Extrait d’une lettre d’un diable expert en tentation à son apprenti
Les hommes vivent dans le temps mais notre Ennemi [1] les destine à vivre dans l’éternité. Je pense que c’est là la raison pour laquelle il veut qu’ils tiennent toujours compte de deux choses : de l’éternité et de ce laps de temps qu’ils appellent le présent. Car le présent est le point où le temps touche à l’éternité. En effet, c’est seulement dans le moment présent que les hommes font une expérience qui ressemble à celle que fait notre Ennemi de la réalité dans sa totalité : c’est pour eux l’occasion unique de goûter à la liberté et de connaître l’actualité. C’est pourquoi l’Ennemi voudrait les voir constamment préoccupés ou de l’éternité (ce qui revient à dire qu’il s’inquiètent de lui) ou du moment présent ; en train de méditer soit sur leur union éternelle avec lui, soit sur leur séparation éternelle d’avec lui, ou alors en train d’obéir à ce que leur conscience leur dicte aujourd’hui, de porter leur croix aujourd’hui, de recevoir la grâce pour aujourd’hui et de remercier pour les joies d’aujourd’hui.
C’est notre affaire de les détacher aussi bien de l’éternité que du présent. Ayant cet objectif en vue, il nous arrive d’induire un être humain (disons une veuve ou un savant) à vivre dans le passé. Mais cela n’a qu’une valeur relative, car les hommes ont une bonne connaissance de leur passé dont le caractère spécifique le fait ressembler, dans une certaine mesure, à l’éternité. Il est bien préférable de les faire vivre dans l’avenir. Déjà par nécessité biologique, leurs passions vont toutes dans cette direction-là, de sorte que la pensée de l’avenir enflamme à la fois leurs craintes et leurs espoirs. Et comme il leur est inconnu, en les faisant songer à l’avenir nous fixons leur attention sur des choses irréelles. En un mot, l’avenir est la chose entre toutes qui ressemble le moins à l’éternité. C’est la partie la plus temporelle du temps. Car le passé s’est figé et il ne s’écoule plus, et le présent est tout illuminé par les rayons de l’éternité. Voilà pourquoi nous avons encouragé l’élaboration de systèmes d’idées, comme l’évolutionnisme, l’humanisme ou le communisme, qui tous fondent de grands espoirs sur l’avenir, sur le cœur même de la temporalité [2]. C’est aussi pour cette raison que la majorité des vices prennent racine dans le futur. La gratitude se tourne vers le passé et l’amour vers le présent. Mais la peur, l’avarice, l’ambition et la concupiscence regardent en avant. Ne pense pas que la concupiscence fasse exception. Au moment où le plaisir se produit, le péché (qui seul nous intéresse) est déjà consommé. Le plaisir est justement la partie du processus que nous déplorons, et nous l’éliminerions volontiers si sa suppression ne nous privait en même temps du péché lui-même. C’est la partie accordée par l’Ennemi et, de ce fait, elle est vécue dans le présent. Tandis que le péché, qui est notre apport, se porte vers l’avenir.
Il est vrai que l’Ennemi désire également que les hommes pensent à l’avenir – mais seulement dans la mesure où cela leur permet d’envisager dès maintenant les actes de justice ou de charité qui leur incomberont vraisemblablement demain. Ce devoir de prévoyance est un de leurs devoirs d’aujourd’hui. Même si c’est l’avenir qui lui fournit le matériau, ce devoir, comme tous les autres, fait partie du présent. Je ne suis pas en train de couper les cheveux en quatre. L’Ennemi ne veut tout bonnement pas que l’avenir tienne trop à cœur aux hommes, qu’ils y placent leur trésor. Mais c’est ce que nous voulons. Son idéal à lui, c’est l’homme qui, après avoir travaillé toute la journée dans l’intérêt de la postérité (si c’est là sa vocation), s’en lave l’esprit, laisse au ciel le soin de mener la chose à bonne fin et retrouve instantanément la patience et la gratitude qu’exige de lui le moment présent. Mais ce que nous voulons, c’est un homme tourmenté par la pensée de l’avenir, obsédé par la vision d’un paradis terrestre imminent ou par la menace d’un enfer prochain sur terre, prêt à transgresser les ordres de l’Ennemi dans le présent si cela lui permet, comme nous le cherchons à le lui faire croire, de gagner plus sûrement l’un ou de mieux éviter l’autre, misant sa foi sur le succès ou l’échec d’entreprises dont il ne verra pas le terme. Oui, nous voulons une génération qui soit perpétuellement à la poursuite d’un mirage, qui ne soit jamais honnête ni aimable ni satisfaite de son sort actuel, mais utilisant chaque vrai cadeau du présent comme simple combustible sur l’autel du futur.
Notes de Testimonia
[1] « L’Ennemi » est ici le terme que le démon narrateur utilise pour nommer Dieu.
[2] Pensons par exemple au « Grand Soir » de l’humanité propre à la pensée marxiste et pour laquelle des générations de prolétaires devaient se sacrifier en vue d’une nouvelle aube au bénéfice des générations futures. Le communisme était au sommet de sa force et l’une des idéologies les plus en vogue au temps de C. S. Lewis.