Le mendiant de l’absolu
Dans un des rapports qu’il adressait à son ministre Vergennes, l’ambassadeur de France, cardinal de Bernis, jugea bon de parler d’un incident minime dont Rome venait d’être le théâtre. « Nous avons ici, écrivait-il le 30 avril 1783, depuis le 16 de ce mois, dans une église de cette ville, un spectacle qui édifie les uns et scandalise les autres… » Lui-même se rangeait, de toute évidence, parmi les scandalisés. Il s’agissait, expliquait-il, de la ruée de la populace sur la tombe toute fraîche d’un mendiant d’origine française, d’un misérable, d’un pouilleux qu’on avait pu voir tendre son écuelle ébréchée à la porte des églises et jusque sur le seuil de l’ambassade, et dont lui, tout cardinal qu’il fût, n’avait jamais pensé qu’il pût être une manière de saint en niche. Était-ce un coup des jésuites, désireux de reconstituer leur Compagnie [1] ? Était-ce plutôt une manifestation janséniste ? L’ambassadeur n’en pouvait décider, mais ce dont il était sûr, c’était que toute cette affaire sentait mauvais le fanatisme, qu’elle était ridicule, et qu’il la déplorait grandement…
Ce mort de Notre-Dame-des-Monts, vers lequel courait la foule, il y avait déjà plusieurs années que Rome le connaissait. Certains l’avaient vu gîter dans un trou sous un escalier du Quirinal, roulé en boule comme un gros chien. D’autres l’avaient rencontré au Colisée, – ce Colisée au désordre cyclopéen, aux blocs ruineux tout chevelus de ronces et de lauriers qu’à évoqué Pinarèse, – et l’on racontait que, la nuit, quittant sa tanière, il allait chanter des litanies au pied de la croix qui, dans l’ancienne arène, gardait la mémoire des martyrs. Quelques temps il avait été recueilli dans un très humble hospice où un bon prêtre abritait les traîne-la-faim de son espèce ; plus souvent on l’avait vu, pour se nourrir, fouiller dans les tas d’ordures. Qui était-il ? Certains assuraient que c’était un de ces jésuites errants que la suppression de la Compagnie avait jetés sur les routes ; d’autres lui trouvaient un air de prince, de fils de famille dévoyé et qui faisait pénitence. On le disait Français d’ordinaire, mais d’aucuns le croyaient Polonais.
Son aspect était plus que singulier. Au premier abord, repoussant. Ses haillons ne se souvenaient même plus d’avoir été des vêtements ; il émanait de lui une puanteur affreuse, et il ne fallait pas l’approcher de bien près pour voir que sur sa poitrine couraient les poux. Et cependant, à qui savait l’observer, son visage révélait une noblesse étrange et mystérieuse, comme si l’esprit d’enfance à qui fut promis le Royaume transparaissait sur ces traits décharnés, dans ces yeux caves, sur ces fiévreuses lèvres entrouvertes. Quelle puissance surnaturelle émanait de lui ? Nombreux étaient les prêtres qui l’avaient vu prier, des heures, au fond de leur église ou sur le seuil, les regards perdus dans une ineffable méditation. Nombreux aussi les fidèles qui, ayant jeté quelques baïoques [2] dans son écuelle, avaient reçu de lui, avec son merci, des paroles si pénétrantes qu’ils en avaient eu le cœur remué. Des jeunes gens, des religieux, assuraient l’avoir vu en extase, devant le Saint-Sacrement, soulevé du sol par l’élan intérieur dans une posture qui défiait toutes les lois de la pesanteur. Des enfants, à ce qu’on racontait, avaient été guéris simplement parce qu’il leur avait saisi la main. Et l’on rapportait de lui d’étranges paroles prophétiques où il annonçait que bientôt un feu terrible balaierait sa patrie, que les abbayes où il avait vécu flamberaient, que les hosties seraient profanées et les prêtres persécutés.
L’ermite du Colisée, le mendiant des Quarante heures [3], l’orant extatique des églises, s’appelait d’un vieux nom de France, Benoit Labre, dont les Italiens avaient fait Labré. Il était né à Amettes-en-Artois, au diocèse de Boulogne, l’an 1748, dans une famille nombreuse, trop nombreuse [4], de paysans pauvres qui, pour joindre les deux bouts, géraient aussi une modeste épicerie-mercerie dans le bourg. Bien qu’il fût l’aîné, Benoît avait été destiné au sacerdoce, sous la conduite de son excellent oncle, le curé d’Erin. Mais, alors qu’une carrière tout unie semblait s’offrir à lui, où son intelligence et son application au travail lui garantissait le succès, sa route, au seuil de l’adolescence, avait soudain dévié. Quelle maladie de l’esprit l’avait-elle saisi alors ? A moins que ce ne fût un mal plus profond encore, la grande faim qui torture les âmes prédestinées, la faim de Dieu. Psychose ou scrupule, angoisse et dégoût de soi. En lisant, dans la bibliothèque du presbytère, les sermons bouleversants du Père Lejeune, le fameux oratorien aveugle qui, au siècle précédent, avait fait courir les foules, le petit Benoît avait découvert à la fois l’insondable misère de cœur de l’homme et le besoin d’une existence plus renoncée. Tour à tour à la porte d’une Chartreuse, puis de la Grande Trappe, puis de celle de Sept-Fonts, il était venu frapper. Sans succès. Était-ce son air d’innocent du village ou son apparence malingre qui avaient inquiété les prieurs ? La même réponse lui était tombée dessus : « Mon fils, ce n’est pas à notre institut que Dieu vous appelle ! » A quoi donc ? Dans l’épreuve, il avait alors compris.
Ce à quoi Dieu l’appelait, ce n’était rien d’autre qu’à une existence radicalement renoncée, calquée sur celle du Fils de l’Homme qui « n’avait pas une pierre où reposer sa tête », une existence de pauvreté absolue, d’humilité totale et d’abandon. N’être rien, n’avoir rien, se nourrir d’aumônes, loger au hasard sous un porche d’église ou dans un trou de rocher, cela n’était encore rien : il y avait toujours des pèlerins, sur les routes de chrétienté, qui menaient une existence de cette sorte, ce qui leur valait considération. Benoît souhaitait davantage : devenir le méprisé, le rebut de la terre, celui qu’on chasse de partout, et que les clochards eux-mêmes dédaignent et maltraitent. Peu à peu, il en était venu à cette volontaire négligence de tout soin, de toute hygiène, qui soulevait le cœur des délicats et n’aboutissait que trop bien à lui valoir affronts et avanies. Là seulement, dans cet état de mépris, il trouverait la paix, la fin de cette angoisse qui lui mordait le cœur quand il pensait à sa condition de pécheur, jamais sûr d’être absous, jamais sûr de ne pas tomber dans l’abîme. Pour sauver son âme, quel meilleur moyen que de livrer, vivant, son corps à la vermine qui, demain, le rongerait au tombeau ?
Quinze ans durant, il avait donc été le mendiant de l’absolu qui courait les routes de Chrétienté. De sanctuaire en sanctuaire, de relique en relique, de la Vierge noire d’Einsiedeln au Saint Suaire de Chambéry, et de Compostelle à Assise ou à la Santa Casa de Lorette. Un grand chapelet autour du cou, à l’épaule la besace qui contenait, avec quelques croûtes, un volume dépenaillé de l’Imitation et deux ou trois traité d’oraison aussi minables, combien de lieues n’avait-il point parcourues, les jambes enflées et les pieds en sang, souvent si épuisé que de bonnes âmes avaient pitié de lui et le recueillaient dans quelque débarras ! Cette longue errance avait été marquée de maints épisodes cruels ou touchants. Une fois un prêtre l’avait fait emprisonner, le soupçonnant du vol d’un calice ; une autre, parce qu’il s’était arrêté sur le bord de la route, pour ranimer un blessé laissé là par les brigands, on l’avait accusé d’être l’assassin. Combien de fois ne l’avait-on pas chassé à coup de pierres [5] ? Mais tous ces opprobres il les accueillait avec le sourire, comme le don le plus précieux que le Christ humilié puisse faire à ceux qu’il aime, et quand un caillou tranchant lui déchirait la peau jusqu’au sang, il le ramassait et le baisait avec amour.
Tel était l’étrange personnage qui était mort à Rome, le 16 avril 1783, jour du Mercredi Saint, dans la boutique d’un boucher où on l’avait porté après qu’il se fut effondré dans la rue. Telle était la fascinante figure que la foule, patriciens et populace mêlés, s’était ruée pour voir à Notre-Dame-des-Monts. Un saint ? Quand, par hasard, il avait entendu voltiger ce mot autour de ces oreilles, – il santo ! il santo ! – Benoît Labre s’était enfui, le cœur plein d’épouvante. Un saint lui ? Allons donc : le plus misérable des pêcheurs, il ne le savait que trop. Et cependant c’est bien ainsi qu’il nous paraît : le plus étonnant des saints de son siècle, le plus significatif aussi. Cet homme qui aura tout refusé de ce qu’aimaient ses contemporains, le confort matériel, les plaisirs de la vie, les joies de l’esprit, ne dirait-on pas qu’il a été placé là par Dieu tout exprès pour donner une leçon au monde ? Il y a une dialectique de la sainteté dont l’histoire de l’Eglise offre de nombreux exemples, comme si, au moment où l’humanité trahit son âme, Dieu s’arrangeait toujours pour désigner quelques-uns de ses témoins privilégiés, afin que soit signifié un avertissement solennel. Sainteté : antidote aux poisons qui nous tuent… Ainsi, pour protester contre les emprises de l’argent, surgit en son temps le Poverello d’Assise ; contre les puissances déchaînées de la violence, Monsieur Vincent ; ainsi au siècle qui suivra celui de Labre, contre l’orgueil luciférien des hommes, le curé d’Ars et son esprit de pénitence, la petite Thérèse et son humilité. Au cœur du XVIIIème siècle impie et jouisseur, le mendiant du Colisée tient à merveille ce rôle : aux jours de Voltaire et de l’Encyclopédie, sa prière incessante a valeur de protestation.
Sans doute ne comprenaient-ils pas cela si profondément, tout ceux qui, des jours et des nuits, envahirent l’église où reposait sa dépouille, débordant le service d’ordre de la Garde Corse, se battant pour essayer d’arracher à sa dépouille quelques reliques, et réclamant du mort des miracles, – qu’il fit. Mais à travers les manifestations tempétueuses de la ferveur populaire, un grand témoignage était donné à ce mystère, sans cesse renouvelé, qu’est la présence de la sainteté en notre monde. Si, durant les quatre jours saints de 1783, aucun office ne put être célébré à Notre-Dame-des-Monts, si le Dieu de l’autel lui-même céda sa place au plus humble de ses serviteurs, ce n’était pas seulement, comme le pensait Son Éminence le cardinal de Bernis, simple manifestation de fanatisme.Peut-être Dieu avait-il voulu prouver, en suscitant le plus paradoxal des saints, le plus contradictoire à son époque, que cette époque n’était pas aussi perdue qu’elle le semblait et que, dans la détresse de l’épreuve, elle pourrait se redécouvrir fidèle. « Il est à présumer que cette pieuse comédie ne finira pas de si tôt », concluait, agacé, M. l’Ambassadeur de France. Elle dure encore [6].
[1] La Compagnie de Jésus, fondée par Saint Ignace de Loyola, avait connu une éclipse avec sa dissolution actée en 1773 par le pape Clément XIV, elle sera rétablie en 1814 par Pie VII.
[2] Menue monnaie des Etats Pontificaux.
[3] Temps d’adoration pratiqué alors, en lien avec le développement du culte du Sacré-Cœur.
[4] La fratrie était composée de 15 enfants.
[5] Un homme lui fit un meilleur accueil quand il se présenta en juillet 1770 sur le seuil de son logis de paysan à Dardilly, près de Lyon. Benoît Labre, dévoré de scrupules, venait de quitter la Trappe de Sept-Fonts et il prenait le chemin de Rome. Son hôte, qui l’avait accueilli à bras ouverts et fort bien traité, se nommait Pierre Vianney. C’était le grand-père du curé d’Ars, qui naîtra dans cette maison seize ans plus tard.
[6] Béatifié par Pie IX en 1860, saint Benoît Labre fut canonisé par Léon XIII en 1883.