Il faut regarder comme purement théorique mais en fait irréalisable l’hypothèse d’une massa perditionnis, d’une humanité abandonnée à sa perte en raison du seul péché originel. La chute n’aurait pas été permise, soufferte, si la rédemption n’avait pas été prévue dans le même instant divin éternel [1]. Dès après la chute, la seule pensée que Dieu puisse avoir est de se porter, avec une bonté inimaginable, au secours de l’humanité, de la préparer à recevoir un jour la visite de son Fils unique, qui, né de la race humaine, viendra surcompenser, par le sacrifice sanglant du Calvaire, l’outrage du premier péché, attirer tous les hommes à lui (Jn 12, 32), réconcilier et « pacifier dans le sang de sa Croix toutes choses tant sur la terre que dans les cieux » (Col 1, 20), recommencer et « récapituler » un nouvel univers (Ep 1, 10). Et c’est tout de suite et sans délai qu’en raison de la rédemption future est envoyé au premier homme, dépouillé irrémédiablement de la grâce adamique, le secours d’une grâce plus mystérieuse encore, déjà christique par anticipation.
Selon qu’elle est acceptée ou refusée, cette grâce christique dont les rayons viennent frapper à la porte de chaque cœur, va partager les hommes en deux cités antagonistes, toutes deux spirituelles, mystiques, transcendantes, c’est-à-dire spécifiées par leur ordination immédiates, non pas aux fins infravalentes de la vie temporelle, mais aux fins supravalentes de la vie éternelle, soit désirées : et voilà la cité de Dieu, soit méprisées : et voilà la cité du Diable. Ces deux cités traversent toute la durée de temps ; elles sont présentes à la préhistoire avant de l’être à l’histoire.
Les deux cités mystiques en perpétuel conflit se hâtent vers leur terme, imprimant à l’histoire un double mouvement contraire, l’un vers le haut, l’autre vers le bas.
[1] « Dans un décret identique » disent les Carmes de Salamanques. De incarnatione, disp. 2, dub. I, n° 36 ; édit. Palmé, t. XIII, p. 298, Voir L’Église du Verbe incarné, Paris, Desclée De Brouwer, 1951, t. II, p. 101.