L’Epiphanie, la « manifestation » de notre Seigneur Jésus Christ, est un mystère multiforme. La tradition latine l’identifie avec la visite des rois mages à l’Enfant Jésus à Bethléem, et l’interprète donc surtout comme une révélation du Messie d’Israël aux peuples païens. La tradition orientale en revanche privilégie le moment du baptême de Jésus dans le fleuve Jourdain, lorsqu’il se manifesta comme Fils unique du Père céleste, consacré par l’Esprit Saint. Mais l’Évangile de Jean invite à considérer comme « épiphanie » également les noces de Cana, où Jésus, changeant l’eau en vin, « manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jn 2, 11). Et que devrions-nous dire, chers frères, en particulier nous, prêtres de la nouvelle Alliance, qui chaque jour sommes témoins et ministres de l' »épiphanie » de Jésus Christ dans la sainte Eucharistie ? L’Église célèbre tous les mystères du Seigneur dans ce très saint et très humble Sacrement, dans lequel il révèle et cache dans le même temps sa gloire. « Adoro te devote, latens Deitas » – en adorant, ainsi prions-nous avec saint Thomas d’Aquin.
En cette année 2009 qui, à l’occasion du 4 centenaire des premières observations de Galilée au télescope, a été consacrée à l’astronomie, nous ne pouvons manquer de prêter une attention particulière au symbole de l’étoile, si importante dans le récit évangélique des rois mages (cf. Mt 2, 1-12). Ceux-ci étaient selon toute probabilité des astronomes. De leur point d’observation, placé à l’Orient par rapport à la Palestine, peut-être en Mésopotamie, ils avaient remarqué l’apparition d’un astre nouveau, et ils avaient interprété ce phénomène céleste comme l’annonce de la naissance d’un roi, précisément, selon les Saintes Écritures, du roi des Juifs (cf. Nb 24, 17). Les Pères de l’Église ont vu dans ce singulier épisode raconté par saint Matthieu également une sorte de « révolution » cosmologique, causée par l’entrée dans le monde du Fils de Dieu. Par exemple, saint Jean Chrysostome écrit:
Lorsque l’étoile parvint au-dessus de l’enfant, elle s’arrêta et cela ne pouvait être que le fait d’une puissance que les astres n’ont pas : c’est-à-dire tout d’abord se cacher, puis apparaître à nouveau, et enfin, s’arrêter (Homélie sur l’Évangile de MT 7,3).
Saint Grégoire de Nazianze affirme que la naissance du Christ imprima aux astres de nouvelles orbites (cf. Poèmes dogmatiques, v, 53-64 : pg 37, 428-429). Ce qu’il faut bien sûr entendre au sens symbolique et théologique. En effet, alors que la théologie païenne divinisait les éléments et les forces du cosmos, la foi chrétienne, en conduisant à son achèvement la révélation biblique, contemple un unique Dieu, Créateur et Seigneur de tout l’univers.
L’amour divin, incarné dans le Christ, est la loi fondamentale et universelle de la création. Cela doit en revanche être entendu non au sens poétique, mais réel. C’est ainsi que l’entendait du reste Dante lui-même, lorsque, dans le vers sublime qui conclut le Paradis et toute la Divine Comédie, il définit Dieu comme « l’amor che move il sole e l’altre stelle », l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles (Paradis, XXXIII, 145). Cela signifie que les étoiles, les planètes, l’univers tout entier ne sont pas gouvernés par une force aveugle, ils n’obéissent pas aux dynamiques de la seule matière. Ce ne sont donc pas les éléments cosmiques qui doivent être divinisés, mais, bien au contraire, en toute chose et au-dessus de toute chose, il y a une volonté personnelle, l’Esprit de Dieu, qui dans le Christ s’est révélé comme Amour (cf. Enc. Spe salvi, ). S’il en est ainsi, alors les hommes – comme l’écrit saint Paul aux Colossiens – ne sont pas esclaves des « éléments du monde » (cf. Col 2, 8), mais sont libres, c’est-à-dire capables d’entrer en relation avec la liberté créatrice de Dieu. Celui-ci est à l’origine de toute chose et gouverne toute chose non à la manière d’un moteur froid et anonyme, mais comme Père, Epoux, Ami, Frère, comme Logos, « Parole-Raison » qui s’est unie à notre chair mortelle une fois pour toutes et a partagé pleinement notre condition, en manifestant la puissance surabondante de sa grâce. Il y a donc dans le christianisme, une conception cosmologique particulière, qui a trouvé dans la philosophie et dans la théologie médiévales de très hautes expressions. Celle-ci, même à notre époque, donne des signes intéressants d’une nouvelle floraison, grâce à la passion et à la foi d’un grand nombre de scientifiques qui – sur les traces de Galilée – ne renoncent ni à la raison ni à la foi, et les mettent en revanche pleinement en valeur toutes les deux, dans leur fécondité réciproque.
La pensée chrétienne compare l’univers à un « livre » – c’est également ce que disait Galilée -, en le considérant comme l’œuvre d’un Auteur qui s’exprime à travers la « symphonie » de la création. A l’intérieur de cette symphonie, on trouve, à un certain moment, ce que l’on appellerait en langage musical un « solo », un thème confié à un seul instrument ou à une voix ; et il est tellement important que la signification de toute l’œuvre dépend de lui. Ce « solo » c’est Jésus, à qui correspond, justement, un signe royal : l’apparition d’une nouvelle étoile dans le firmament. Jésus est comparé par les auteurs chrétiens antiques à un nouveau soleil. Selon les connaissances astrophysiques actuelles, nous devrions le comparer à une étoile encore plus centrale, non seulement pour le système solaire, mais pour tout l’univers connu. Dans ce dessein mystérieux, à la fois physique et métaphysique, qui a conduit à l’apparition de l’être humain comme couronnement des éléments de la création, Jésus est venu au monde : « né d’une femme » (Ga 4, 4), comme l’écrit saint Paul. Le Fils de l’homme résume en lui la terre et le ciel, la création et le Créateur, la chair et l’Esprit. Il est le centre de l’univers et de l’histoire, parce qu’en Lui s’unissent sans se confondre l’Auteur et son œuvre.
Dans le Jésus terrestre se trouve le sommet de la création et de l’histoire, mais dans le Christ ressuscité, on va au-delà : le passage, à travers la mort, à la vie éternelle anticipe le point de la « récapitulation » de toute chose dans le Christ (cf. Ep 1,10). Tout, en effet – écrit l’apôtre -, « a été créé par lui et pour lui » (Col 1, 16). Et c’est précisément avec la résurrection d’entre les morts, qu’il a obtenu « en tout la primauté » (Col 1,18). Jésus lui-même l’affirme en apparaissant aux disciples après la résurrection : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre » (Mt 28, 18). Cette conscience soutient le chemin de l’Église, Corps du Christ, le long des chemins de l’histoire. Aucune ombre, aussi ténébreuse soit-elle, ne peut obscurcir la lumière du Christ. C’est pourquoi chez les croyants dans le Christ, l’espérance ne fait jamais défaut, même aujourd’hui, face à la grande crise sociale et économique qui afflige l’humanité, devant la haine et la violence destructrice qui ne cessent d’ensanglanter de nombreuses régions de la terre, face à l’égoïsme et à la prétention de l’homme de s’ériger en dieu de lui-même, ce qui conduit parfois à de dangereux bouleversements du dessein divin sur la vie et la dignité de l’être humain, sur la famille et l’harmonie de la création. Notre effort en vue de libérer la vie humaine et le monde des empoisonnements et des pollutions qui pourraient détruire le présent et l’avenir, conserve sa valeur et son sens – ai-je déjà souligné dans l’encyclique Spe salvi citée ci-dessus – même si en apparence, nous ne connaissons pas de succès et nous semblons impuissants face aux débordements des forces hostiles parce que « c’est la grande espérance appuyée sur les promesses de Dieu qui, dans les bons moments comme dans les mauvais, nous donne courage et oriente notre agir » (n. 35).
La puissance universelle du Christ s’exerce de manière particulière sur l’Église. Dieu « a tout mis sous ses pieds – lit-on dans la Lettre aux Ephésiens – et l’a constitué au sommet de tout, Tête pour l’Église, laquelle est son Corps, la Plénitude de Celui qui est rempli, tout en tout » (Ep 1, 22-23). L’Epiphanie est la manifestation du Seigneur, et par reflet elle est la manifestation de l’Église, parce qu’on ne peut pas séparer le Corps de la Tête. La première lecture d’aujourd’hui, extraite de ce que l’on appelle le Troisième Isaïe, nous offre la perspective exacte afin de comprendre la réalité de l’Église, en tant que mystère de lumière réfléchie :
Debout ! – dit le prophète en s’adressant à Jérusalem – Resplendis ! car voici ta lumière, et sur toi se lève la gloire de Yahvé » (Is 60, 1).
L’Église est une humanité éclairée, « baptisée » dans la gloire de Dieu, c’est-à-dire dans son amour, dans sa beauté, dans sa puissance. L’Église sait que son humanité, avec ses limites et ses malheurs, met encore plus en relief l’œuvre de l’Esprit Saint. Elle ne peut se vanter de rien sinon dans son Seigneur : ce n’est pas d’elle que provient la lumière, la gloire n’est pas la sienne. Mais c’est précisément là qu’est sa joie, que personne ne pourra lui ôter : être « signe et instrument » de Celui qui est « lumen gentium« , lumière des peuples (cf. Conc. Vat. II, Const. dogm. Lumen gentium LG 1).
Chers amis, en cette année paulinienne, la fête de l’Epiphanie invite l’Église et, en elle, chaque communauté et chaque fidèle, à imiter, comme le fit l’apôtre des nations, le service que l’étoile rendit aux rois mages d’Orient en les conduisant jusqu’à Jésus (cf. saint Léon le Grand, Disc. 3 pour l’Epiphanie, 5 : pl 54, 244). Qu’a été la vie de Paul après sa conversion, sinon une « course » pour apporter aux peuples la lumière du Christ et, inversement, conduire les peuples au Christ ? La grâce de Dieu a fait de Paul une « étoile » pour les nations. Son ministère est un exemple et un encouragement pour l’Église à se redécouvrir essentiellement missionnaire et à renouveler l’engagement pour l’annonce de l’Évangile, notamment à tous ceux qui ne le connaissent pas encore. Mais, en regardant saint Paul, nous ne pouvons pas oublier que sa prédication était toute nourrie des Écritures Saintes. C’est pourquoi, dans la perspective de la récente assemblée du Synode des évêques, il faut réaffirmer avec force que l’Église et chaque chrétien ne peuvent être une lumière qui conduit vers le Christ, que s’ils se nourrissent assidûment et intimement de la Parole de Dieu. C’est la Parole qui illumine, purifie, convertit, ce n’est certes pas nous. Nous ne sommes que des serviteurs de la Parole de vie. C’est ainsi que Paul concevait sa personne et son ministère : un service à l’Évangile. « Et tout cela je le fais pour l’Évangile » (1 Co 9, 23). C’est également ce que devrait pouvoir dire l’Église, chaque communauté ecclésiale, chaque évêque et chaque prêtre : tout cela, je le fais pour l’Évangile. Chers frères et soeurs, priez pour nous, Pasteurs de l’Église, afin que, en assimilant quotidiennement la Parole de Dieu, nous puissions la transmettre fidèlement à nos frères. Mais nous aussi prions pour vous, tous les fidèles, car chaque chrétien est appelé par le baptême et la confirmation à annoncer le Christ lumière du monde, avec la parole et le témoignage de la vie. Que la Vierge Marie, Etoile de l’évangélisation, nous vienne en aide, pour mener à bien cette mission ensemble, et qu’intercède pour nous du ciel saint Paul, apôtre des nations.