En publiant il y a quelques années la première édition de ce livre dont le titre est Dieu sans idée du mal [1], je ne savais pas que je m’attirerais, avec la reconnaissance émue de nombreux fidèles, la réprobation de quelque théologien. Comme il s’agissait d’un livre de spiritualité, je n’avais pas cru nécessaire d’y exposer les justifications théologiques qui pouvaient fonder une telle contemplation croyante de l’innocence de Dieu face au mystère du mal. Quelques mois après la parution du livre, je me contentais, à l’occasion d’une conférence à Notre-Dame de Paris et à la veille du centenaire de la naissance de Maritain, de dévoiler en signe de reconnaissance tout ce que mon approche spirituelle devait aux intuitions mystiques de Raïssa et aux développements métaphysiques de Jacques [2]. Dans ce domaine en effet, comme l’a écrit leur disciple et ami le cardinal Charles Journet, il faut à la fois « savoir haïr l’absurde et adorer le mystère » [3]. En revenant sur le sujet pour rechercher comment Dieu connaît le mal, j’achève de montrer tout ce que je dois à ces trois grands témoins contemporains de l’innocence de Dieu.
Le titre du livre, Dieu sans idée du mal, n’est pourtant que la reprise d’une phrase de S. Thomas d’Aquin dans la Somme Théologique (Ia q. l5 a. 3 ad 1 um) citée en exergue. Dès l’introduction j’avais suggéré en quel sens il fallait entendre ce leit-motiv du livre en disant que Dieu ne conçoit pas le mal. Les idées divines sont en effet les multiples façons dont l’être peut être participé par les créatures. En Dieu qui est la Bonté même il n’y a que l’idée des créatures en tant qu’elles sont : c’est-à-dire soit en tant qu’elles sont bonnes, soit en tant que leur bonté souffre la privation d’un bien qui leur est dû comme par exemple la cécité pour un être dont la nature comporte de soi le sens de la vue. Les théologiens appellent ce second cas le mal physique ou mal de nature.
Comment Dieu connaît-il le mal physique, la privation chez les créatures de ce qui leur est naturellement dû ? Charles Journet nous dit que « c’est dans le bien que ces choses devraient avoir et qui leur manque que Dieu connaît le mal ; mais il n’y a pas en lui d’idées du mal » [4]. Et il cite S. Thomas lui-même :
Le mal, comme tel, est néant, puisqu’il est une privation, par exemple la cécité. En conséquence, il y a bien en Dieu idée de la chose mauvaise, non certes en tant que mauvaise, mais en tant que chose ; et le mal lui-même est connu par Dieu moyennant le bien opposé à ce mal et qui fait défaut à la chose mauvaise.
Dans le domaine de la nature en effet, de par la contingence des formes dans un univers de mutation en État de voie (cf. le « tohu-bohu » de Gn 1, 2), le bien visé par le créateur comporte inséparablement une face de néant et de privation. Dans ce cas « le mal apparaît comme étant simplement l’envers de l’ordre cosmique [5]. Ces modalités de mal physique sont donc voulues indireciement par le créateur dans la mesure où elles accompagnent les formes du bien directement voulues par lui. « Elles sont donc incluses dans les idées divines du bien et mesurées par lui » [6].
L’erreur des théodicées qui, à la manière de celle de Leibniz, prétendent rendre raison de tout le mal que l’on peut constater dans le monde c’est d’étendre cette forme de connaissance – volonté du mal physique incluse dans les idées divines – au mal proprement dit, c’est-à-dire au mal moral du péché et à ses conséquences pour la personne humaine : la mort (temporelle et éternelle) et son cortège de peines consécutives au péchê originel (cf. Gn 3, 19.22 : Sg 1, 13-16 et 2, 23-24 ; Rm 5, 12).
Alors ce philosophe nous dira qu’il est bon qu’une mère pleure la mort de son enfant, parce que la machine du monde demandait telle douleur pour être plus parfaite. Rachel pleure ses fils et ne veut pas être consolée (Mt 2, 18). Expliquez cette position leibnizienne à la mère en question, et que cette chose était nécessaire pour que tous les degrés de l’être fussent remplis, elle vous répondra qu’elle se moque de la machine du monde ; et qu’on lui rende son enfant. Et elle aura raison ; car ces questions-là ne se résolvent pas par la machine du monde mais dans la nuit de la foi, et par la croix de Jésus [7].
Sans doute elles tiennent à une nature faite d’esprit et de chair ; Dieu, néanmoins, dans sa bonté infinie, avait prévu pour l’homme une condition de pure félicité. C’est à la suite d’une faute initiale que la douleur et la mort sont entrées dans notre humanité. Le cri de Rachel est comme une postulation du paradis terrestre ; si elle ne veut pas être consolée, c’est qu’elle a l’obscur pressentiment de ce qu’était notre condition première [8].
C’est ici que prend toute sa force la parole de S. Thomas : Dieu n’a pas idée du mal.
Il a inventé Béhémoth et Léviathan et toutes les formes terrifiantes qui peuplent la nature et le monde de la vie, les poissons féroces, les insectes destructeurs. Ce n’est pas lui qui a eu l’idée de toutes les souillures et les abominations, les mépris crachés sur sa propre Face, les trahisons, les luxures, les lâchetés, les méchancetés bestiales, les permissions exquises, les dépravations d’esprit qu’il est donné à ses créatures de contempler. Elles sont nées du seul néantement de la liberté humaine. Elles sont sorties de cet abîme. Il les permet comme une création de notre pouvoir de faire le rien » [9].
Mais, si Dieu permet le mal moral, source de tous les malheurs de l’humanité déchue, ne le connaît-il pas déjà en le permettant par avance, à la manière dont il connaît le mal physique du cosmos en le voulant indirectement dans ses idées créatrices ? Des théologiens scolastiques n’ont pas hésité à rendre raison du mal moral en prétendant que Dieu connaît le péché dans un « décret permissif antécédent » par lequel il le permet [10]. Selon cette théodicée, par ses décrets permissifs antécédents…
Dieu connaît le péché de la créature parce que – oh, c’est purement négatif, il a soin de ne rien causer ! – il a lui-même décidé de ne pas causer le bien contraire à ce péché, autrement dit parce qu’il a lui-même décidé de ne pas faire ce sans quoi le péché en question aura certainement lieu.. ». [11].
Il ne faut pas s’étonner si l’approche de l’innocence de Dieu que nous avons tentée dans ce livre s’est attirée la réprobation de tenants de cette théodicée. Ils ont prétendu défendre la toute-puissance de Dieu comme si celle-ci n’était pas une puissance ordonnée au dessein qu’il a conçu de créer et d’adopter par grâce un homme libre et donc susceptible de conrredire l’amour divin qui le prévient. Comme si, par ailleurs, concevoir le mal moral était une perfection et ne devait pas en conséquence « manquer » à Dieu. Cette théodicée prétend sauvegarder la toute-puissance de Dieu d’une manière rationaliste qui devient blasphématoire pour son innocence car, rappelle S. Thomas, « Dieu n’est en aucune façon cause du péché, ni directement, ni indirectement » (Somme Théologique Ia IIae q. 79 a. 1) et « la cause première du défaut de grâce vient de nous » (ibidem q. 112 a. 3 ad 2 um). Même sous la forme purement négative d’un décret permissif antécédent par rapport à notre acte libre peccamineux, Dieu ne peut être indirectement cause première de notre défaut de grâce. Sinon on est en présence d’une forme métaphysiquement épurée du « retrait de grâce » cher aux jansénistes. Or S. Paul affirme solennellement que « les dons de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29) et que « si nous sommes infidèles, lui reste fidèle, car il ne peut se rènier lui-même » (2 Tm 2, 13).
Si Dieu ne connaît pas le mal moral comme le mal physique, en concevant par avance sa permission, comment le connaît-il donc ? Jacques Maritain a approché ce mystère par étapes progressives. Il a d’abord montré que le mal moral ne peut-être connu par Dieu que dans l’acte même de la liberté qui commet le péché. Ce moment lui-même, où la créature prend l’initiative du rien, et par là même demande pour ainsi dire la permission de faire le mal, précède la permission qu’on lui donne – le non-vouloir porter remède à ce néantement -, et donc n’est pas connu en cette permission ; il ne peut-être connu que dans la volonté libre actueilement déficiente ou nihilisante [12].
Par la suite Jacoues Maritain est allé plus loin en montrant que Dieu ne connaît pàs d’abord le mal moral comme la privation de notre acte libre et faillible à la manière d’une des privations possibles du mal physique incluses par avance dans ses idées créatrices.
En effet avant de priver l’humanité de son innocence et de son intégrité, le péché de l’homme créé par Dieu en état de grâce « prive » la volonté divine de quelque chose qu’elle a réellement voulu… Dans sa volonté antécédente, Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, il veut de même que tous mes actes soient bons. Si je pèche, quelque chose que Dieu a voulu et aimé ne sera éternellement pas. Cela de par ma première initiative [13].
Comme dit S. Thomas : ceux qui ne sont pas avec Dieu sont, pour autant qu’il est en eux, contre Dieu (cf. Mt 12, 30), du fait qu’ils contrarient la volonté divine antécédente (1 Sent. dist. 47 q. 1 a. 2 ad 1 um).
Si la volonté antécédente, par laquelle « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4), non seulement ne peut pas comporter des décrets permissifs antécédents concevant le mal moral, mais est « contrariée » par le péché, c’est qu’elle est dessein d’amour bienveillant dans lequel Dieu s’est effectivement engagé. En effet « cette volonté (antécédente) est bien réelle, quoique conditionnelle ; elle n’est pas une simple velléité, un mouvement simplement ébauché par lequel on ne veut pas quelque chose mais le voudrait seulement » [14].
Bien sûr Dieu connaît-tout ce qu’il crée selon la modarité de son être. En conséquence « il atteint la liberté de l’existant créé dans l’exercice même du libre arbitre. Nous savons que l’acte libre est absolument imprévisible. La science de vision l’atteint éternellement dans l’instant même qu’il se produit, dans sa présentialité même » [15]. L’acte bon de notre liberté est conçu par sa grâce qui nous donne de le poser : « Nous sommes créés en vue des bonnes œuvres que Dieu a préparées d’avance pour que nous les pratiquions » (Ep 2, 20) ; « Dieu est là qui opère en vous le vouloir et l’opération même au profit de ses bienveillants desseins » (Ph 2, 13).
Mais le péché de notre liberté, le mal proprement dit, est inconcevable à Dieu. En effet à la racine de l’acte mauvais il y a, comme nous l’avons vu, une contradiction de la volonté bienveillante de Dieu, un tenir pour rien l’Amour qu’il est, une non-considération de lui-même en tant que norme de notre bien ultime, un endurcissement par rapport à la motion de sa grâce. Il ne suffit donc pas de dire que Dieu connaît le mal moral dans l’acte peccamineux de la liberté. Dans les dernières années de sa vie, Jacques Maritain a tenté d’exprimer le mystère ultime de la « connaissance » du mal par Dieu : Dieu atteint notre péché, et en ce sens seulement il « connaît » ce qui lui reste inconcevable, dans une acceptation rédemptrice de l’inadmissible. Ce refus de l’amour divin à la base de tout péché est pour Dieu, dit Jacques Maritain, « l’inadmissible à accepter » :
En respectant avec une magnanimité absolue le libre arbitre de ses créatures et leurs initiatives de néant, et en permettant le péché en vue d’un bien supérieur par lequel il le surcompensera, c’est à l’inadmissible à Dieu que Dieu consent, non pour le subir (comment subirait-il n’importe quoi ?) mais pour s’en saisir victorieusement [16].
Dieu n’atteint l’acte libre peccamineux, par lequel nous nous dérobons à sa grâce et nous contrarions sa volonfé antécédente, qu’en se saisissant de lui dans un amour rédempteur de surcroît.
Avant même de triompher de cet inadmissible par un bien plus grand qui le surcompensera plus tard, lui-même, loin de le subir, il l’élève au-dessus de tout par son consentement : en acceptant une telle privation (qui n’affecte nullement son être mais seulement la relation de sa créature à lui), il la prend en main et la porte comme un trophée, attestant la divinement pure grandeur de l’Acceptation victorieuse [17].
Dieu ne conçoit le mal de péché ni directement, ni même indirectement dans ses idées créatrices ou dans de prétendus décrets permissifs antécédents. Il ne peut atteindre cet inconcevable et inadmissible refus de l’Amour qu’il est (1 Jn 4, 16) que dans une acceptation rédemptrice dont l’expression suprême est le mystère de Jésus. Le mal moral est « la contradiction que Jésus a endurée de la part des pécheurs » (Hb 12, 13) car pour « l’éternelle splendeur de l’Acceptation victorieuse… nous n’avons pas de nom la désignant en propre : … [elle s’est] fait connaître à nous dans l’image par excellence, l’image de chair et de sang du Fils de Dieu souffrant la mort » [18]. Cette acceptation rédemptrice du mal par Dieu indique à l’avance le caractère à la fois dérisoire et blasphématoire de toutes tentative pour rendre raison du mal de péché aans une théodicée spéculative.
Notes
[1] Dieu sans idée du mal, La liberté de l’homme au cœur de Dieu, éd. Critérion, Paris, 1982.
[2] Conférence devenue le chapitre XI du livre précédent.
[3] Dédicace de son livre Le mal, essai théologique, éd. Desclée de Brouwer, 1961.
[4] Op. cit. p. 196.
[5] Charles Journet, L’Église du Verbe incarné, tome III, 1969, p. 172.
[6] Charles Journet, Le mal, p. 196.
[7] Jacques Maritain, De Bergson à Thomas d’Aquin, New-York, 1944, pp. 223-226.
[8] Charles Journet, Le mal, p. 226.
[9] Jacques Maritain, Cour traité de l’existence et de l’existant, Paris, 1947, pp. 191-192.
[10] Cf. leur réfutation par Jacques Maritain dans Dieu et la permission du mal, éd. Desclée de Brouwer, 1963, pp. 20-25.
[11] Ibid., p. 70.
[12] Jacques Maritain, Cour traité de l’existence et de l’existant, op. cit., p. 177.
[13] Jacques Maritain, Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale, éd. Téqui, Paris, 1951, pp. 175-176.
[14] Jacques Maritain dans Dieu et la permission du mal, op. cit., p. 98. Cf. aussi sur ce point le P. Jean-Pierre Arfeuil, Le dessin sauveur de Dieu et la doctrine de la prédestination chez S. Thomas d’Aquin, dans la Revue Thomiste, 1974 (4), pp. 607-608.
[15] Jacques Maritain, Cour traité de l’existence et de l’existant, op. cit., pp. 174-175.
[16] Jacques Maritain, Approche sans entraves, Paris, 1973, p. 308.
[17] Ibid., p. 309.
[18] Ibid., p. 312.