Mise au point à propos d’une citation de saint Cyprien de Carthage
Souvent interprétée de manière caricaturale cette célèbre citation ne laisse pas indifférent et soulève un questionnement au sujet de l’humanité vivant en-dehors de l’Église visible : d’une part pour ce qui est du salut même des personnes n’ayant pas été marquées par le sacrement du baptême, et d’autre part pour ce qui est de la valeur des sacrements conférés hors de la communion catholique [1]. Comment la tradition catholique fait-elle pour tenir une médiation obligatoire de l’Église en même temps que l’affirmation d’un salut pour tous les hommes ? C’est cette articulation que nous nous proposons d’exposer, en commençant par replacer l’adage dans son contexte historique.
Deux traditions en présence
Cyprien de Carthage
À l’origine de cette citation se trouve saint Cyprien de Carthage (IIIème s), pour qui un sacrement n’existe que s’il est administré dans l’Église. Pour lui, rien de ce qui se fait hors de l’Église n’a de valeur pour le salut, un ministre ayant quitté l’Église ne pouvant plus rien donner. La théologie cyprianiste sous-jacente est que la vrai médiation du salut est l’Église, en dehors d’elle rien ne peut se faire, elle seule agit dans les sacrements : c’est l’Église qui est « ministre » des sacrements [2].
Il n’y a point de salut hors de l’Église (Salus extra ecclesiam non est).
En ce temps-là, à la vérité, on tuait avec le glaive, alors que la circoncision charnelle était encore en vigueur : maintenant que la circoncision spirituelle existe pour les serviteurs de Dieu, c’est avec le glaive spirituel que l’on tue les orgueilleux et les révoltés, en les rejetant hors de l’Église. Ils ne peuvent, en effet, vivre dehors, puisqu’il n’y a qu’une maison de Dieu, et que, hors de l’Église, il n’y a de salut pour personne.
Soulignons un point capital : Cyprien se place en rapport à des chrétiens quittant en connaissance de cause l’Église pour rejoindre des sectes chrétiennes dissidentes, nous n’avons pas affaire à des personnes ne connaissant pas l’Église et sa révélation :
Il est significatif que les textes où [l’axiome] s’insère, quand ils ne sont pas dirigés simplement à l’adresse de ceux qui ont fait sécession, apportent aussitôt les correctifs attendus, en réservant le cas de l’ignorance invincible chez les fidèles de bonne volonté.
Étienne de Rome
A contrario, l’évêque de Rome, Étienne Ier, cité par Cyprien, soutenait que les baptêmes provenant de l’hérésie étaient valables :
Et, alors que, hors de l’Église, aucune hérésie, ni même aucun schisme ne peut posséder la sanctification du baptême salutaire, l’inflexible entêtement de notre frère Étienne va jusqu’à prétendre que même le baptême de Marcion, et aussi celui de Valentin, d’Apelle et des autres, qui blasphèment contre Dieu le Père, donnent naissance à des enfants de Dieu, jusqu’à dire que la rémission des péchés est accordée au Nom de Jésus Christ là même ou l’on blasphème contre le Père et contre le Christ notre Seigneur !
Étienne se référait à la tradition de l’Église romaine, l’évêque cependant imposait les mains sur les schismatiques repentants :
[Chap. 1] […] S’il en est donc qui viennent à vous de quelque hérésie, qu’on n’innove pas sinon selon ce qui a été transmis, qu’on leur impose la main pour la pénitence, puisque les hérétiques eux-mêmes, lorsque l’un des leurs vient à un autre groupe ne baptisent pas, mais l’admettent simplement à leur communion [3].
Il y a donc deux traditions quant à la valeur du baptême des hérétiques. La perspective de Cyprien peut être la suivante : en dehors de l’Église pas de baptême, donc pas d’Esprit Saint, donc pas de salut. De son côté Étienne relativise la médiation ecclésiale au profit de la médiation christique.
Augustin d’Hippone
Saint Augustin (IVème s) tiendra la position « romaine » en se plaçant dans la ligne d’Étienne : le principe de validité se reportant de l’Église au Christ, le Christ peut agir en dehors de l’Église :
D’où il suit que l’Église catholique ne doit pas réitérer le baptême conféré par des hérétiques : car autrement elle laisserait croire ou bien qu’elle regarde comme venant de ces hérétiques ce qui ne vient que de Jésus-Christ, ou bien qu’ils ont pu perdre ce qu’ils avaient reçu avant de se séparer de l’unité. Cyprien lui-même, de concert avec ses collègues, statua que ceux qui, après avoir été baptisés dans l’Église et s’être jetés dans l’hérésie, demanderaient à rentrer dans l’unité, pourraient y être reçus, non pas après avoir de nouveau reçu le baptême, mais après avoir fait pénitence de leur crime ; n’est-ce pas là constater formellement que leur séparation de l’Église ne saurait leur faire perdre ce qu’ils ne peuvent recevoir de nouveau quand ils reviennent à l’unité ? Nous pouvons dire, en parlant de ces hommes : C’est là leur hérésie, c’est là leur erreur, c’est là leur schisme sacrilège ; mais, en parlant du baptême, nous ne pouvons dire : C’est là leur baptême, puisqu’il est essentiellement le baptême de Jésus-Christ. Si donc les maux dont ils sont les auteurs, leur sont pardonnés dès qu’ils reviennent sincèrement à l’unité de l’Église, ne doit-on pas reconnaître en eux ce qui ne vient pas d’eux, mais uniquement de Dieu ?
Donc pour St Augustin ce qui a été donné par Dieu dans un sacrement reste indélébile même si la personne tombe dans l’hérésie. L’évêque d’Hippone opérera cependant une distinction entre la validité du sacrement qu’il reconnaît et le fruit de ce même sacrement perçu comme « stérilisé » chez un hérétique. De cette réflexion il élaborera les bases d’une théologie du « caractère » qui connaîtra une grande postérité [4]. La tradition catholique finira par se ranger derrière le point de vue de St Augustin.
Médiation du Christ par l’Église pour tout homme
Le baptême de désir
Le Concile de Trente, dans son exposé sur le péché originel et la nécessité des sacrements du baptême et de la pénitence, met en perspective un point intéressant :
Après la promulgation de l’Évangile, ce transfert [du péché à l’état de grâce] ne peut se faire sans le bain de la régénération ou le désir de celui-ci, selon ce qui est écrit : « Nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu s’il ne renaît pas de l’eau et de l’Esprit Saint » (Jn 3, 5).
Ce dernier passage, faisant directement référence au sacrement du baptême, réaffirme la nécessité du baptême comme condition indispensable pour le salut, que le concile renforce plus loin sous forme d’anathème [7]. Mais si ce concile insiste sur la médiation obligatoire de l’Église pour tout homme cherchant la vérité, il introduit une notion intéressante : le baptême de désir. En effet, des personnes peuvent ne pas avoir un accès direct à la révélation chrétienne, soit parce qu’elles se trouvent dans un lieu encore inaccessible à l’évangélisation, soit parce qu’elles ont une image négative du christianisme issue d’un jugement faussé qui ne leur est pas imputable (contre-témoignage de chrétiens, mais aussi calomnie des médias). Cette ignorance de la médiation de l’Église n’est donc pas une faute de leur part. Pour ces personnes il reste la « loi naturelle » : leur cœur, leur conscience vont les aider à discerner au cours de leur vie le bien du mal, et c’est sur cela qu’elles seront « jugées ». La limite est moins située entre baptisés et non-baptisés que dans le cœur de chacun :
Quand des païens privés de la Loi accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience, ainsi que les jugements intérieurs de blâme ou d’éloge qu’ils portent les uns sur les autres… au jour où Dieu jugera les pensées secrètes des hommes, selon mon Évangile, par le Christ Jésus.
Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit-Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal.
L’Église sait que la question morale rejoint en profondeur tout homme, implique tous les hommes, même ceux qui ne connaissent le Christ et son Évangile, ni même Dieu. Elle sait que précisément sur le chemin de la vie morale la voie du salut est ouverte à tous, comme l’a clairement rappelé le Concile Vatican II : « Ceux qui, sans qu’il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d’un cœur sincère, et s’efforcent, sous l’influence de sa grâce, d’agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel ». Et il ajoute : « À ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que, finalement, il ait la vie (Lumen Gentium n. 16) »
Le principe d’économie
Notre article ne serait pas complet sans mentionner un principe clef pour la compréhension de ce sujet et cher aux Pères de l’Église : le principe des économies divines [5]. Pour rester toujours en relation avec l’homme, Dieu crée avec lui des alliances, dont il est au final toujours le seul garant, de par son Verbe en qui tout advint (Jn 1, 3). Ainsi, après la chute de l’homme décrite dans la Genèse, Dieu envisage d’autres alliances, dont le principe est toujours le même : quand une alliance est rompue Dieu suscite des hommes pour faire une nouvelle alliance avec lui, il les rassemble et les « met à part » en vue du salut de toute la création : l’alliance Noétique (avec Noé), puis l’alliance Mosaïque (la loi donnée à Moïse qui constitue le fondement du peuple élu), et, en dernier recours, son Verbe incarné, son Fils même, qu’il envoie au milieu des hommes. Au final Dieu fait alliance avec Dieu fait homme. De même que le Père chercha à rassembler Israël, le Christ cherchera à rassembler les Douze, constituant ainsi l’Église : un corps où se répand la grâce, tel que Saint Paul peut le décrire dans ses lettres, mais aussi un peuple à l’image du peuple élu de l’Ancien Testament, dans le sens où il est mis à part en vue du salut de toute la création.
Si donc la Tradition, à la suite de l’Écriture, insiste sur la dimension concrète de l’Église, celle-ci ne se constitue pas au détriment du reste de l’humanité, mais bien au contraire, en vue du bien de tous. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la fameuse maxime de saint Cyprien :
Formulée de façon positive, elle signifie que tout salut vient du Christ tête par l’Église qui est son Corps [6].
Conclusion
De par le dessein bienveillant de Dieu sur l’homme, l’Église visible, peuple rassemblé par Dieu, est donc perçue comme une médiation obligatoire en tant que « sacrement du salut » (Lumen Gentium, 48), mais tout homme a un rôle à jouer dans le mystère de la rédemption :
Dans l’extrême diversité de leurs lumières et de leurs fonctions, tous les membres de la famille humaine jouissent d’une essentielle égalité devant Dieu. Providentiellement indispensables à l’édification du Corps du Christ, les « infidèles » doivent bénéficier à leur manière des échanges vitaux de ce Corps. Par une extension du dogme de la communion des saints, il semble donc juste de penser que, bien qu’ils ne soient pas eux-mêmes placés dans les conditions normales du salut, ils pourront néanmoins obtenir ce salut en vertu des liens mystérieux qui les unissent aux fidèles. Bref, ils pourrons être sauvés parce qu’ils font partie intégrante de l’humanité qui sera sauvée.
Notes
[1] Notons que cette distinction entre sacrements « valides » et « licites » ne remonte qu’au XIIème siècle. Auparavant on parlait de sacrements « reconnus » ou « non-reconnus ».
[2] Aujourd’hui encore les orthodoxes du mont Athos partagent le point de vue de Cyprien, mais la majorité des orthodoxes ont recours au « principe d’économie » pour rendre compte des situations des autres chrétiens.
[3] Ces paroles du pape Étienne, Cyprien les rejetait (Denzinger 110) : [Chap. 2] « [Étienne] a défendu de baptiser dans l’Église quelqu’un qui vient de quelque hérésie, c’est-à-dire qu’il tient tous les baptêmes des hérétiques pour authentiques et légitimes ». Lettre (fragment) d’Étienne de Rome aux évêques d’Asie Mineure en 256 (Denzinger 111) : [Chap. 18] « Mais… le nom du Christ a grand avantage pour la foi et pour la sanctification par le baptême, de sorte que quiconque, et où que ce soit, a été baptisé au nom du Christ, reçoit aussitôt la grâce du Christ ». Firmilien écrit dans la même lettre ce qui suit au sujet de la décision d’Étienne 1er : [Chap. 5] « … Etienne disait cela, comme si les apôtres avaient interdit que soient baptisés ceux qui viennent de l’hérésie, et avaient transmis cela pour que cela soit gardé par ceux qui suivraient […] ». [Chap.8]… « Étienne et ceux qui partagent son sentiment prétendent que la rémission des péchés et la seconde naissance peuvent avoir lieu dans le baptême des hérétiques chez qui, comme ils le confessent eux-mêmes, l’Esprit Saint n’est pas […] ». [Chap. 9] « […] ils pensent qu’il ne faut pas demander quel est celui qui a baptisé, parce que celui qui a été baptisé a pu recevoir la grâce par l’invocation de la Trinité des noms du Père et du Fils et de l’Esprit Saint […] Ils disent que celui qui a été baptisé au-dehors peut obtenir la grâce du baptême par sa disposition d’esprit et par sa foi ». [Chap. 17] « Étienne, qui se vante de détenir par succession la chaire de Pierre, n’est animé d’aucun zèle contre les hérétiques, puisqu’il leur accorde un pouvoir de grâce non pas petit mais grand, de sorte qu’il dit et qu’il assure que par le sacrement du baptême ils effacent les souillures du vieil homme, qu’ils pardonnent les anciens péchés de mort, qu’ils font des fils de Dieu par la régénération céleste, et qu’ils renouvellent par la sanctification du bain divin en vue de la vie éternelle ».
[4] Remarquons ici le risque d’individualisation de la conception du sacrement au détriment de son enracinement dans la communauté ecclésiale. Cette théorie aura aussi des répercussions sur le sacrement de l’ordre où une théologie du caractère poussée à l’extrême produira des prêtres ad missam et des évêques nommés sans diocèses réels.
[5] Le principe des économies divines est tellement important, mais aussi tellement méconnu, que nous ferons bientôt un article à ce sujet.
[6] CEC § 846-848 : « ‘Hors de l’Église point de salut’. [§ 846] Comment faut-il entendre cette affirmation souvent répétée par les Pères de l’Église ? Formulée de façon positive, elle signifie que tout salut vient du Christ-Tête par l’Église qui est son Corps : « Appuyé sur la Sainte Écriture et sur la Tradition, le Concile enseigne que cette Église en marche sur la terre est nécessaire au salut. Seul, en effet, le Christ est médiateur et voie de salut : or, il nous devient présent en son Corps qui est l’Église ; et en nous enseignant expressément la nécessité de la foi et du Baptême, c’est la nécessité de l’Église elle-même, dans laquelle les hommes entrent par la porte du Baptême, qu’il nous a confirmée en même temps. C’est pourquoi ceux qui refuseraient soit d’entrer dans l’Église catholique, soit d’y persévérer, alors qu’ils la sauraient fondée de Dieu par Jésus-Christ comme nécessaire, ceux-là ne pourraient être sauvés » (LG 14). [§ 847] Cette affirmation ne vise pas ceux qui, sans leur faute, ignorent le Christ et son Église : [cf. LG 16]. [§ 848] « Bien que Dieu puisse par des voies connues de lui seul amener à la foi ‘sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu’ (He 11, 6) des hommes qui, sans faute de leur part, ignorent l’Évangile, l’Église a le devoir en même temps que le droit sacré d’évangéliser (AG 7) tous les hommes ».
[7] « Si quelqu’un dit que le baptême est libre, c’est-à-dire n’est pas nécessaire pour le salut : qu’il soit anathème » (Concile de Trente, canon 5, in Denzinger, § 1618).
Bibliographie
Sources
- Heinrich DENZINGER, Symboles et définitions de la foi catholique, Cerf, Paris, 2005.
- Concile Vatican II, Vatican II, Les seize documents conciliaires, trad. fr. collectif, Fides, Canada, 2001.
- JEAN PAUL II, Veritatis Splendor, 1993, trad. fr., La splendeur de la Vérité, Mame / Plon, Mesnil-sur-l’Estrée, 1993.
- VATICAN, Catéchisme de l’Église Catholique, 1992.
- AUGUSTIN D’HIPPONE, « Erreur de Saint Cyprien » in Du Baptême, t. XV, trad. abbé Burleraux, Bar-le-Duc, 1870.
Commentaires
- Henri DE LUBAC, s.j., Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, 7ème édition, Paris, Cerf, 1983.
- Jean-Miguel GARRIGUES, o.p., Le dessein de Dieu à travers ses alliances, Dijon-Quetigny, Éditions de l’Emmanuel, 2003.