C’est l’histoire de deux hommes devenus disciples d’un troisième.
Le premier de ces deux hommes a une formation humaine et culturelle assez fruste. Il ne manque pas d’intelligence ni d’à-propos, même si ses bonnes intentions ont parfois quelques longueurs d’avance sur ses capacités. Et comme il vit à une époque moins sotte que la nôtre, où l’on ne considère pas la formation religieuse comme du temps perdu, il compense par cette solide formation ce qui peut lui manquer par ailleurs : il connaît les promesses de Dieu et elles l’aident, bien plus sûrement que chez nos idolâtres du présent, à décrypter le sens de l’histoire. Il ne sait rien sur la construction européenne, mais il déchiffre le destin du monde. Enfin, bien qu’il soit d’un naturel un peu myope, il compense ce nouveau handicap par la générosité d’un cœur qui écoute.
Le second homme est très différent. On l’imagine cultivé, raffiné même. Il est sans doute au courant des spéculations de la philosophie, même s’il sait prendre aussi ses distances par rapport à elles. Curieusement, c’est un anonyme : bien qu’une légende tenace ait voulu l’identifier avec l’un des deux fils de Zébédée, il est plus vraisemblable qu’il est issu de ce milieu haut sacerdotal, plus proche du pouvoir politique des Romains qu’il ne voulait le dire, et très éloigné sur le fond comme sur la forme des prédicateurs de synagogue auxquels s’apparentait Jésus le Galiléen.
Cet anonyme, que le quatrième évangile appelle mystérieusement le « Disciple que Jésus aimait », n’aurait jamais dû, en toute logique, croiser la route de Simon-Pierre. Mais voilà qu’un jour, aussi soudainement sans doute que le fera plus tard Saul de Tarse, il a rejoint le groupe des disciples. Je ne serais pas surpris que cela ait été à la faveur de la résurrection de Lazare, ce miracle que le quatrième évangile est seul à nous rapporter. Cet acte de puissance souveraine de Jésus aurait marqué pour le Sadducéen, entêté comme ses pairs à ne pas croire à la résurrection, le plus grand tournant de sa vie. Foudroyé, comme plus tard Saul de Tarse, par l’évidence que Jésus était Seigneur et qu’Il le voulait pour lui, il aurait tourné le dos pour toujours à sa vie passée pour rejoindre ce Jésus que son propre groupe, celui des grands Prêtres, était déterminé à faire mourir à n’importe quel prix.
Le prix fut bien moins élevé que prévu : il n’en coûta que trente deniers, une misère. Mais le Disciple, qui n’avait pu empêcher le crime, était désormais solidaire de son nouveau Maître : au risque d’y perdre la vie à son tour, il resterait là jusqu’au pied de la croix, et prendrait dans sa maison – celle-là même sans doute dont la chambre haute avait accueilli le dernier repas – la Mère du Seigneur.
Nous retrouvons ces deux hommes après la résurrection. D’emblée, le Disciple que Jésus aimait apparaît équipé d’une paire de lunettes qui corrige la myopie de Pierre. Il est « l’homme au regard pénétrant », le Balaam du Nouveau Testament : au matin de Pâques, il voit et il croit, là où Pierre n’a ni très bien vu ni très bien compris ce qu’il devait croire. Plus tard surtout, dans la barque, voyant l’Inconnu sur le rivage, il voit que « c’est le Seigneur », et sur sa parole Pierre ne discute pas : obéissant, il se jette à l’eau et nage.
Les deux auront une ultime confrontation après que le Ressuscité aura confié à Pierre sa mission : « Pais mes agneaux, pais mes brebis ». Imaginons le premier Pape commençant à réfléchir à son futur organigramme pontifical : les cardinaux, les chefs de dicastères, les protonotaires, les nonces apostoliques, l’organisation, quoi ! Si l’on veut gouverner comme le Seigneur le demande, ne faut-il pas organiser et prévoir ? Mais voilà que, marchant à leur suite, Pierre aperçoit le Disciple bien-aimé, toujours aussi inclassable et imprévisible. Où donc le mettre dans l’organigramme ? « Et lui, Seigneur ? » demande Pierre, non sans perplexité, non sans trouble. Alors Jésus le remet à sa place : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi. »
« Le bruit se répandit alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas. » En vérité, ce que représente dans l’Église le Disciple que Jésus aimait ne mourra jamais et demeurera jusqu’à ce que Jésus vienne – car sans cela l’Église ne serait plus l’Église. Alors que Pierre représente l’Église de l’autorité, le Disciple, en effet, personnifie l’Église des charismes toujours imprévisibles et de l’amour qui demeure. Pierre devra se résoudre à ne pouvoir « programmer » les charismes, et à devoir les accueillir comme cadeaux du Seigneur – mieux : à comprendre que l’autorité sans l’amour qui demeure ne serait qu’autoritarisme. Mais Jean (si l’on tient à l’appeler ainsi) devra toujours se rappeler que nul charisme n’a de sens et de fécondité s’il ne se soumet à l’autorité constituée dans l’Église par le Seigneur Lui-même. Autorité et charismes demeurent l’un et l’autre, et jamais, au grand jamais, ne pourront se passer l’un de l’autre.
C’est cette vérité profondément évangélique que nous rappelle le récent document Iuvenescit Ecclesia rédigé par la Congrégation pour la doctrine de la foi et approuvé le 14 mars par le Pape François. Cette tension sans contradiction entre autorité et charisme reprend et prolonge la tension vétérotestamentaire entre le roi (ou le prêtre) et le prophète, l’institué et le trublion qui vient parler de la part de Dieu au moment où nul ne l’attendait. Cette tension est féconde : elle permet à l’autorité de se comprendre comme un don, aux dons de se soumettre à l’autorité, à chacun d’intérioriser la volonté expresse de Dieu que personne dans son peuple ne puisse se prendre pour le tout, mais « que chacun mette au service des autres le don qu’il a reçu » (1 P 4, 10), « de manière à édifier » tous les autres et l’Église entière (1 Co 14, 26).
Quel est au juste le sens du mot charisme ? Le document romain rappelle que ce terme, qui signifie « don généreux » et dont le Nouveau Testament parle uniquement en référence à Dieu, « n’est pas utilisé de manière univoque ». Il est très important, comme le fait la Constitution de Vatican II sur l’Église (Lumen Gentium 4) de lui laisser toute sa souplesse pour pouvoir récapituler l’élément hiérarchique, institutionnel, et l’élément charismatique, sous la catégorie générale du « don ». Le ministère apostolique est un don, au même titre que l’émergence, par définition imprévisible, de fondateurs de familles religieuses, de saints et de mystiques, et pourquoi pas de prophètes.
Si c’est le même Esprit qui est à l’origine de l’institué et du charismatique, quelque chose de plus est requis que la conscience de la nécessité de l’un et de l’autre. Ce quelque chose, c’est cette forme particulière d’humilité qu’on appelle l’obéissance ecclésiale. Elle seule peut permettre à l’autorité de se laisser interpeller par les charismes – comme Pierre s’est laissé, bon gré mal gré, interpeller par la présence de Jean –, et aux charismes de se soumettre à l’autorité – comme Jean et Paul, bon gré mal gré, se sont soumis à l’autorité de Pierre.
Mais peut-être faut-il remonter plus haut que les apôtres pour comprendre où s’enracine la dualité de l’institutionnel et du charismatique : il faut remonter à Jésus Lui-même. C’est ce que fait hardiment la lettre Iuvenescit Ecclesia en rappelant que Jésus, tout au long de sa vie terrestre, est obéissant à l’Esprit, et que c’est en vertu de cette obéissance qu’Il peut, une fois ressuscité, avoir toute autorité pour répandre l’Esprit. Les deux dimensions institutionnelle et charismatique s’unissent à ce point en sa Personne, que « la juste compréhension des dons charismatiques n’est possible qu’en référence à la présence du Christ et à son service ». Et la finalité de ces deux dimensions est la même que celle de la mission du Christ dans le monde : la communion des hommes avec le Père et la communion des hommes entre eux, de telle sorte que « les dons charismatiques incitent les fidèles, en pleine liberté et de manière adaptée aux temps, à répondre au don du salut, en faisant d’eux-mêmes un don d’amour pour les autres et en rendant un témoignage authentique à l’Évangile devant tous les hommes ».
L’enseignement que nous donne Iuvenescit Ecclesia est beau et fort. En ces temps où l’Église est vilipendée et où son mystère est souvent méconnu des catholiques eux-mêmes, souhaitons qu’il ravive en nos cœurs l’admiration pour ce chef-d’œuvre de Dieu, ce laboratoire de l’amour et cette épiphanie de la « sagesse infinie en ressources » (Ep 3, 10) du Créateur et Père de tous, où chacun n’est lui-même que par la grâce de l’existence des autres et du don que Dieu leur a fait. Qu’il nous donne d’éprouver devant le mystère de l’Église l’étonnement des anges devant le Ressuscité qui monte vers son Père, et qui s’extasient devant « la beauté de la tunique du corps qui a souffert, embelli par la Passion et brillant de l’éclat de la divinité, et qui n’a rien qui lui soit égal en beauté et en attirance » (S. Grégoire de Nazianze).