Soulevons une problématique ancienne engendrée par le danger d’une dinstinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction pour le sacrement de l’ordre : cette théorie qui a connue ses heures de gloire pendant près de mille ans connaîtra tous les abus, en dissociant d’un côté ce qui a trait aux sacrements, et de l’autre ce qui a trait au gouvernement et à l’enseignement de l’Église…
Un renouvellement de la compréhension du ministère
Bénéficiant des avancées des recherches patristiques du XIXème siècle, Vatican II renouvelle en profondeur plusieurs disciplines théologiques (ecclésiologie, articulation entre Écriture et Tradition, fondement ontologique de la morale, …). Dans cette mouvance, la compréhension que nous avons des ministères ordonnés va connaître un changement de paradigme : en renonçant à la dissociation pouvoir d’ordre/pouvoir de juridiction, Vatican II rétablit l’unité des tria munera en recentrant les ministères sur une théologie collégiale (ordo).
Plusieurs facteurs entrent en jeux dans ce changement de paradigme (L. Villemin) :
- Un renouveau de la théologie des sacrements : on passe d’une réflexion centrée sur les 7 sacrements à l’existence chrétienne toute entière comme objet de déploiement de la grâce [1]
- Un renouveau de l’ecclésiologie : on redécouvre l’Église locale comme Église a part entière [5], celle-ci porte en elle-même sa propre légitimité apostolique
Conséquences pratiques
On renonce à une distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction [2] qui pouvait s’énoncer comme telle :
- Le pouvoir d’ordre était définit par le pouvoir sur l’eucharistie (corpus verum), sa sphère d’influence se cantonnait aux sacrements
- Le pouvoir juridiction regroupait tout le reste, le gouvernement sur l’Église (corpus mysticum), mais aussi l’enseignement
En conséquence on pouvait ordonner des prêtres ad missam (au seul service de la célébration de l’eucharistie, sans charge pastorale), et à contrario des « princes-évêques » (non ordonnés, issue de la noblesse, uniquement en vue du gouvernement d’un diocèse et des bénéfices dû à la charge). Pour sauvegarder l’aspect sacramentel dans les diocèses tenus par ces princes évêques on ordonnait un moine évêque auprès duquel on avait recours uniquement pour les ordinations de prêtres et quelques autres aspects sacramentels.
Désormais, l’unité des pouvoirs « d’enseignements, de gouvernement et de sanctification », est mise en avant, avec une prééminence pour l’enseignement. En effet, c’est sur l’enseignement que repose la raison d’être de l’autorité de l’Église, alors qu’auparavant l’insistance portait sur l’autorité et l’obéissance à cette autorité. La dissociation des munera n’est plus possible (fin des ordinations absolues et des princes-évêques non ordonnés). On se repose moins sur la personne ordonnée (théologie du caractère) que sur le collège dont elle fait partie (théologie des ordo). Le sacrement ainsi compris repose donc beaucoup plus sur la sacramentalité de l’Église, d’où provient la légitimité des ministères, que sur l’individu qui en est le dépositaire. La théologie du caractère va devenir secondaire sans se trouver récusée car la notion souligne la nature indélébile du sacrement de l’ordre (notons que la théologie du caractère était déjà seconde chez St Thomas d’Aquin).
La pointe de la liturgie pour les ordinations va passer de la porrection des instruments (remise du calice et de la patène qui donne le pouvoir sur l’eucharistie) à un retour à l’antique tradition de l’imposition des mains (entrée dans un collège, l’ordo), celle-ci n’ayant jamais été supprimée dans la liturgie mais sous estimée quant à son sens théologique.
Le sacrement de l’ordre n’est plus fractionné mais désormais comprit comme un unique sacrement comportant trois degrés : épiscopat, presbytérat et diaconat.
On passe d’une théologie des ministères centrée sur le prêtre (qui a pouvoir sur l’eucharistie) à une théologie centrée sur l’évêque (pasteur pour son Église). La raison d’être du ministère sacerdotal n’est donc plus seulement un pouvoir sur le corps du Christ mais aussi un ministère de médiation sur la communauté. La potestas sacra (le pouvoir sacré) ne sera donnée qu’a celui qui est ordonné à la communion hiérarchique par le sacrement de l’ordre, sauf les diacres qui ne sont pas sacerdoti.
S’ensuit une redécouverte de l’unité de la présidence de l’Église et de la présidence des sacrements. Auparavant, les deux présidences étaient dissociées :
- la présidence de l’Église était réservé à l’évêque (pouvoir de juridiction)
- les prêtres se cantonnaient dans la présidence des sacrements (pouvoir d’ordre)
Conséquences dans la reconnaissance des ministères ordonnés
Conséquence pour l’épiscopat
Alors qu’auparavent le statut d’évêque n’était perçu que comme une simple dignité suplémentaire par rapport au prêtre, il y a désormais une reconnaissance de la sacramentalité de l’ordination épiscopale : la raison d’être profonde de l’évêque est d’être le pasteur de son Église locale, l’évêque est au centre de son Église [3]. L’évêque n’est donc plus considéré comme un subordonné du pape à qui ce dernier aurait délégué une part de son pouvoir de juridiction. En effet, l’évêque possède un pouvoir propre de part la légitimité apostolique de l’Église pour laquelle il siège [6]
Conséquence pour le presbytera
Les prêtres voient un élargissement de leur fonction, au-delà du rôle sacramentel dans lequel ils étaient assignés. Le ministère des prêtres et des évêques n’est plus d’abord un ministère sacerdotal (axé sur le sacrifice), mais avant tout un sacerdoce ministériel (axé sur la médiation et la présidence de la communauté).
De même que pour les évêques, les prêtres agissent dans leur domaine au nom de leur pouvoir propre. Ce qui ne leur est pas permis de faire de par l’autorité de l’évêque (comme par exemple un grand exorcisme, ou le pouvoir de confesser pour un prêtre nouvellement ordonné qui ne serait pas encore jugé suffisamment prêt) est appelé un « pouvoir lié », par ce terme on reconnaît bien par là que ce n’est pas quelque chose en plus qui leur est assigné mais quelque chose qu’ils possèdent déjà de par leur ordination sacramentelle.
Conséquence pour le diaconat
Bien que son rôle reste encore pour une grande part à définir, le diaconat n’est plus perçu de prime abord comme une simple étape vers le presbytérat [4]. Le concile encouragera la restauration du diaconat permanent, même si celui-ci n’est pas le modèle conforme de ce qui a pu se faire auparavant.
Questionnement actuel sur le diaconat
La distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction s’est opérée à partir du moment où l’on a pris comme point de départ de la réflexion le statut du prêtre (ce que peu faire le prêtre, ce que peut faire l’évêque…). Nous l’avons vu : ce point de départ a conduit la réflexion théologique dans une impasse. Ne risquons-nous pas de reproduire la même erreur pour la réflexion sur le diaconat, en prenant toujours comme point de départ le statut du prêtre (ce que le prêtre peu faire, ce que le diacre peu faire…) ? Ce faisant un courant théologique identifie le diacre comme « Christ serviteur » afin de justifier sa différence de statut par rapport au prêtre. Ce qui d’ailleurs pose problème car on identifie le prêtre à une fonction du Christ (Christ serviteur), alors que le prêtre, lui, se rapporte à l’identité du Christ (à sa personne même). Peut-on vraiment identifier un ministère à une fonction, aussi belle soit-elle ? Est-ce traditionnel, même si l’on sait par ailleurs que notre compréhension du diaconat n’a pas a être une reproduction « archéologique » du diaconat du VIème siècle ?
Afin d’éviter un égarement en ce domaine, ne vaudrait-il pas mieux partir d’une réflexion basée sur les considérations de Pères comme Hippolyte de Rome : « Le diacre est ordonné non pas en vu du sacerdoce mais en vue du ministère de l’évêque ? »
Conclusion
Notre article avait seulement pour but de retracer en quelques points les conséquences d’une théorie opérant une distinction entre pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, cette théorie, qui a tout de même perduré pendant près de 1000 ans, peut-être aujourd’hui considérée comme dépassée (à défaut d’être encore totalement intégrée). Mais il existe une autre distinction avec des conséquences tout aussi graves et de tendance plus actuelle : la distinction entre charismes et ministères. Sur ce dernier point et ses répercutions nous laisserons parler l’ex cardinal Ratzinger dans un autre de nos articles.
Notes
[1] Notons à ce sujet l’approche de la constitution dogmatique Lumen Gentium du Concile Vatican II où l’on définiera l’Église comme sacrement du salut : « [L’Église], pour sa part, est dans le Christ comme un sacrement ou, si l’on veut, un signe et un moyen d’opérer l’union intime avec Dieu et l’unité de tout le genre humain » (LG 1) ; « En vérité le Christ, au jour de son exaltation, attira tout à lui (cf. Jn 12, 32 gr.). Ressuscité des morts (cf. Rm. 6, 9), il envoya aux Apôtres son Esprit vivifiant et, par lui, se constitua un Corps, l’Église, sacrement universel du salut » (LG 48b).
[2] Le Code de Droit Canonique de 1982 infléchit dans la mouvance de Vatican II, en ayant toutefois tendance à garder des traces du vocable pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction. Mais si vocabulaire il y a, la substance des propos ne conforte pas un appui de cette théorie.
[3] Le terme « plénitude du sacerdoce » provient de la théologie du caractère qui cherchait à démontrer l’assimilation des tous les ministères ordonnés par le ministère de l’évêque.
[4] Le diaconat n’est devenu une étape obligatoire pour les diacres qu’à partir de la réforme grégorienne. Auparavant, à Rome il était coutumier de discerner l’évêque de Rome parmis les diacres, le statut de ces derniers étant d’autant plus important, en regard de la multitude des prêtres, que la tradition romaine les maintenaient au nombre de sept.
[5] Église locale comme portion, et non comme partie de l’Église universelle.
[6] Ainsi l’évêque de Rome tire son charisme d’infaillibilité de son siège épiscopal qu’il exerce de manière personnelle selon une modalité particulière : c’est l’Église de Rome qui est dépositaire de ce charisme d’infaillibilité.
Bibliographie
- Ludwig OTT, Le sacrement de l’ordre, Histoire des dogmes, cerf, 1971.
- Albert CHAPELLE, s. j., Pour la vie du monde, le sacrement de l’ordre, IET, Bruxelles, 1978.
- Laurent VILLEMIN, Pouvoir d’ordre et pouvoir de juridiction, Cerf, Paris, 2003.
- Bruno DUMOND, Daniel MOULINET, Le diaconat permanent, Cerf, Paris, 2007.
- Jean BEYER, « Nature et Position du sacerdoce », NRT, 1954, p. 356-373 ; 468-480.
- Jean-Miguel Garrigues, o.p., Marie-Joseph le Guillou o.p., Alain Riou, o. p., « Le caractère sacerdotal dans la tradition des Pères grecs », NRT 1971, p. 801-820.
- Didier GONNEAUD, « Pour le quarantième anniversaire du rétablissement de l’ordo diaconal : réflexion autour d’une maxime doctrinale » (Le diaconat pour le ministère), NRT 126, 2004, p. 555-566.
- Benoît Dominique DE LA SOUJEOLE, o. p., Les tria munera Christi, NRT, 1999, p. 59-74.