charismes » sans « charité », sinon le mot ne veut rien dire ! Or la charité est une « vertu infuse », c’est-à-dire créée en nous par l’action divine et sous le gouvernement divin. La grâce, qui est aussi un don de Dieu, est un « état de vie » par lequel, sans aucun mérite de notre part, ce que nous faisons de bien, même les œuvres de la charité théologale et même les actes les plus corporels (« que nous mangions ou que nous dormions ») s’élèvent vers Lui et Lui sont agréables, parce que tout notre être personnel Lui est agréable. Si l’on peut oser cette métaphore, Dieu est amoureux de sa créature humaine quand, lavée dans l’eau et le sang du Fils, elle est devenue, sans aucun mérite de sa part, comme la personne aimée que l’amoureux trouve agréable dans tout ce qu’elle fait et dans tout ce qu’elle est ! Cette grâce, la théologie l’appelle « grata faciens« . Elle demeure, dit saint Thomas, à l’essence de l’âme1, c’est-à-dire que l’acte qui en nous est principe de notre existence et de ce que nous sommes, rend tout ce que nous sommes et faisons – par la médiation du Christ – juste et agréable à Dieu – sauf le péché !
Mais la personne humaine n’est pas une Belle aux bois dormant ! Comme le propre Fils du Père – son Unique, son Aimé – est envoyé pour prendre existence dans la « chair » humaine et ramener à Lui tous les hommes, afin que tous ceux qui écouteront sa voix soient justifiés, sanctifiés et réconciliés, il envoie aussi ceux qu’il aime, ceux en qui il se complaît vers ceux qui sont encore dans les ténèbres ou qui peinent sur le chemin du retour, afin qu’ils soient éclairés, enseignés, fortifiés, consolés, visités, aimés, guéris, accompagnés, qu’ils trouvent des compagnons de route et qu’ils découvrent la Lumière de la Vérité et l’immensité de l’Amour.
Ce Dieu amoureux de sa créature humaine choisit ceux qu’Il envoie, Il leur donne une mission, mais ne les laisse pas partir sans besace ni chaussures. Comme un Père qui connaît ses enfants, comme un chef qui connaît ses hommes, il sait quelles sont les dispositions naturelles et acquises, les talents et les dons dont ils sont pourvus. N’en est-il pas la première cause, le premier Créateur ? « C’est toi qui m’as formé les reins, qui m’a tissé au ventre de ma mère » (Ps 138/139, 13), dit le psalmiste. Mais il sait aussi que sa main puissante, son secours constant, même invisible, est la condition unique du succès de la mission.
Que fait-il ? Il augmente la charité et insuffle un attrait grandissant vers un bien divin qui attire et devient dévorant : l’amour des pauvres délaissés en « expiation du karma », des lépreux, des orphelins, des ignorants, des pécheurs, ou tout simplement de Lui, Dieu, délaissé, ignoré, « mendiant d’amour ». Il fortifie la foi pour qu’elle puisse vaincre les obstacles, ces obstacles qui se présenteront souvent comme des « montagnes à déplacer ». Il augmente la certitude des enseignements reçus par la lumière naturelle des disciplines apprises, mais encore plus par la lumière de grâce qui permet de témoigner de la science et de la sagesse de Dieu. Il surélève la prudence vertueuse, la gratifiant d’un discernement plus aigu pour juger du bien et du mal, donne le courage et la force de vaincre les peurs et les angoisses, calme l’aiguillon des concupiscences désordonnées et choisit lui-même les amis – les vrais –, qui deviendront les compagnons de route et les associés de cette œuvre naissante dont Lui-même, Dieu est l’auteur et qu’Il veut pour le bien de son Église.
Toutes ces grâces données en vue de la mission sont des grâces « gratis data« . Elles sont en vue de l’œuvre de Dieu et non en vue de la sainteté personnelle du sujet2. Seulement, il ne faut pas exagérer la différence. Tous les saints se sont sanctifiés dans l’œuvre qu’ils ont accomplie, quoique leur sainteté dépende essentiellement des grâces qui les ont rendus agréables à Dieu et non du « succès » de leur œuvre. Il y a des œuvres voulues par Dieu qui ont échoué ou qui n’ont eu que très peu de pérennité. Les fruits qui demeurent ne sont pas mesurables au succès terrestre ! Ce que Dieu veut, ce dont il a l’initiative, ce qu’Il a soutenu de sa grâce n’est jamais perdu !
Dieu n’échoue pas ! Mais les grâces qui sont données pour l’œuvre de Dieu sont données à celui que Dieu a appelé à son service ou aux personnes qui l’ont accompagné. Seule la personne humaine peut être sujet de la grâce ! Et si l’œuvre échoue, ce n’est pas parce que le serviteur n’était pas un bon serviteur ou parce que Dieu n’a plus donné ses grâces. Aucune œuvre humaine n’est nécessaire pour Dieu, même s’Il la soutient par ses grâces. Ces grâces sont gratuitement données et permettent à l’homme de coopérer avec Dieu, et cela est agréable à Dieu. C’est la vraie nature des grâces charismatiques : elles ne sont pas le contraire, à savoir une coopération de Dieu avec l’homme ! Pour Dieu, seule l’Église est nécessaire, mais elle n’a pas un fondateur humain (cf. Mt 28, 20) !