Il peut sembler bien audacieux de proclamer dans le monde d’aujourd’hui que Dieu n’a pas l’idée du mal, et, plus radicalement encore, que Dieu n’a pas idée du mal. Est-ce une provocation ? Est-ce le rêve d’un Dieu « angélique » ?
Ce titre pourtant, je l’ai donné à ce livre parce qu’un jour il m’a frappé et comme ébloui. La phrase elle-même vient de saint Thomas d’Aquin, un grand Docteur de l’Église qui n’a pas l’habitude de se laisser emporter par les mots et qui parle toujours d’une manière très formelle. Je l’avais lue, de fait, comme bien d’autres étudiants en théologie, dans la Somme Théologique ; mais je n’en avais pas vraiment saisi le sens dans toute sa portée. Un homme de notre siècle me l’a fait découvrir. Cet homme, ou plutôt ce couple car il s’agit d’un homme et d’une femme mariés, je veux les nommer : Jacques et Raïssa Maritain, ces deux grands témoins de l’innocence de Dieu à travers une vie où les souffrances n’ont pas manqué, dans un monde bouleversé par les pires manifestations de la haine idéologique, du racisme, du totalitarisme, fléaux de l’enfer que notre siècle a vu se déchaîner. Voilà que cet homme et cette femme, par toute leur vie de recherche théologique mais surtout à travers l’expérience spirituelle qui la sous-tend, ces convertis, ont été éblouis par l’innocence de Dieu et ont su la faire découvrir autour d’eux.
Jadis, on parlait du « Bon Dieu ». Je voudrais dire de manière absolue que Dieu est bon ; le dire en reprenant humblement, à la suite de ces deux grands témoins de notre siècle, l’écho de la parole de saint Thomas d’Aquin : « Dieu n’a pas idée du mal ».
Face au scandale du mal, deux solutions se présentent à notre esprit. La première, c’est de nier Dieu à cause du mal. on s’est entendu dire et on s’est surpris à se dire à soi-même, à certains moments : « Si Dieu existait, le monde ne pourrait pas aller comme il va ! » Mais nier Dieu à cause du scandale du mal n’est peut-être pas en fin de compte la plus mauvaise des solutions. Je voudrais ici laisser la parole à Jacques et à Raïssa Maritain. Cette dernière écrivait dans son Journal : « Nier Dieu parce que toute la nature gémit, c’est seulement décharger Dieu de la responsabilité d’une création telle que la souffrance y est inévitable. C’est la preuve que nous avons un tel amour naturel de Dieu (inscrit dans la nature même) gue, même lorsqu’il se réfugie dans les profondeurs de l’inconscience, il nous reste le désir d’innocenter Dieu de tout le mal dont souffrent les hommes » [1]. Nier Dieu à cause du mal, c’est comprendre au moins que Dieu ne peut pas avoir partie liée avec lui lui. N’est-ce pas, en un sens très obscur, parler malgré tout à la manière de Job ? Dans ce domaine il vaut mieux parler comme Job, il vaut’mieüx aller même jusqu’à l’outrance dela négation de Dieu, que de rester dans le blasphème des amis de Job et de leur théodicée prétendant expliquer comment, dans ses desseins, Dieu inclut le mal.
L’autre solution, qui représente la voie royale de la foi chrétienne, c’est de découvrir positivement que le Dieu Innocent existe et que c’est le Dieu vivant, le seul vrai Dieu. Paradoxalement, je citerai, comme témoin de l’innocence de Dieu, Lautréamont, un poète du XIXème siècle dont on a dit qu’il portait,’dans sa révolte côntre les abominations de ce monde,la « bonne nouvelle de la damnation » : « Si l’on se rappelle la vérité d’où découlent toutes les autres, la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal, les sophismes s’effondreront d’eux-mêmes » [2]. Cette phrase est volontairement scandaleuse. Lautréamont, dans son outrance, ne parle plus seulement d’un Dieu qui n’a pas idée du mal, mais d’un Dieu qui ignore absolument le mal. Ici sans doute il va trop loin. L’évangile de saint Jean (Jn 2, 25) ne dit-il pas à propos de Jésus : « Il les connaissait tous. Il n’avait pas besoin d’un témoignage sur l’homme , car lui-même connaissait ce qu’il y a dans l’homme » ? Dieu sonde les reins et les cœurs (Jr 11, 20), la Bible nous le dit.
Dieu ne conçoit pas le mal parce que quelque chose échapperait à sa connaissance. Mais ce que Lautréamont pressentait c’est que Dieu n’est, en aucune manière, l’inventeur du mal, pas même comme l’auteur d’un scénario. Jacques Maritain a lutté pour déraciner des consciences chrétiennes cette idée d’un Dieu auteur d’un scénario écrit à l’avance où le mal serait déjà programmé, où Dieu aurait déjà pris son parti du mal et l’aurait intégré comme un élément certe négatif mais somme toute utile. Souvent nous ne pensons pas à Dieu, écrit-il…
Comme à un Père de la volonté duquel ses enfants, dans cette incoercible liberté qui est leur privilège inouï, font à chaque instant mépris – d’où les surcompensations divines -, mais comme à un Empereur de ce monde, un Potentat-Dramaturge qui serait lui-même, par des permis de faillir qui précéderaient nos défaillances et où d’avance il abandonnerait la créature à elle-même, le premier auteur des péchés du monde et de toute sa misère, et qui se plairait au spectacle ainsi fixé par lui du déroulement d’une histoire humaine où le mal abonde abominablement. C’est cette idée absurde et intolérable du Potentat-Dramaturge insensible dans son ciel au mal des personnages auxquels il fait jouer sa pièce de théâtre, qui est cachée au fond de la révolte contre Dieu d’une grande masse de non-chrétiens [3].
Cette révolte, comme celle de Job, parle en creux du vrai Dieu ; elle montre que notre conscience ne se résigne pas à un tel blasphème. Pourtant l’idée d’un Dieu auteur du scénario qui inclut le mal ronge notre inconscient chrétien…
Si Dieu n’a pas idée du mal, c’est qu’il n’a pas en lui de matrice intelligible du mal. Dieu ne peut concevoir le mal ; car tout ce que Dieu conçoit, il le crée : c’est l’être, le bien, la vie. Les « idées » de Dieu sont la manière dont ses créatures participent à ses perfections. Le mal, lui, n’est pas, et Dieu ne peut pas le connaître par idée. Riên en lui ne correspond au mal.
Le mal n’est pas, disons-nous. Mais cette affirmation ne suffit pas ; et certains, à juste titre, se révoltent en entendant dire que le mal n’est pas, alors que nous pouvons tous constater les ravages qu’il fait dans la vie des hommes. On ne peut pas en rester là. Le mal n’est pas « quelque chose » ; mais il n’est pas non plus la simple négation de « quelque chose ». Il n’est pas seulement une absence, il est une privation. Sa carence réside dans le fait qu’il est un désordre, un rapport désordonné entre deux biens. Le dualisme manichéen, qui, dans ce domaine, nous guette toujours, voudrait nous faire imaginer le mal comme une puissance mauvaise en quelque sorte existant par elle-même. Il n’en est rien. Quelques exemples permettent de le comprendre. Nous disons qu’un tremblement de terre est un « mal » ; mais un tremblement de terre est une force de la nature, puissante et belle comme peut l’être l’éruption d’un volcan. Un tremblement de terre est un mal, quand le rapport qu’il entretient avec une réalité plus grande et plus haute que les forces cosmiques, à savoir la personne humaine appelée par grâce à l’immortalité, blesse celle-ci dans son intégrité. Quand le tremblement de terre, comme le microbe, porte atteinte à un bien supérieur, nous nous révoltons contre ce désordre.
Il faut bien distinguer du mal proprement dit la part de désordre que comporte la création et qui n’est qu’un « mal » par imperfection. Le monde, dit la Genèse (Gn 1, 2) a été créé en état de « tohu » et « bohu ». Le véritable mal atteint l’être en tant que personne. Même la douleur des animaux ne blesse pas un être à vocation d’immortalité et ne peut donc pas être idtntifiée purement et simplement avec la souffrance et la mort des humains. Le mal est scandaleux quand il affecte une personne. Cela indique que sa source est à chercher dans la personne elle-même. Si par sa propre initlative de néant, pâr son propre péché, il n’était pas tombé au-dessous de l’état de royauté cosmique auquel fait allusion la Bible (Gn 1, 26), l’homme n’aurait pas subi le cycle cosmique de la génération et de la corrirption mais l’aurait dominé. Il l’aurait réîéré à un ordre nouveau et définitif, porteur du fruit de l’immortalité : l’ordre de la justice et de la charité.
Mais alors pourquoi Dieu a-t-il fait l’homme faillible ? Écoutons de nouveau Jacques Maritain :
La pécabilité de la créature est […] la rançon de l’effusion de la Bonté créatrice, qui pour se donner personnellement au point de transformer en elle un autre qu’elle, doit être librement aimée d’amitié, et qui pour être librement aimée d’amitié doit faire des créatures libres, et qui pour les faire libres doit les faire failliblement libres. Sans liberté fallible, pas de liberté créée ; sans liberté créée, pas d’amour d’amitié entre Dieu et la créature ; sans amour d’amitié entre Dieu et la créature, pas de transformation surnaturelle de la créature en Dieu, pas d’entrée de la créature dans lajoie de son seigneur » [4].
En définitive, on ne peut reprocher au Créateur que de nous avoir trop aimés. II faut ici oser reprendre la magnifique expression des Pères orientaux : amour fou de Dieu pour les hommes !
Parce qu’Il nous appelait au choix préférentiel qu’exigent l’amour et l’amitié, parce qu’Il voulait que nous Le choisissions poul lui-même, Dieu nous a mis sur le Chemin d’une création tumultueuse. Mais il est venu marcher avec nous, comme un mendlant, pour nous demander de l’aimer par-dessus tout. Nous cheminons à travers un cosmos dont l’ordre est inachevé ; et notre Bien ultime, le Bien-aimé, se donne à nous, comme l’imaginait le Moyen-Age, sous les traits du Christ-pèlerin. Nous devons le découvrir sous les espèces des biens particuliers qu’Il nous apprend à ordonner en fixant sur Lui le désir de notre cœur. De seuil en seuil, de commencement en commencement, nous apprenons à préférer l’Amour : celui-ci se révélera ultimement comme le secret même de sa vie trinitaire où Il veut nous introduire.
En créant des personnes dans le monde, Dieu a introduit en lui des aspirations qui le dépassent.
C’est seulement […] quand la créature intelligente et libre aime-Dieu en vertu de sa liberté… d’un amour de libre option, qu’elle l’aime par-dessus tout comme objet d’un amour qui porte sur Lui indépendamment de tout objet créé, ou va uniquement à Dieu en tant même qu’il est séparé de tous dans son absolue singularité (amour de Dieu « direct », comme acte à part, et sans intermédiaire, de personne à personne). Il en est ainsi parce que l’acte du libre arbitre comme tel n’est pas de ce monde ; dans l’ordre naturel lui-même, il n’appartient pas au monde de la création, au monde de ce qui a été fait, – c’est pourquoi les anges, auxquels est due pourtant la connaissance de tout ce qui appartient au monde de la création, ne savent pas les secrets des cœurs… la personne, passant au-delà de ce monde, franchit sans intermédiaire l’abîme entre le créé et l’Incréé pour se donner à l’Incréé [5].
Si Dieu ne nous avait pas fait personnes « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1, 27), le monde nous suffirait. L’impasse des hypothèses philosophiques sur le « meilleur des mondes » réside là. Nous serions heureux dans ce monde si nous avions été créés proportionnés à lui. Nous serions par contre aussi malheureux dans un monde meilleur, si, comme c’est le cas, nous avions été faits pour autre chose que le monde. Nous serions peut-être même encore plus inconsolables de n’avoir pas Dieu. Le monde est pour nous le lieu d’un lent déchiffrage du Visage qui est au-delà du monde : le Visage du Créateur. « Notre cœur est inquiet, sans repos, écrivait saint Augustin au début des Confessions, tant qu’il ne repose pas en Toi ». Le « meilleur des mondes » ne serait, selon l’expression d’un sociologue américain, qu’un « cauchemar climatisé ». Nous serions naturellement satisfaits et cependant tout nous manquerait Bienheureux manques de cette création chaotique à travers lesquels passe le Dieu pèlerin qui a visité Abraham sous sa tente de nomade, au Chêne de Mambré !
Depuis le péché des origines, nous avons ignoré l’Amour de Dieu qui aurait fait de nous les rois de la création ; aussi, nous subissons des souffrances provenant du désordre cosmique qui maintenant nous emprisonne, même quand nous croyons le dominer par nos progrès. Qu’il suffise de rappeler les contre-parties coûteuses des déséquilibres dans l’exploitation des ressources ou tout simplement de la dégradation du milieu vital, qu’entraînent les inévitables et bons progrès de la technique. La condition humaine apparaît comme double au cardinal Journet, disciple et ami des Maritain :
En tant qu’individuelles, [les] personnes humaines font partie de l’ordre cosmique ; en tant que personnes, elles sont des touts et relèvent du monde transcosmique de la liberté. Dans le premier cas, le mal apparaît comme étant simplement l’envers de l’ordre cosmique… Dans le second cas, le même mal apparaît comme venant en outre contrarier les aspirations transnaturelles de la personne… ce sont là des désirs conditionnels, qui pourraient être à jamais frustrés, mais que la grâce pourra venir combler… L’état d’intégrité et les dons transfigurateurs de la grâce originelle sont tellement dans le væu de notre nature que nous ne pouvons nous empêcher de penser que Dieu, bien qu’il pût, dans sa liberté infinie, nous les refuser, a dû néanmoins nous les accorder, en sorte que leur absence chez nous pourrait bien résulter de quelque malheur initlal et porter le caractère d’une blessure, d’une pénalité… Quand une mère pleure la mort de son enfant, comme « Rachel qui ne veut pas être consolée » (Jr 31, 15 et Mt 2, 18), peut-être a-t-elle l’obscur pressentiment de ce que fut d’abord la condition humaine, peut-être son cri est-il un recours au premier dessein de la bonté créatrice, un impossible désir du paradis perdu ? Car Dieu dans sa tendresse nous avait préparé une autre vie, et c’est sous les rayons d’une grâce transfigurante que notre cheminement dans le temps avait à s’accomplir [6].
Le péché frustre d’abord les aspirations transcosmiques de la personne humaine et rien en ce monde ne peut ni expliquer ni consoler les souffrances indicibles qu’il entraîne pour elle. Contre toutes les théodicées des amis de Job passés ou présents, Jacques Maritain écrit:
… le péché, comme désastre de ce tout qu’est la personne, et comme offense de Dieu, et la souffrance et la douleur qui lui font cortège, ne sont pas permis pour la plus grande perfection de la machine du monde, mais pour la consommation d’une œuvre d’amour qui transcende tout l’ordre du monde ; ils sont eux-mêmes référés à… la transfiguration d’amour des personnes créées devenues Dieu par participation [7].
Les souffrances de la personne humaine sont incomparables avec les mêmes douleurs neurologiques de l’animal ; de même que les souffrances humaines de la Personne divine du Verbe incarnéselon la « condition d’esclave » (Ph 2, 7) sont sans commune mesure avec ces mêmes souffrances humaines chez une personne créée. La mesure de la souffrance est proportionnée à la dignité de la personne qu’elle blesse.
Si la personne humaine comme cause première du mal moral est seule responsable de son propre désastre, comment Dieu connaît-il le mal dans son origine libre, Lui qui n’a pas idée du mal ? Le moment est venu de parler de la pudeur de Dieu.
Dieu ne conçoit pas le mal, tout d’abord parce qu’il ne prévoit pas la liberté qui peut le poser. Voilà la pudeur de l’Éternel. L’Éternel accompagne toujours nos libertés au présent. Quelle chance inouïe ont ceux qui savent que Dieu est l’Éternel, que Dieu est jeunesse jaillissante qui nous renouvelle à chaque instant ! Comme nous le voyons dans l’épisode du bon larron sur la croix, chacun de nos actes de liberté est un commencement absolu dans la grâce de Dieu parce que Dieu est l’Éternel et qu’il donne sa grâce au présent dans notre liberté. Dieu ne prévoit pas nos actes, car pour lui, dit saint Thomas d’Aquin, « rien n’est au futur ». Jacques Maritain nous a laissé à ce sujet des lignes libératrices :
Le bien aussi de la créature libre ne peut être connu que dans l’instant même où il est voulu […] parce que d’une façon générale la constellation de toutes les causes créées est incapable de faire préconnaître avec certitude l’acte de la volonté libre, qui comme telle ne dépend que d’elle-niême et de la cause première [8].
Autrement dit, si Dieu connaît tous nos actes bons dont il est la source première, il ne les connaît pas par prévision, car la liberté comme telle est imprévisible. Le cardinal Charles Journet explique cela lumineusement :
Dieu seul voit les futurs […] non plus en tant que plus ou moins prédéterminés dans leurs causes – en ce sens, cette science divine ne sera donc pas une préscience ; mais directement en eux-mêmes, par une connaissance éternelle, immuable, plongeante, qui les saisit dans la fraîcheur de leur apparition à l’existence – en ce sens cette science divine est une sur-science… Les sophismes millénaires qui opposent la préscience divine et la liberté humaine naissent de ce qu’on commence toujours par précipiter Dieu de l’éternité dans le temps : après quoi, l’ayant dépouillé de sa sur-science, il ne reste qu’à lui prêter par anthropomorphisme notre préscience qui ne porte que sur le prédéterminé [9].
Dieu ne fait pas de pronostics sur notre liberté comme la météorologie à propos du temps. Dieu ne se livre pas à des conjectures au sujet de nos actes futurs. L’Éternel n’a pas besoin d’avoir recours à une soi-disant « super-compréhension des causes » pour prévoir nos actes libres qu’il connaît de l’intérieur et au présent en nous donnant de les poser. Au moment où nous venons de nous confesser, Dieu ne suppute pas nos défaillances à venir. Si Dieu a la pudeur de l’Éternel, respectons cette pudeur pour nous-mêmes et pour les autres.
L’Éternel n’est pas dans le temps : rien n’est pour lui ni au passé, ni au futur ; tout est au présent de son effectuation réelle. Cela est pour nous irreprésentable ; il est inutile de faire des efforts d’imagination. Il suffit de nous dire ceci : Dieu me voit seulement dans mon aujourd’hui, et mon demain il le connaît tel que ce demain devient pour moi mon aujourd’hui ; jamais tel qu’il est pour moi encore un demain. Voilà la plus grande vérité de la révélation biblique sur le Dieu vivant, inséparable de celle du Dieu unique. Ce n’est pas par hasard si dans la Bible le Nom de Dieu a été rendu par l’Éternel.
Dieu n’est pas spectateur de notre liberté humaine qu’il habite et anime par sa grâce. Il n’est pas cet œil froid qui nous observe dans le triangle, tel que le rationalisme en a donné une représentation obscène, laquelle a envahi l’art chrétien. Impudique caricature du Dieu de la Bible, du Dieu qui, avec obstination, a gardé les yeux baissés devant la femme adultère tant que ses accusateurs, poussés par l’Accusateur, voulaient qu’il constate son péché !
Il est vrai que Dieu connaît implicitement l’imperfection physique du monde qu’il crée car, indirectement, il la veut comme envers inévitable du monde qu’il choisit comme chemin pour la croissance de notre liberté. Mais le mal moral, Dieu ne le connaît pas dans une décision préalable de le permettre. À proprement parler Dieu ne permet pas le mal. Il permet la liberté qui peut le poser ; mais la possibilité de pécher, inhérente à la liberté créée, compte tenu que l’homme est créé dans la grâce, n’est aucunement une nécessité, comme le mal physique est l’envers nécessaire de l’ordre cosmique inachevé. Dieu, dès le début de la Genèse vient tenir les mains de son enfant dans les premiers pas de la liberté. La Prière Eucharistique IV dit :
Comme il avait perdu ton amitié en se détournant de Toi, tu ne l’as pas abandonné au pouvoir de la mort. Dans ta miséricorde, Tu es venu en aide à tous les hommes pour qu’ils Te cherchent et puissent Te trouver.
Comment pourrions-nous penser que c’est dans le retrait de sa grâce, dans une permission de faillir antérieure à nos péchés, que Dieu déjà, d’une manière ou d’une autre, les connaîtrait, ferait la part du feu, c’est-à-dire en dernière instance se résignerait à l’enfer ?
Le péché, le mal moral dans sa source, Dieu ne le conçoit pas, même indirectement comme l’imperfection physique de ses créatures. Dieu connaît le mal moral dans toutes les conséquences qui résultent du choix peccamineux : dégradations de notre âme et de notre corps, des liens familliaux et sociaux. Mais la racine du péché est une absence d’attention à l’Amour qui est de Dieu, une non-considération de Lui-même comme norme du Bien absolu, une non-adhésion à la motion de sa grâce. Cette fissure du néant dans notre liberté, qui commande l’acte mauvais, n’a pas encore occasionné de privations en nous avant que nous posions l’acte peccamineux. Son néant est une pure frustration de la grâce prévenante qui veut faire grandir notre liberté dans le bien, un pur « tenir pour rien » l’Amour divin comme source de la grâce. A la suite d’Origène, des Pères grecs comme saint Grégoire de Nysse et saint Maxime le Confesseur se sont penchés sur cette mystérieuse « satiété » de la liberté qui, se « rassasiant » de la grâce donnée par
Dieu, cesse dans sa suffisance de Le considérer Lui-même comme Bien absolu et norme de son choix.
La non-considération de la grâce, qui est la cause de tout péché, ne privant par elle-même notre liberté de rien, Dieu ne la connaît que comme une pure offense à son Amour gratuit. Cet Amour, elle le bafoue en l’ignorant volontairement, mais sans encore le contredire dans le choix peccamineux qui sera désastreux pour elle. Dieu reçoit cette absence d’attention à son Amour, par laquelle nous nous soustrayons librement à l’œuvre de sa grâce, comme un coup au cœur. Un tel coup est imparable, inconnaissable autrement que comme une pure frustration de l’amour gratuit de Dieu pour nous, comme le « mal de Dieu » indéfinissable qui, dans la créature, n’est pas encore une carence, et, dans le Créateur, est une offense à l’Amour subsistant qui ne connaît pas le manque. Jacques Maritain en a admirablement parlé : le péché est une offense à Dieu, une blessure de Dieu, non quant à son être mais quant à son amour gratuit pour ses créatures.
Le péché détruit quelque chose de l’ordre créé, il ne détruit rien en Dieu… [il] prive la volonté divine de quelque chose qu’elle a réellement voulu… Dans sa volonté antécédente, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, il veut de même que tous mes actes soient bons. Si je pèche, quelque chose que Dieu a voulu et aimé ne sera éternellement pas. Cela par ma première initiative… Là, on peut dire que Dieu est le plus vulnérable des êtres. Pas besoin de flèches empoisonnées, de canons et de mitrailleuses, il suffit d’un invisible mouvement dans le cœur d’un agent libre pour le blesser, priver sa volonté antécédente de quelque chose ici-bas qu’elle a voulu et aimé de toute éternité [10].
La cause première du mal de notre liberté est « connue » par Dieu en une mystérieuse Acceptation de voir son amour pour nous frustré, bafoué. C’est comme le « point mort » de notre volonté par lequel l’homme se dérobe déjà à l’influx de la grâce, avant même de poser un acte délibéré de refus. Ne considérant plus, dans la grâce, la norme du Bien Absolu, la liberté ne pourra plus passer à l’acte du choix sans pécher. Ce « point-mort », première fissure de néant dans l’acte de notre liberté, obscur comme « l’heure des ténèbres » dans laquelle Jésus s’en enfoncé à Gethsémani, est pour Dieu l’inadmissible par excellence dont Il n’a pas idée et qu’Il ne peut endurer qu’en se saisissant de lui dans l’Acceptation victorieuse du salut en Jésus-Christ. « L’image de Jésus crucifié, écrit Raïssa Maritain, est en Dieu comme l’expression de la douleur, de ce que la douleur peut être dans l’essence divine » [11], et ailleurs : « La souffrance virtuelle est supérieure à la souffrance actuelle (c’est la souffrance de Jésus au ciel) ; et elle se trouve dans l’amour » [12]. Intuitions mystiques que Jacques Maritain commente admirablement à la fin de sa vie :
…l’éternelle splendeur de l’Acceptation victorieuse… nous n’avons pas de nom la désignant en propre ; [elle s’est fait connaître à nous] dans l’image par excellence, l’image de chair et de sang du Fils de Dieu souffrant la mort [13].
Dieu ne pose les yeux sur le mal, comme dans l’épisode de la femme adultère, que dans le mouvement même où son amour s’en empare pour donner le salut et le pardon.
Si nous pouvons nous dérober à la motion divine, c’est que la croissance dans le bien, qu’opère en nous la grâce, est un objet de foi sollicitant comme tel notre libre adhésion. La grâce de Dieu destinée à notre béatitude, parce qu’elle doit nous diviniser, doit nous arracher à nos limites de créature. Même sans le péché, comme dans le cas de la Vierge, comme dans le cas d’Eve et d’Adam sans la chute, elle est nécessairement grâce de pâque divinisante. On ne passe pas impunément du créé à l’Incréé : « Il est redoutable de tomber entre les mains du Dieu vivant » (He 10, 31). On n’entre pas dans le feu dévorant de la vie trinitaire sans passer par une mort à soi-même en vue d’une résurrection pour Dieu.
Raïssa Maritain a livré là-dessus le fruit de sa propre expérience spirituelle :
Le sacrifice est une loi absolument générale du perfectionnement de la créature. Tout ce qui se passe d’une nature inférieure à une nature supérieure, doit passer par le sacrifice de soi, la mortification, la mort [14].
De l’amour humain ce qu’il faut ôter, – pour le rendre pur, bienfaisant, universel, et divin, – ce n’est pas l’amour lui-même ; non, ce qu’il faut supprimer ou plutôt dépasser, c’est les limites du cœur. D’où la souffrance – dans cet effort pour sortir de nos étroites limites. Car, dans ces limites, dans nos limites est notre joie humaine… Cela c’est vraiment mourir à nous-mêmes [15].
Cette loi de la transformation des natures, – qui comprend en elle toutes les lois morales et divines, – est quelque chose de nécessaire, de physique, d’ontologique si l’on veut – Dieu lui-même ne peut l’abolir comme il ne peut produire l’absurde. Mais cette loi – la Loi – n’est pas Lui – Lui est l’Amour… Et quant à nous, Il nous a révélé toutes les terribles exigences de la divinisation de l’homme… Quand la nature mise en demeure d’obéir gémit et souffre, elle n’est pas odieuse à Dieu, car quitter sa forme propre est pour toute nature une perte, – pour les natures sensibles une souffrance… [La loi] est d’une certaine manière opposée à l’amour. Dieu l’a faite en tant que Créateur de l’être. Mais en tant que notre fin et notre béatitude, Il nous appelle au-delà… Elle est vraiment une nécessité ; seulement une nécessité. L’amour donne par-dessus la Loi. [Il pardonne] [16].
Comme nous percevons que la grâce va nous faire passer inévitablement par une pâque de la nature, alors, à un moment donné nous « débrayons », nous mettons notre volonté au « point mort », nous cessons d’adhérer à l’emprise d’un Dieu qui inexorablement veut faire que nous soyons saints comme Lui-même est Saint. Et notre liberté glisse entre les mains de Dieu, car nous avons cessé d’avoir foi en son visage d’Amour, de le reconnaître à travers l’exigence dépouillante de la croissance dans le bien. Le premier acte que nous poserons dans cette absence de foi ne sera plus en référence à l’Autre par excellence qu’est Dieu : il sera péché, désordre dans le bien qui vient de Lui. Jésus pleure sur Jérusalem :
Ah ! Si en ce jour tu avais compris le message de paix ! Mais non, il est demeuré caché à tes yeux… parce que tu n’as pas reconnu le temps où tu fus visitée » (Luc 19, 42-44).
Zachée, Matthieu, bien des pécheurs ont été sauvés simplement en laissant Jésus venir les visiter. « Voici que je me tiens à la porte et que je frappe.. ». (Ap 3, 20).
Mais si nous « tenons pour rien » l’amour gratuit de Dieu qui nous visite dans sa grâce, croyez-vous que Dieu se détourne de nous ? Des spirituels ont pu dire : « Je crains Jésus qui passe et qui ne revient pas ». Le Concile de Trente lui-même affirme que « Dieu ne quitte que ceux qui l’ont auparavant quitté ». Mais ces paroles de crainte visent à nous mettre en garde contre l’endurcissement progressif de notre liberté pouvant conduire ultimement à notre damnation finale. Quand Jésus sur la croix clame : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné », ce n’est pas la dureté du cœur du Père qu’il exprime, mais l’endurcissement du cœur des hommes quand ils tournent définitivement le dos à Dieu. En Jésus, Dieu nous a « aimés jusqu’à la fin » (Jn 13, 1). Si nous claquons la porte à l’amour divin, il ne tourne pas les talons ; sa grâce prévenante, nous dit saint Thomas, se met immédiatement à l’œuvre pour nous harceler. Notre liberté endurcie est une forteresse assiégée par l’amour divin, et si Dieu ne peut pas entrer par la porte, il essaiera d’entrer par les fenêtres, sinon par le sous-sol. Sur la croix et surtout à Gethsémani, le Fils de Dieu nous a montré que Dieu se saisissait de nos refus les plus extrêmes pour qu’il n’y ait pas d’endurcissement du cœur qui ne puisse être visité par sa grâce. « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ, alors que nous étions encore pécheurs, est mort pour nous » (Rm 5, 8).
Au moment de la mort,la grâce opère dans les cœurs des œuvres qui relèvent du miracle. Elle produit des acceptations libres presque sans que la liberté ait à poser un acte de choix. Non pas qu’il n’y ait plus de liberté, car la liberté ne réside peut-être pas essentiellement dans Ie choix entre le bien et le mal, mais dans l’abandon à la grâce et le consentement au Bien ultime. Quand Dieu visite ses enfants dans le corps à corps du dernier combat de l’agonie ou même entre la mort clinique et la mort réelle, dans ce moment que Lui seul connaît et qui est sans doute Ie secret de Gethsémani et de la descente aux Enfers (1 P 3, 19-20), il met la liberté au bord d’une béatitude inénarrable.
Je n’oserais pas dire cela, si je ne pouvais ici reprendre les paroles pleines d’espérance du cardinal Charles Journet :
Je pense que les conversions miraculeuses (…) sont très nombreuses, et que, à cause des mérites et des prières des saints et des amis de Dieu, beaucoup de grands pécheurs sont convertis au dernier instant de leur vie… Des êtres qui auront vécu loin de Dieu pourront, au tout dernier moment passer à Dieu sans qu’on ne sache rien. Peut-être même auront-ils paru refuser la grâce. Je pense à une nouvelle de Lucien Marsaux. Une jeune fille vit auprès de son père qui n’a plus la foi ; elle prie sans cesse pour sa conversion. Et voici qu’arrive pour lui le moment de la mort. Alors elle ose poser la question : puis-je aller chercher un prêtre ? A ce mot, l’âme du père est illuminée : c’est ce qu’il désirait secrètement ; il veut dire oui, mais son geste le trahit, il fait signe que non, et il meurt. Il arrive que le geste extérieur trahisse la volonté de l’âme… il peut y avoir comme une dislocation entre l’âme et son enveloppe [17].
Ce n’est donc que par un endurcissement contre l’Amour lui-même, par le « péché contre le Saint-Esprit » (qui n’est presque plus humain tant il adhère au péché angélique de Satan), que l’homme peut au dernier instant de sa liberté choisir à jamais pour lui-même la damnation. Parce que c’est Dieu qui sauve par grâce, il peut suffire pour être sauvé en dernière instance de consentir à l’Amour :
Et l’amour peut sauver l’homme même au dernier instant d’une vie mauvaise, – si à cet instant l’homme a trouvé la lumière de l’amour, – peut-être s’il a toujours cru que Dieu est amour [18].
Par contre, parce que c’est l’homme qui se damne contre la grâce, il lui faut pour cela choisir positivement le mal comme tel :
En dernière analyse, écrit Jacques Maritain, être puni est simplement avoir ce qu’on a voulu. Avoir le fruit enveloppé dans l’acte » S’il s’agit de l’acte suprême et décisif de notre volonté, « alors on peut dire que l’homme a réellement voulu le fruit aussi bien que l’acte. Car le Bienheureux préfère Dieu, et la vie éternelle ; et le damné préfère l’enfer » [19].
Quelle forme de connaissance Dieu a-t-il du suprême refus de sa grâce, celui de la damnation ? Si Dieu ne connaît le refus de nos péchés que dans le don même de sa grâce prévenante, Dieu ne connaît le refus ultime des damnés, de Satan, que dans la mystérieuse patience d’un amour à jamais mis en échec. Ne pensons pas que les damnés soient loin du cœur de Dieu, ils sont environnés de son amour dont leur liberté endurcie fait pour eux-mêmes le feu de l’enfer. Dieu ne connaît leur refus que dans la stupeur désolée de l’amour bafoué. Ici encore Charles Journet nous montre que les « ténèbres extérieures » ne sont que les ténèbres intérieures d’une liberté endurcie complètement réfractaire à l’Amour qu’est Dieu :
En refusant son amour, (les damnés) triomphent de Dieu mais en se saccagant eux-mêmes. Dieu, lui, ne peut cesser de les aimer… Le don de Dieu qui les a créés par amour est sans repentance. Si par impossible Dieu cessait de les aimer, si l’amour contre lequel ils se rebellent cessait, aussitôt leur révolte serait sans objet, leur péché cesserait, leur enfer cesserait. Si Dieu un instant pouvait cesser d’être l’Amour qui veut créer et qui veut diviniser, l’enfer aussitôt s’évanouirait [20].
[1] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 210.
[2] Isidore Ducasse, Préface à des poèmes futurs dans Œuvres complètes du Comte de Lautréamont, Paris, G.L.M., 1938.
[3] Jacques Maritain, Approche sans entraves, Fayard, 1973, p. 315.
[4] Jacques Maritain, De Bergson à Thomas d’Aquin, Éditions de la Maison Française, New York, 1944, p. 229.
[5] Charles Journet, Jacques Maritain, Philippe de la Trinité, Le péché de l’ange, Beauchesne, 1961, pp. 55-56.
[6] Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, DDB1969, tomme III, pp. 172 et 280-281.
[7] Jacques Maritain, De Bergson à Thomas d’Aquin, Éditions de la Maison Française, New York, 1944, p. 229.
[8] Jacques Maritain, Frontière d ela poésie et autres essais, Rouart, 1935, « La clet des chants », pp. 187-188, note 1.
[9] Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, DDB1969, tomme III, p. 222.
[10] Jacques Maritain, Neuf Leçons sur les notions premières de la philosophie morale, Téqui, 1951, pp. 175-176.
[11] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 289.
[12] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 77.
[13] Jacques Maritain, Approche sans entraves, Fayard, 1973, p. 312.
[14] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 55.
[15] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 221.
[16] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 365-370.
[17] Charles Journet, Entretiens sur la grâce, DDB, 1961, pp. 102-103.
[18] Journal de Raïssa, publié par Jacques Maritain, DBB, 1963, p. 369.
[19] Jacques Maritain, Neuf Leçons sur les notions premières de la philosophie morale, Téqui, 1951, pp. 189-190.
[20] Charles Journet, L’Église du Verbe Incarné, DDB1969, tomme III, p. 218.