Pourquoi le Père Tout-Puissant n’a-t-il pas créé le monde plus parfait ? Il importe d’abord de se demander par rapport à quoi nous mesurons la perfection. Laquelle des créatures peut percevoir l’imperfection du monde ? L’arbre se sent-il imparfait ? Ou la bête se sent-elle imparfaite ? Ressentent-ils comme une imperfection qui les blesse, les frustre de quelque chose ? Il ne semble pas. Chaque chose se trouve dans sa trajectoire naturelle et s’y trouve en quelque sorte à l’aise ; toutes les créatures sauf l’homme : l’homme ressent l’imperfection du monde. Nous pouvons imaginer un monde qui aurait été créé plus parfait que le nôtre ; seulement, plus ce monde aurait été parfait, plus d’une certaine manière nous aurions senti son imperfection, car tout dépend par rapport à quoi on mesure la perfection. Par exemple, la perfection pourrait consister en un monde comme le nôtre, mais duquel pût être gommé tout ce qui fait la part de l’aventure humaine et de ses drames. Imaginons un monde comme le nôtre mais simplement prolongé dans une durée infinie, duquel auraient été bannies les épreuves et qui s’écoulerait sans fin, comme une interminable journée de printemps. Est-ce que nous ne sentirions pas ce monde comme un cauchemar à air conditionné, c’est-à-dire quelque chose dans lequel on se sent bien uniquement parce que tout est conditionné pour nous ? Mais c’est justement là où le bât blesse : le monde n’est pas fait à notre mesure et quand nous voulons le réduire à la mesure de la perfection telle que nous l’imaginons, par une absolutisation de notre bonheur humain, c’est à ce moment-là que nous ressentons, au contraire, combien ce monde serait pour nous étouffant.
Notre monde avec ses imperfections offre cependant un mystère d’avenir, d’attente, qui le rend d’une certaine manière plus supportable, alors qu’un monde qui serait fait à la mesure de notre bonheur (comme si nous pouvions la connaître d’ailleurs cette mesure de notre bonheur), serait ressenti comme infiniment plus emprisonnant. Le problème est le suivant : nous por tons en nous une mesure qui n’est pas à la mesure du monde. Cela fait que nous pouvons sans cesse nous poser la question d’un monde meilleur, mais le meilleur que l’on pourrait imaginer serait encore pour nous le plus insatisfaisant. Plus on monte dans l’échelle de la perfection cosmique et plus on perçoit une sorte de frustration. Il est bien connu des sociologues et des historiens que la frustration et l’insatisfaction n’ont jamais été plus aiguës que dans les civilisations hautement développées.
La question du meilleur des mondes est une sorte de faux infini métaphysique où l’on peut sans cesse avancer en imaginant chaque fois un monde meilleur. Mais le « meilleur » que désire l’homme n’est pas simplement le degré supérieur à l’intérieur du même monde ; c’est quelque chose de qualitativement autre, selon la fameuse phrase de Rimbaud : « la vraie vie est ailleurs ». Il y a une quête de l’ailleurs et le meilleur est perçu comme lié inséparablement à une certaine expérience de l’ailleurs que le monde dans sa finitude ne peut pas donner par lui-même. Plus on l’améliore, plus notre civilisation l’achève, et plus il prend des aspects étouffants dans ces pays où l’on dit que l’État est une providence. L’impression asphyxiante que donnent ces sociétés est infiniment plus grande que celle qui se dégage des innombrables souffrances de peuples plus primitifs et plus démunis.
Il faut donc chercher le secret du monde dans un mystère qui le dépasse : justement dans le fait qu’il n’est pas le meilleur des mondes, que le meilleur des mondes n’existe pas. Arrivé à ce point, l’homme se met à l’écoute de la Parole secrète, silencieuse, qui se trouve à l’origine même du monde. Cette origine, c’est le mystère de la volonté divine ; comme le dit l’Apocalypse : « c’est pour ta volonté qu’il reçut l’existence et fut créé ». Le monde est suspendu, d’après la révélation biblique à la volonté du créateur ; il ne porte pas en lui-même la connaissance de son origine et il ne peut pas se dire à lui-même le dernier mot sur lui-même ; sa fin, pas plus que son origine, ne lui est connue. Il lui est donné par contre d’explorer l’entre-deux et l’homme ne s’en prive pas pour sa joie, mais aussi pour sa déception. Dans le Livre de I’Ecclésiaste la connaissance de la sagesse, telle que l’homme peut l’inventorier, va de pair avec une certaine expérience de la mort. Il y a un lien mystérieux et secret entre la connaissance et la mort que le Livre de l’Écclésiaste a admirablement développé. En effet, le mystère des origines et de la fin relève d’une Sagesse qui par définition ne peut pas être élucidée par les seules forces de la connaissance humaine.