Leçon d’exégèse sur la sixième demande de la prière du Notre Père
Le mot grec [tentation (πειρασμός)] (Mt 6, 12 ; Lc 11, 4) a, surtout dans l’Ancien Testament, le sens d’épreuve (Mt 4, 3). Mais dans le Nouveau Testament il désigne plus souvent « la véritable tentation, c’est-à-dire l’excitation au mal ou la sollicitation au péché » (conclusion de Jean Carmignac à son dossier, p. 255-265). C’est le cas ici, comme le confirmera le parallèle Mt 26, 41 – où Matthieu réfère visiblement au Pater.
Aucun doute que [le verbe entrer] non plus ne peut être pris au sens atténué de « s’exposer à la tentation », comme de l’extérieur. Avec la préposition grecque [dans (εἰς)], il y a toujours le sens fort d’une « pénétration de l’intérieur ». On pourrait pratiquement comprendre ici : « se livrer, ou consentir à la tentation » (Jean Carmignac, Recherches sur le Notre Père, p. 268-272). D’où la traduction classique : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ».
Si nous préférons « entrer », c’est d’abord pour mieux respecter le sens littéral du verbe grec (ou hébreu sous-jacent) ; mais c’est surtout parce qu’en français, l’expression « entrer dans… » – la combinaison, le jeu, le complot – implique une certaine complicité. Or celle-ci est hélas ! tout à fait de mise quand il s’agit du péché, avec lequel les tendances héritées d’Adam nous mettent en une dangereuse connivence. Voilà pourquoi le plus sûr moyen de ne pas « succomber à la tentation » est de se refuser à mettre le doigt dans l’engrenage. Lieu commun de la morale, parce que démontré par l’expérience universelle, aujourd’hui non moins que jamais…
Dans le Nouveau Testament l’épisode de Gethsémani suffirait à lui seul à déterminer le vrai sens de « entrer dans la tentation ». Le Christ ne peut pas demander à ses Apôtres de prier pour être préservés de la tentation, puisqu’il vient de leur annoncer qu’ils seront scandalisés à son sujet (Mc 14, 27 ; Mt 26, 31), que Satan a demandé de les passer au vannage (Lc 22, 31), qu’il a lui-même prié pour que la foi de Pierre ne disparaisse pas complètement (Lc 22, 32), que Pierre le renia trois fois (Mc 14, 29-30 ; Mt 26, 33-34 ; Lc 22, 33-34). Le Christ qui vient de dire à son Père : « Non pas ce que je veux mais ce que tu veux » (Mc 14, 36 ; Mt 26, 39 ; Lc 22, 42), ne peut pas, deux versets plus loin, parler aux Apôtres d’esquiver la tentation inéluctable. Sa recommandation : « Veillez et priez afin de ne pas entrer dans la tentation » possède évidemment une toute autre signification : la tentation va fondre sur vous, soyez sur vos gardes pour qu’elle ne vous surprenne pas à l’improviste, priez pour rester fidèles et ne pas vous laisser vaincre par elle, pour ne pas tomber dans le piège, pour ne pas consentir à cette tentation.
Saint Paul concevait de même la tentation comme un piège dans lequel on pénètre par le consentement, car en 1 Co 10, 13 il affirme : « Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter » : ainsi Dieu nous fait résister à la tentation en nous procurant un moyen de lui échapper (ekbasis signifie proprement issue, sortie). Si la victoire sur la tentation est conçue comme une sortie, c’est que la défaite est partiellement une entrée à l’intérieur de cette tentation par le consentement qu’elle nous extorque, en sorte qu’on devient prisonnier du péché (Rm 7, 23). En pleine harmonie avec lui-même, Paul dit en 1 Tm 6, 9 : « Ceux qui veulent s’enrichir tombent dans la tentation et dans le piège »…
Ainsi « entrer dans la tentation » est exactement symétrique de « entrer dans le Royaume », « entrer dans la joie », « entrer dans la vie », « entrer dans la gloire ».
Et c’est bien le sens qu’a compris un connaisseur de la langue grecque tel qu’Origène : « Aussi demandons-nous d’être délivrés de la tentation ; non pas de ne pas être tentés, ce qui est impossible surtout aux hommes sur la terre, mais de ne pas succomber lorsque nous sommes tentés. Celui qui succombe à la tentation entre, à mon avis, dans la tentation, puisqu’il est pris dans ses filets » (De la prière, ch. 29, n°9 ; PG 11, 536 ; traduction Bardy, pp. 166-167).
Si la tentation est sollicitation au Mal (// Si 15, 11 ; Jc 1, 13), Dieu ne saurait nous y induire, pousser, soumettre. Et lui demander de ne pas le faire, revenant à supposer qu’Il pourrait le vouloir, serait blasphématoire.
On pourrait admettre que Dieu laisse (= permettre au démon de nous faire) entrer en tentation (= commencer à être tentés), comme pour Job, comme pour le Christ (Mt 4, 3). Mais l’Évangile parle d’entrer dans… et ce n’est pas du tout la même chose que d’entrer en jeu ou dans le jeu :
Car autre chose en effet est d’entrer dans la tentation, autre chose est d’être tenté. Sans la tentation en effet, c’est-à-dire sans l’épreuve, nul ne saurait faire ses preuves… Et par conséquent, dans le Pater, nous ne demandons pas à n’être jamais tentés, mais à ne pas entrer dans la tentation. Le feu éprouve les vases d’argile, et la tribulation éprouve les justes : Joseph fut tenté par une femme effrontée, mais il n’entra pas dans la tentation… L’exemple de Job est encore plus remarquable, lui que Satan demanda permission de tenter.
Ceci montre que l’Adversaire ne peut rien contre nous sans la permission de Dieu. Et nous devons diriger vers Dieu toute notre crainte, toute notre dévotion et notre fidélité, puisque dans nos tentations le Mauvais ne peut rien si Dieu ne lui donne licence. La preuve en est ce mot de l’Écriture : « Nabuchodonosor vint assiéger Jérusalem, et Dieu la livra entre ses mains » (2 R 24). Or le pouvoir est donné au Mauvais selon nos péchés ainsi qu’il est écrit : « Qui a livré au saccage Jacob et Jérusalem ? N’est-ce pas Dieu contre qui ils avaient péché ?… » (Is 42, 24). Mais ce pouvoir est donné suivant deux perspectives : pour notre châtiment quand nous péchons, ou pour notre gloire quand nous sortons vainqueurs de l’épreuve… C’est ainsi que le Seigneur dit dans l’Évangile : « Tu n’aurais sur moi nul pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 19, 11). Mais quand nous prions pour ne pas entrer dans la tentation, notre faiblesse nous est utilement rappelée, afin que nul ne se laisse aller à l’élévation ou à la présomption. Quand la confession humble et soumise précède, et que tout est donné à Dieu, la prière est exaucée par Sa bonté paternelle.