Cette vertu a toujours eu, dans la spiritualité chrétienne, une place particulière. Saint Bernard écrit : « Efforcez-vous à l’humilité, elle est le fondement et la gardienne des vertus ; recherchez-la avec ardeur, elle seule peut sauver vos âmes » [1]. Dans le texte dont plusieurs passages ont été cités plus haut [2], Dorothée de Gaza l’exprime en utilisant l’image du mortier qui doit lier les pierres (les vertus) afin qu’elles ne se disjoignent pas [3]. Saint Bernard dit encore : « C’est par l’humilité que nous recevons les autres vertus, c’est par elle aussi que nous les conservons, enfin c’est elle qui les porte à leur perfection » [4]. Plus près de nous, le Curé d’Ars écrit : « L’humilité est aux vertus ce que la chaîne est au chapelet : enlevez la chaîne et tous les grains s’échappent ; ôtez l’humilité et toutes les vertus disparaissent » [5].
Pourtant il n’est pas certain que pour telle âme, à tel moment, il soit bon de mettre tout son élan spirituel dans la recherche de l’humilité. Si derrière cette recherche insistante on trouve l’image d’un Dieu qui prend plaisir à humilier ses créatures, ou encore une faiblesse psychologique comme un manque d’estime de soi [6], cette âme devrait être franchement orientée vers la contemplation de l’amour du Christ et de son Père pour elle et non dans la contemplation de son néant qui ne la conduira pas à Dieu. Un regard vers la grandeur de Dieu est plus propre à nous humilier que la réflexion sur notre néant.
Trop pousser une âme dans l’humilité présente de vrais risques, humains et spirituels. La véritable humilité ne peut s’établir que sur le terrain d’une saine estime de soi, et la connaissance de notre valeur devant Dieu. La meilleure clef de cet équilibre a été reformulée par saint Paul : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu, et si tu l’as reçu pourquoi t’en glorifier comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Co 4, 7). Or nous avons reçu rien moins que la filiation divine. L’humilité ne consiste donc pas à dire « je ne suis rien », mais plutôt « j’ai tout reçu, sans aucun mérite de ma part ». Saint Paul reste le maître incontesté sur ce chemin, lui qui va jusqu’à dire que Dieu « nous a donné sa gloire » (Rm 8, 30). « Tout est à vous, mais vous, vous êtes au Christ et le Christ est Dieu » (1 Co 3, 22-23).
L’humilité se fonde sur le mystère de l’homme créé à l’image de Dieu, une expression dont la répétition nous fait oublier parfois toute la profondeur : comment un être créé peut-il être l’image de l’Incréé ? Comment celui qui a tout reçu, jusqu’à son existence, peut-il être appelé à entrer dans la vie de Celui qui donne tout ? La réponse se trouve dans le mystère du Christ, qui lui-même s’enracine dans le mystère du Verbe éternellement engendré. L’humilité saine sera donc émerveillée du don incroyable qu’elle a reçu. Loin de détruire l’estime de soi, elle la purifie et la porte à son plus haut degré, en la posant sur son socle véritable qui est Dieu créateur. « [Dieu] n’a pas épargné son propre Fils, mais il l’a livré pour nous tous : comment pourrait-il, avec lui, ne pas nous donner tout ? » (Rm 8, 32).
L’humilité se trouve comme suspendue entre notre dignité de fils de Dieu et le néant dont nous avons été tirés. Nous ne sommes pas dans le vide, car l’humilité indépassable du Christ a joint pour toujours l’infini de Dieu et les limites de la créature et c’est en lui que nous trouvons l’équilibre qui nous permet de n’oublier ni notre origine, puisque nous sommes « tirés de la poussière », ni notre fin que les Pères de l’Eglise aiment à appeler la « divinisation ». La croissance de l’humilité ne peut se faire de manière saine que dans cet équilibre, des deux côtés à la fois. « L’humilité, c’est marcher dans la vérité », dit sainte Thérèse d’Avila :
Un jour où je me demandais pour quelle raison Notre Seigneur aime tant cette vertu d’humilité, ceci, soudain, me parut évident : Dieu est la suprême Vérité, et l’humilité, c’est être dans la vérité ; en voici une fort grande : nous n’avons de nous-même rien de bon, nous ne sommes que misère, et néant ; quiconque ne comprend pas cela vit dans le mensonge. Plus on le comprend, plus on est agréable à la suprême Vérité, car on vit en elle. Plaise à Dieu, mes sœurs, de nous faire la grâce de ne jamais nous écarter de cette connaissance de nous-même. [7]
Oui, sainte Thérèse, mais si vous voulez que nous marchions dans la vérité, n’oubliez pas l’autre moitié qui ressort tellement de votre œuvre : nous ne sommes rien par nous-mêmes, mais nous sommes tout par grâce. Au début des sixièmes demeures dans lesquelles se trouve le texte qui vient d’être cité, vous écrivez : « L’âme est désormais bien décidée à ne pas prendre d’autres époux, mais l’époux ne tient pas compte de son vif désir de célébrer immédiatement les fiançailles ». Ne me dites pas qu’elle pense sérieusement qu’elle n’est que néant, car sinon elle n’attendrait pas avec tant d’ardeur les fiançailles et fuirait loin de l’époux en lui disant comme saint Pierre : « Seigneur éloigne-toi de moi car je suis un homme pêcheur » (Lc 5, 8).
Des auteurs spirituels parlent facilement du « néant de la créature ». Nous avons évité cette expression, certes justifiable quand on la comprend, mais en soi inexacte. La créature a été tirée du néant. De plus l’homme est image de Dieu. Mais dans l’expérience vécue des mystiques, l’abîme entre l’immensité divine et leur propre petitesse est si grand qu’il leur semble n’être plus rien, d’où la tendance à parler de leur propre néant. Dans l’autre sens, d’autres mystiques authentiques emploieront, pour parler de l’union à Dieu, un langage qui se trouve à la limite du panthéisme, comme s’il n’y avait plus de différence entre Dieu et eux. Une fois de plus, il s’agit d’un vécu qui ne sait pas comment se mettre dans la limite trop étroite des mots. L’union à Dieu les a tellement envahis qu’ils ne sentent plus de différence, c’est ce qu’ils cherchent à exprimer, mais cela ne supprime en rien la différence ontologique entre le Créateur et la créature – ils auront souvent une mention explicite pour ajouter cette précision.
Une approche trop volontariste de l’humilité oubliera souvent cet équilibre. Ne retenant que les textes qui parlent de notre néant – ils abondent ! – elle pense que plus nous serons convaincus que nous ne sommes rien, plus nous serons aptes à recevoir l’action divine, ce qui n’est ni vrai, ni faux, en ce sens que cette condition est utile ou même nécessaire mais pas suffisante. Dire que nous ne sommes rien par nous-mêmes ne veut pas dire que nous ne sommes rien tout court. Une insistance unilatérale sur cette dernière expression aboutit fatalement à des catastrophes aussi bien psychologiques que spirituelles. Si je ne suis rien, ma vie n’a pas de sens, mon existence même n’en a pas, et je ne peux pas être aimé car personne, même Dieu, ne peut aimer « rien ». Se sentir « rien », c’est mener une vie de damné. Pousser trop loin dans ce sens peut conduire une personne au suicide.
Sans aller jusque là, l’humiliation n’appuie que d’un côté, et pour cette raison ne doit pratiquement jamais être recherchée par le religieux, et encore bien moins provoquée par les supérieurs. L’humiliation ne peut porter à l’humilité qu’à la condition d’être bien vécue, ce qui demande une maturité spirituelle déjà bien avancée. Elle peut tout aussi bien conduire au ressentiment, à l’amertume, à un mépris morbide de soi. La vie nous apporte suffisamment d’occasion d’être humiliés pour qu’il soit inutile et plutôt téméraire de vouloir les provoquer. Ce moyen, le plus dangereux de tous, n’est convenablement manié que par la Providence divine. Apprendre à bien porter, dans la suite du Christ, les humiliations que la vie nous apporte, telle est la voie royale. Demander l’humilité, à condition de ne pas en faire une obsession, tout religieux devrait l’avoir à coeur. Demander l’humiliation est beaucoup moins raisonnable et risque de voiler un orgueil caché : suis-je certain de pouvoir porter l’humiliation dans l’amour et la reconnaissance ? Provoquer l’humiliation relève d’une opération à haut risque dont il est permis de se demander si elle est jamais justifiée.
Le déséquilibre inverse peut aussi exister, sainte Thérèse d’Avila nous met en garde sur ce point :
L’édifice spirituel reposant tout entier sur l’humanité, plus on s’approche de Dieu, plus cette vertu doit grandir, et s’il en est autrement, tout est perdu. Or il y a, je crois, un certain orgueil à vouloir de soi-même monter plus haut. Etant donné ce que nous sommes, notre Dieu nous fait déjà trop de grâce, en nous promettant de nous approcher de Lui. [8]
La crainte de l’orgueil ne doit pourtant pas conduire à écraser une âme sous le sentiment de sa misère. Lorsque l’enfant prodigue revient à la maison, le Père le traite comme un prince. Saint Basile, dans son traité Sur l’origine de l’homme, s’écrie : « Homme, tu as été élu prince de la création ! » [9] Il n’oublie pourtant pas l’équilibre :
Dieu daigne modeler notre corps avec ses propres mains. […] Si tu considères ce qu’il a pris, qu’est-ce que l’Homme ? Mais si tu réfléchis à Celui qui l’a modelé quelle grande chose que l’Homme ! [10]
Derrière des apparences légère et un peu vaniteuses, les novices d’aujourd’hui cachent souvent le grand vide de notre culture qui ne croit plus à la grandeur de l’homme. Qui suis-je ? Cette question les habite plus qu’ils ne le pensent. Leur expliquer avec trop d’insistance qu’ils ne sont rien ne peut pas les aider, tant la foi en la filiation divine reçue du baptême est généralement maigre dans la culture chrétienne d’aujourd’hui.
Même dans le monde religieux, elle reste souvent faible, alors qu’elle constitue la pierre fondamentale d’une vie religieuse solide et équilibrée. Croire réellement que Dieu nous aime, d’une foi qui tient dans l’épreuve, est le fruit d’un long itinéraire. Il convient donc d’abord d’établir ou de consolider ces bases et ne pas laisser le jeune enthousiaste se lancer dans un goût de l’humiliation et du sacrifice qui ne va pas résister à l’usure du temps. Ce jeu n’est pas sans risque et on peut s’y brûler les ailes.
Du côté du formateur – qui devrait savoir ces choses – qu’il commence par les fondamentaux : la création à l’image de Dieu, la filiation divine qui nous a été donnée dans et par le Christ, l’amour totalement gratuit de Dieu – un amour de complaisance et pas seulement de bienfaisance -, le mystérieux rapport entre l’œuvre de la grâce et notre action personnelle, le visage de Dieu presque toujours déformé par des schémas issus de l’expérience familiale ou autre. La matière est ample. L’humilité vraie naîtra naturellement d’un tel parcours, beaucoup plus et beaucoup mieux qu’en tournant indéfiniment autour de notre misère, c’est-à-dire, finalement de nous-même, antithèse complète de l’humilité. Ecoutons une fois encore la grande Thérèse :
Jamais nous n’arriverons à nous connaître si nous ne cherchons pas à connaître Dieu ; en contemplant sa grandeur penchons-nous sur notre bassesse ; en contemplant Sa pureté, nous verrons notre saleté ; en considérant Son humilité, nous verrons combien nous sommes loin d’être humbles. On trouve [à cette perspective] deux avantages : premièrement il est clair que quelque chose de blanc paraît plus blanc auprès de quelque chose de noir, et, à l’opposé, le noir auprès du blanc ; deuxièmement, notre intelligence et notre volonté se disposent mieux à accomplir tout ce qui est bien lorsque notre regard se tourne vers Dieu ; il y a de grands inconvénients à ne jamais sortir de notre boue et de notre misère. Si nous vivons enfoncés dans les misères de notre terre, jamais nous ne sortirons du courant boueux des craintes, des pusillanimités, et de la lâcheté. C’est pourquoi je dis, mes filles, que nous devons fixer nos regards sur le Christ, notre bien ; là, nous apprendrons la véritable humilité ; en Lui et en ses Saints, notre intelligence s’ennoblira comme je l’ai dit. [11]
Notes
[1] , « Premier sermon pour le jour de Noël », Les cinq sources, 1, dans Sermons pour l’année I.2, Paris, Editions du Cerf, col. « Sources chrétiennes », 2004, p. 11.
[2] Voir la connexion des vertus, p. 53.
[3] , « Instructions » XIV, « De l’édifice et de l’harmonie des vertus de l’âme », dans Œuvres spirituelles, Paris, Editions du Cerf, col. « Sources Chrétiennes », 1963, p. 425.
[4] , Des mœurs et du devoir des évêques, ch. V, n°17, dans Œuvres complètes, Paris, Vivès, 1866, t. II, p. 202.
[5] , Le Curé d’Ars Saint Jean-Marie-Baptiste Vianney (1786-1859), Lyon-Paris, Emmanuel Vitte, 1929, p. 537.
[6] Low self esteem, disent les Anglo-Saxons.
[7] , Le château intérieur, 6ème demeures, 10, 7, Paris, Editions du Cerf, 2003.
[8] , Livre de la Vie, 12, 4, dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Editions du Cerf, 1995, p. 85.
[9] , Sur l’origine de l’homme, I, 8, Paris, Editions du Cerf, col. « Sources chrétiennes », 1970, p. 185.
[10] Ibid., II, 2, p. 231.
[11] , Le château intérieur, Premières demeures, ch. II, 9-10.