1. « L’amour vient de Dieu » (1 Jn 4, 7). L’Évangile de ce jour nous présente la figure du bon Samaritain. Par cette parabole, le Christ veut montrer à ses auditeurs qui est le prochain cité dans le plus grand commandement de la Loi divine : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même » (Lc 10, 27). Un docteur de la Loi demandait que faire pour avoir part à la vie éternelle : il trouva dans ces paroles la réponse décisive. Il savait que l’amour de Dieu et du prochain est le premier et le plus grand des commandements. Malgré cela, il demande : « Et qui donc est mon prochain ? » (Lc 10, 29).
Le fait que Jésus propose un Samaritain en exemple pour répondre à cette question est significatif. En effet, les Samaritains n’étaient pas particulièrement estimés par les Juifs. De plus, le Christ compare la conduite de cet homme à celle d’un prêtre et d’un lévite qui virent l’homme blessé par les brigands gisant à demi mort sur la route, et qui passèrent leur chemin sans lui porter secours. Au contraire le Samaritain, qui vit l’homme souffrant, « fut saisi de pitié » (Lc 10, 33) ; sa compassion l’entraîna à toute une série d’actions. D’abord il pansa les plaies, puis il porta le blessé dans une auberge pour le soigner ; et, avant de partir, il donna à l’aubergiste l’argent nécessaire pour s’occuper de lui (cf. Lc 10, 34-35). L’exemple est éloquent. Le docteur de la Loi reçoit une réponse claire à sa question : qui est mon prochain ? Le prochain, c’est tout être humain, sans exception. Il est inutile de demander sa nationalité, son appartenance sociale ou religieuse. S’il est dans le besoin, il faut lui venir en aide. C’est ce que demande la première et la plus grande Loi divine, la loi de l’amour de Dieu et du prochain.
Fidèle à ce commandement du Seigneur, Frédéric Ozanam, a cru en l’amour, l’amour que Dieu a pour tout homme. Il s’est lui-même senti appelé à aimer, donnant l’exemple d’un grand amour de Dieu et des autres. Il allait vers tous ceux qui avaient davantage besoin d’être aimés que les autres, ceux auxquels Dieu Amour ne pouvait être effectivement révélé que par l’amour d’une autre personne. Ozanam a découvert là sa vocation, il y a vu la route sur laquelle le Christ l’appelait. Il a trouvé là son chemin vers la sainteté. Et il l’a parcouru avec détermination.
2. « L’amour vient de Dieu ». L’amour de l’homme a sa source dans la Loi de Dieu ; la première lecture de l’Ancien Testament le montre. Nous y trouvons une description détaillée des actes de l’amour du prochain. C’est comme une préparation biblique à la parabole du bon Samaritain.
La deuxième lecture, tirée de la première Lettre de saint Jean, développe ce que signifie la parole « l’amour vient de Dieu ». L’Apôtre écrit à ses disciples : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour vient de Dieu. Tous ceux qui aiment sont enfants de Dieu et ils connaissent Dieu. Celui qui n’aime pas ne connaît pas Dieu, car Dieu est amour » (1 Jn 4, 7-8). Cette parole de l’Apôtre est vraiment le cœur de la Révélation, le sommet vers lequel nous conduit tout ce qui a été écrit dans les Évangiles et dans les Lettres apostoliques. Saint Jean poursuit : « Voici à quoi se reconnaît l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés, et il a envoyé son Fils qui est la victime offerte pour nos péchés » (ibid., 10). La rédemption des péchés manifeste l’amour que nous porte le Fils de Dieu fait homme. Alors, l’amour du prochain, l’amour de l’homme, ce n’est plus seulement un commandement. C’est une exigence qui découle de l’expérience vécue de l’amour de Dieu. Voilà pourquoi Jean peut écrire : « Puisque Dieu nous a tant aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres » (1 Jn 4, 11).
L’enseignement de la Lettre de Jean se prolonge ; l’Apôtre écrit : « Dieu, personne ne l’a jamais vu. Mais si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous, et son amour atteint en nous sa perfection. Nous reconnaissons que nous demeurons en lui, et lui en nous, à ce qu’il nous donne part à son Esprit » (1 Jn 4,12-13). L’amour est donc la source de la connaissance. Si, d’un côté, la connaissance est une condition de l’amour, d’un autre côté, l’amour fait grandir la connaissance. Si nous demeurons dans l’amour, nous avons la certitude de l’action de l’Esprit Saint qui nous fait participer à l’amour rédempteur du Fils que le Père a envoyé pour le salut du monde. En connaissant le Christ comme Fils de Dieu, nous demeurons en Lui et, par Lui, nous demeurons en Dieu. Par les mérites du Christ, nous avons cru en l’amour, nous connaissons l’amour que Dieu a pour nous, nous savons que Dieu est amour (cf. 1 Jn 4,16). Cette connaissance par l’amour est en quelque sorte la clé de voûte de toute la vie spirituelle du chrétien. « Qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui » (ibid.).
3. Dans le cadre de la Journée mondiale de la Jeunesse, qui a lieu à Paris cette année, je procède aujourd’hui à la béatification de Frédéric Ozanam. Je salue cordialement Monsieur le Cardinal Jean-Marie Lustiger, Archevêque de Paris, ville où se trouve le tombeau du nouveau bienheureux. Je me réjouis aussi de la présence à cet événement d’Évêques de nombreux pays. Je salue avec affection les membres de la Société de Saint-Vincent de Paul venus du monde entier pour la béatification de leur fondateur principal, ainsi que les représentants de la grande famille spirituelle héritière de l’esprit de Monsieur Vincent. Les liens entre vincentiens furent privilégiés dès les origines de la Société puisque c’est une Fille de la Charité, sœur Rosalie Rendu, qui a guidé le jeune Frédéric Ozanam et ses compagnons vers les pauvres du quartier Mouffetard, à Paris. Chers disciples de saint Vincent de Paul, je vous encourage à mettre en commun vos forces, pour que, comme le souhaitait celui qui vous inspire, les pauvres soient toujours mieux aimés et servis et que Jésus Christ soit honoré en leurs personnes !
4. Frédéric Ozanam aimait tous les démunis. Dès sa jeunesse, il a pris conscience qu’il ne suffisait pas de parler de la charité et de la mission de l’Église dans le monde : cela devait se traduire par un engagement effectif des chrétiens au service des pauvres. Il rejoignait ainsi l’intuition de Monsieur Vincent : « Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras, que ce soit à la sueur de nos visages » (Saint-Vincent de Paul, XI, 40). Pour le manifester concrètement, à l’âge de vingt ans, avec un groupe d’amis, il créa les Conférences de Saint-Vincent de Paul, dont le but était l’aide aux plus pauvres, dans un esprit de service et de partage. Très vite, ces Conférences se répandirent en dehors de France, dans tous les pays d’Europe et du monde. Moi-même, comme étudiant, avant la deuxième guerre mondiale, je faisais partie de l’une d’entre elles.
Désormais l’amour des plus misérables, de ceux dont personne ne s’occupe, est au cœur de la vie et des préoccupations de Frédéric Ozanam. Parlant de ces hommes et de ces femmes, il écrit : « Nous devrions tomber à leurs pieds et leur dire avec l’Apôtre : « Tu es Dominus meus ». Vous êtes nos maîtres et nous serons vos serviteurs ; vous êtes pour nous les images sacrées de ce Dieu que nous ne voyons pas et, ne sachant pas l’aimer autrement, nous l’aimons en vos personnes » (à Louis Janmot).
5. Il observe la situation réelle des pauvres et cherche un engagement de plus en plus efficace pour les aider à grandir en humanité. Il comprend que la charité doit conduire à travailler au redressement des injustices. Charité et justice vont de pair. Il a le courage lucide d’un engagement social et politique de premier plan à une époque agitée de la vie de son pays, car aucune société ne peut accepter la misère comme une fatalité sans que son honneur n’en soit atteint. C’est ainsi qu’on peut voir en lui un précurseur de la doctrine sociale de l’Église, que le Pape Léon XIII développera quelques années plus tard dans l’encyclique Rerum novarum.
Face aux pauvretés qui accablent tant d’hommes et de femmes, la charité est un signe prophétique de l’engagement du chrétien à la suite du Christ. J’invite donc les laïcs et particulièrement les jeunes à faire preuve de courage et d’imagination pour travailler à l’édification de sociétés plus fraternelles où les plus démunis seront reconnus dans leur dignité et trouveront les moyens d’une existence respectable. Avec l’humilité et la confiance sans limites dans la Providence, qui caractérisaient Fréderic Ozanam, ayez l’audace du partage des biens matériels et spirituels avec ceux qui sont dans la détresse !
6. Le bienheureux Frédéric Ozanam, apôtre de la charité, époux et père de famille exemplaire, grande figure du laïcat catholique du dix-neuvième siècle, a été un universitaire qui a pris une part importante au mouvement des idées de son temps. Étudiant, professeur éminent à Lyon puis à Paris, à la Sorbonne, il vise avant tout la recherche et la communication de la vérité, dans la sérénité et le respect des convictions de ceux qui ne partagent pas les siennes. « Apprenons à défendre nos convictions sans haïr nos adversaires, écrivait-il, à aimer ceux qui pensent autrement que nous, […] plaignons-nous moins de notre temps et plus de nous-mêmes » (Lettres, 9 avril 1851). Avec le courage du croyant, dénonçant tous les égoïsmes, il participe activement au renouveau de la présence et de l’action de l’Église dans la société de son époque. On connaît aussi son rôle dans l’institution des Conférences de Carême en cette cathédrale Notre-Dame de Paris, dans le but de permettre aux jeunes de recevoir un enseignement religieux renouvelé face aux grandes questions qui interrogent leur foi. Homme de pensée et d’action, Frédéric Ozanam demeure pour les universitaires de notre temps, enseignants et étudiants, un modèle d’engagement courageux capable de faire entendre une parole libre et exigeante dans la recherche de la vérité et la défense de la dignité de toute personne humaine. Qu’il soit aussi pour eux un appel à la sainteté !
7. L’Église confirme aujourd’hui le choix de vie chrétienne fait par Ozanam ainsi que le chemin qu’il a emprunté. Elle lui dit : Frédéric, ta route a été vraiment la route de la sainteté. Plus de cent ans ont passé, et voici le moment opportun pour redécouvrir ce chemin. Il faut que tous ces jeunes, presque de ton âge, qui sont rassemblés si nombreux à Paris, venant de tous les pays d’Europe et du monde, reconnaissent que cette route est aussi la leur. Il faut qu’ils comprennent que, s’ils veulent être des chrétiens authentiques, ils doivent prendre ce même chemin. Qu’ils ouvrent mieux les yeux de leur âme aux besoins si nombreux des hommes d’aujourd’hui. Qu’ils comprennent ces besoins comme des défis. Que le Christ les appelle, chacun par son nom, afin que chacun puisse dire : voilà ma route ! Dans les choix qu’ils feront, ta sainteté, Frédéric, sera particulièrement confirmée. Et ta joie sera grande. Toi qui vois déjà de tes yeux Celui qui est amour, sois aussi un guide sur tous les chemins que ces jeunes choisiront, en suivant aujourd’hui ton exemple !