Note doctrinale n°13 à propos du diable et de son pouvoir
Le Bureau des exorcistes a demandé à la Commission doctrinale s’il était juste ou non de dire du diable qu’il est une personne. Certains, en effet, se réclamant d’un texte de Joseph Ratzinger le qualifiant de “non-personne”, lui refuseraient la qualité d’être personnel.
En 1975, une note avait été demandée, par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, à un expert resté anonyme ; elle a été publiée et “vivement recommandée” par la Congrégation. Elle fournit, de manière quasi-exhaustive, les données dogmatiques.
Pour répondre à la question qui lui a été posée, la Commission doctrinale a jugé utile de produire une note synthétique. Au-delà de la seule question du vocabulaire, elle tâche de présenter la valeur théologique et pastorale de l’enseignement et de la pratique de l’Église à propos du diable.
Depuis que l’homme est homme, sans doute, il a vécu dans l’idée, plus ou moins claire ou confuse, que le cosmos qui l’abritait n’était pas à lui seulement : soit dans les dimensions qu’il atteignait lui-même, soit dans d’autres dimensions ou niveaux de réalité qui lui étaient inaccessibles – sauf peut-être à quelques privilégiés, mais qui n’étaient pas sans influence sur son domaine – d’autres êtres existaient. À la suite du judaïsme, le christianisme a intégré ces représentations, sous des formes diverses d’ailleurs, selon les lieux et les temps. À bien des époques, ces êtres ont paru nécessaires pour expliquer le cours des choses. Ainsi, le Moyen Âge hérite-t-il de l’idée grecque que les astres, immuables en leur course, sont mus par des “intelligences séparées”, des êtres purement spirituels, non mélangés de matière, que les théologiens identifient aux anges de la Bible. La science moderne, en éliminant toute cause autre que des lois neutres de la physique et de la chimie, et l’action strictement humaine, n’a plus besoin de s’occuper des êtres spirituels, invisibles par définition, et, pour elle, sans effet sur les événements du cosmos. L’expansion de la vision scientifique et technique de l’univers à tous les peuples n’empêche pourtant pas, nous le constatons facilement aujourd’hui, que coexiste avec elle, dans de nombreuses cultures et chez beaucoup de personnes, une perception forte d’un monde invisible, peuplé et actif, parfois aidant, souvent menaçant. La fascination peut être forte et la crédulité grande dans ce domaine, même de la part d’hommes et de femmes hautement formés aux méthodes scientifiques et à la vision rationnelle du monde. Car la raison raisonnante n’absorbe pas tout de l’intelligence des hommes. Il est donc sans doute utile de rappeler quelques données de la foi chrétienne et de les hiérarchiser.
I. Ce qui est défini dogmatiquement
Du point de vue strictement doctrinal, le Magistère de l’Église ne s’est jamais prononcé dans une définition ou un acte solennel sur l’existence ou la non-existence du diable et des démons, pour la bonne raison que l’Église n’en a jamais douté. Les textes dogmatiques à ce propos ont toujours visé à rendre clair que le diable ou les démons, comme toutes les puissances invisibles, sont des créatures de Dieu, créées bonnes et faites pour participer à l’œuvre de Dieu, qui se sont détournées de cette bonté par un choix libre qui leur est imputable. Contre tout manichéisme comme contre tout dualisme métaphysique, différents documents solennels rappellent qu’aucun être n’existe sinon par la volonté de Dieu, et qu’aucun être ne peut trouver une excuse à sa qualité morale dans un principe matériel qui l’aurait rendu fatalement mauvais. Le symbole de Nicée synthétise cette doctrine essentielle en confessant Dieu «créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible». L’univers invisible désigne ici les créatures purement spirituelles, les seules à ne pas offrir de prise aux sens de l’homme. Le quatrième concile du Latran, en 1215, fut, contre le catharisme, le moment principal de définition de cette doctrine.
II. Ce qui est de foi
Il est donc assurément de foi que les êtres humains ne sont pas les seules créatures spirituelles, capables de choix libre devant Dieu. Il est de foi définie que tout ce qui existe est créé par Dieu, et donc voulu par une volonté bonne, et donc bon en lui-même, et que les êtres qui s’opposent à l’action de Dieu ne le font pas par une nécessité de nature (due à leur origine) mais par le résultat d’un choix personnel. Il est de foi que tous les êtres spirituels, parce qu’ils sont créés, connaissent un devenir différent selon l’adhésion de leur volonté à la volonté de Dieu. Il est de foi qu’une partie des êtres purement spirituels se sont dressés contre la volonté de Dieu. Il en est résulté pour eux une déchéance, qui les prive d’atteindre leur perfection et les réduit à ne chercher que la ruine du dessein que Dieu poursuit en faveur des hommes. Il est de foi que ceux qui ont adhéré pleinement à la volonté de Dieu l’ont fait par la grâce de Dieu et ont été ainsi confirmés définitivement dans le bien. La Tradition chrétienne, parlant le langage biblique, les appelle bons anges ou anges tout court. Ceux qui ont refusé la volonté de Dieu l’ont fait en s’opposant à la grâce de Dieu. Étant purement spirituels, ils sont fixés éternellement dans leur refus. La Tradition chrétienne les appelle anges mauvais ou démons. Il est de foi que l’homme, tout en étant fait pour être maître de lui-même, est aussi constitutivement fait pour être aidé par d’autres. Les bons anges sont pour lui de bons amis qui l’accompagnent sur le chemin de Dieu, par leur intercession mais aussi par leur compagnie. Les anges mauvais s’efforcent de le détourner de son but en Dieu. Il est de foi que l’homme, tout en étant responsable de ses actes, est tombé par le péché sous la coupe du Malin et des esprits qui lui sont associés. Il leur a donné prise sur lui-même et par voie de conséquence sur le cosmos dont, par ses libres décisions, il détermine le destin. Les images bibliques de l’esclavage expriment la situation de l’homme déchu. Il en résulte que le mal qui agite le cosmos, comme le mal qui sort du cœur de l’homme, dépassent les seules dimensions des actes humains considérés isolément : une porte a été ouverte qu’utilisent les créatures dressées contre Dieu. Il est de foi que le Christ, Verbe fait chair, tient tous ces êtres en sa puissance, que sa venue dans notre chair est aussi un affrontement avec les démons. Il est de foi surtout que, par sa mort et sa résurrection, le Christ a acquis un pouvoir total sur le cosmos, et donc sur les démons, et aussi le pouvoir d’atteindre et de restaurer la liberté intime de l’homme. Il est de foi que la domination des démons sur l’homme est désormais limitée et dans le temps et dans sa profondeur. De cette foi, découle notamment la conviction de l’apôtre que nul ne peut être tenté au-delà de ses forces (cf. 1Co 10,13). Il appartient pourtant aussi à la foi de l’Église que certains peuvent être l’objet d’attaques particulières des démons, qui ne se jouent pas seulement dans la tentation et dans le trouble portés contre les facultés, mais qui peuvent aboutir à des paroles ou des actions allant contre la volonté réelle des personnes. De telles attaques diffèrent de l’emprise qui dérive du péché originel et conduit au péché, et ne sont pas simplement assimilables à des maladies psychiques dont le soin relève de la science médicale.
III. Ce que la liturgie de l’Église célèbre et enseigne
1°) La liturgie eucharistique
La liturgie eucharistique de l’Église se comprend comme une participation à la liturgie céleste, c’est-à-dire à la célébration éternelle, par les créatures spirituelles, de la beauté, de la bonté et de la grandeur de Dieu. Dès le début de la messe, le “Je confesse à Dieu” associe les anges à la supplication des pécheurs, et le “Saint, Saint, Saint”, repris de la vision du prophète Isaïe (Is 6), permet aux hommes de prendre part à la louange des chœurs angéliques. Dans la célébration de l’Eucharistie, les baptisés, membres du Corps du Christ, sont unis au maximum à l’émerveillement et à la joie des anges. Le peuple de Dieu avance, accompagné par ceux qui le précèdent dans la contemplation de Dieu et qui se réjouissent de lui faire place parce qu’il est conduit par le Christ, le Fils fait homme. Le livre de l’Apocalypse, dans la surabondance de ses images, déploie cette dimension de la liturgie chrétienne.
2°) la liturgie baptismale
Parce qu’elle est «œuvre de la rédemption des hommes et de la parfaite glorification de Dieu», la liturgie de l’Église – avant tout sa liturgie baptismale – comporte des prières d’exorcisme, c’est-à-dire d’expulsion des démons, par la puissance du Christ confiée à l’Église et mise en œuvre par elle. La préparation des catéchumènes, et même celle des petits enfants, passent par plusieurs exorcismes, en différentes phases. Ces exorcismes méritent qu’on les examine et qu’on y réfléchisse théologiquement. Le rituel prévoit la possibilité, «là où existent des cultes païens consistant à honorer des puissances spirituelles, ou à évoquer les esprits des morts, ou à obtenir des faveurs par des pratiques magiques» (Rituel 83/ RR 78), de procéder, aussitôt après le premier dialogue, d’une part à un exorcisme et d’autre part à une renonciation aux cultes païens. Ces deux actions sont complémentaires : l’une en appelle à la puissance de Dieu, l’autre à la libre adhésion de l’homme. Différentes formules sont proposées afin que le candidat exprime clairement sa volonté de ne servir aucune puissance pour s’attacher à Dieu et à son Christ, de refuser de servir d’autres maîtres, ou de participer à tel culte, ou de chercher d’autres protections – comme celle des amulettes–, ou de recourir aux sorciers, magiciens, féticheurs, astrologues ou voyants. Sont interrogés aussi ceux qui présentent les candidats afin qu’ils se portent témoins ou garants que ceux-ci ont la volonté de quitter ce dont ils doivent se séparer. Ces formules sont rarement employées sous nos cieux sécularisés, encore que le brassage de population de nos sociétés y rende présents des cultes et pratiques variés. De toute façon, ce rite de renonciation fait ressortir un aspect capital de l’être baptismal : aucun homme n’est purement neutre, aucune culture n’est dépourvue de position spirituelle. Ce rite marque bien autre chose que la victoire d’une religion sur une autre. L’enjeu pour l’homme n’est pas d’abord telle ou telle religion mais la vérité et, plus précisément encore, cette vérité décisive qui consiste à n’être soumis à nul autre que Dieu lui-même. Le rite de la renonciation met en vive lumière que le christianisme est toujours conversion, metanoia, décision de vivre de manière nouvelle. Il dénonce l’usurpation dont le catéchumène était victime et, dans une mesure qu’il faudrait établir avec plus de précision que ne le permet cette note, sa culture. L’arrivée du Christ et de son Esprit est l’arrivée du véritable Maître, du vrai propriétaire (cf. Lc 11,21-22), émancipateur et libérateur, grâce à qui bien des éléments, jusque-là en fait détournés d’eux-mêmes dans cette culture, vont pouvoir prendre vie et forme nouvelles, mais au prix d’un vrai travail. Le rite de l’entrée en catéchuménat se poursuit par la signation du front et des sens du candidat, puis par son entrée dans le bâtiment de l’église, figure de son entrée dans l’Église elle-même, et par la remise du livre des évangiles. Désormais le candidat est à proprement parler catéchumène ; il appartient à l’Église du Christ, il est enveloppé par sa maternelle assistance. Commence alors une période plus ou moins longue de découvertes, d’enseignements, de partage… Le rituel prévoit que ce temps puisse – car les choses sont laissées à la discrétion des responsables et des pasteurs –, être jalonné par des exorcismes et des bénédictions, éventuellement même des onctions d’huile des catéchumènes, anticipant celle du Samedi saint, tout cela se poursuivant jusqu’à l’entrée dans le Carême qui précèdera immédiatement le baptême. Ces rites variés indiquent déjà que le catéchumène appartient au Christ. Comme les maisons des Hébreux, en Égypte, lors du passage de l’Ange qui mettait à mort les premiers-nés, étaient protégées par le sang marquant leur linteau, le catéchumène est protégé par le signe de la croix, il est sous l’attraction et la protection de celle-ci. Une fois encore, ces exorcismes nouveaux font ressortir que l’homme n’est pas une monade. Ils suggèrent une anthropologie différente de celle que la modernité s’est construite : l’homme n’est pas d’abord un sujet qui s’affirme lui-même, il n’est pas créé solitaire mais en vue de la communion des personnes. Il lui faut donc être arraché à des formes d’anti-communion pour pouvoir s’attacher au Christ dans la communion de l’Église. Par les formules proposées, l’Église prie ainsi : «Enlève du cœur de tes serviteurs l’incrédulité et le doute, l’attachement aux idoles, à la magie, aux incantations et aux invocations des morts, l’amour de l’argent et l’attrait des passions, les haines, les querelles et toute sorte de mal. Et puisque tu les as appelés à être saints et sans péché devant ta face, renouvelle en eux l’esprit de foi et de piété…» ou encore : «Rends-les accueillants à ce temps de grâce : qu’ils ne restent pas prisonniers de l’angoisse ni asservis aux désirs de la chair, ni étrangers à l’espérance de la promesse, ni soumis à l’esprit d’incroyance…» Bien d’autres formules sont proposées. Toutes ont le mérite de faire prendre conscience que les débats intérieurs du catéchumène, comme ses difficultés éventuelles à changer de mode de vie, ne relèvent pas seulement de la psychologie. En présentant ces prières comme des exorcismes, l’Église affirme que, dans les épreuves que traverse le catéchumène, se noue le grand combat spirituel, le combat final contre les puissances du mal que Jésus a affrontées. Les formules liturgiques restent sobres : elles ne développent pas une connaissance du monde démoniaque. C’est la liberté de la personne qu’il s’agit de dégager, de mettre au large en quelque sorte, pour que le catéchumène puisse en vérité se remettre totalement au Christ en plongeant dans les eaux du baptême. Les exorcismes viennent toucher ce qui retient l’homme dans une représentation du monde et une compréhension de lui-même, soit vides de Dieu, soit peuplées d’angoisses, de fascinations et de désirs qui l’empêchent d’être disponible pour la Parole de Dieu et sa promesse de vie. Entre ce qui est produit de notre imagination et de nos phantasmes, et ce qui relève de l’existence objective de puissances maléfiques, le rituel n’opère pas davantage de tri : son but est simplement de manifester et de requérir la puissance de salut du Christ contre tout ce qui nuit à la personne humaine. Il en va de même dans les évangiles, où exorcismes et guérisons sont à la fois distingués e10000pxt associés (cf., par exemple, Mt 4,23-24). Les exorcismes mettent donc négativement en lumière un fait très simple mais décisif : l’homme n’est pas seul. Il est accompagné. Il est fait pour être aidé par la présence d’autres que lui. Parce qu’il est ultimement liberté et liberté absolue, inviolable, liberté que nul ne doit ni ne peut vraiment toucher sinon Dieu seul – qui en acquiert d’ailleurs le droit à grand prix dans le Christ –, l’homme est ouvert à l’influence des autres êtres spirituels. Il ne l’est pas seulement par l’échange d’idées qu’il maîtrise mais par mille canaux divers. Ceux-ci ne sont pas irrationnels, mais la simple raison (la ratio) n’est cependant pas capable de les pénétrer tous de sa lumière ; il revient à l’homme, comme une tâche et parfois un défi, de les investir par son intelligence pour en nourrir sa liberté. On a pu ainsi dire de l’homme qu’il est « poreux », c’est-à-dire sensible, en sa liberté même, à la proximité de ceux qui l’entourent, porteurs de la grâce de Dieu ou de son refus.
3°) le rituel des exorcismes et les prières de délivrance
La liturgie de l’Église prévoit encore, pour des baptisés eux-mêmes, des prières de libération et, de manière plus exceptionnelle encore, des exorcismes particuliers. Des personnes peuvent, malgré le baptême qu’elles ont reçu et, plus rarement mais parfois tout de même, malgré une vie sacramentelle régulière, être troublées intérieurement et extérieurement par des obsessions ou entravées dans l’exercice de leurs facultés, ou poussées à des paroles ou des actions qui ne correspondent pas à leur volonté. L’Église repère ces attaques par un vocabulaire différencié : tourment, affliction, obsession. Les préliminaires du rituel n’indiquent pas tout à fait clairement si ces mots désignent des attaques graduées ou sont plus ou moins synonymes, mais “obsession” est le terme le plus décisif, nettement distingué de la tentation. Avec assurément de grandes variations selon les époques et les lieux, l’Église s’est montrée prudente à l’égard de ces phénomènes, peu pressée de s’y intéresser. Elle reconnaît qu’ils la mettent au rouet pour faire correspondre la permission laissée par Dieu au diable avec le mystère de sa bienveillance, mais elle a toujours considéré de son devoir de venir en aide à ceux qui en étaient victimes. Quatre points sont notables dans la célébration du “grand exorcisme” :
- L’exorcisme est un acte de la foi de l’Église. Il s’agit d’un sacramental. Il doit donc être célébré liturgiquement. Le rituel recommande une discrétion certaine pour préserver la dignité de la personne tourmentée de toute curiosité, et exige que les éventuels participants soient là sans autre but que de former une communauté de foi.
- L’Église agit au nom de l’autorité confiée par le Christ à ses Apôtres. Le préambule le dit nettement : «L’Église agit dans les exorcismes, non pas en son propre nom, mais uniquement au nom de Dieu ou du Christ Seigneur, à qui tout doit obéir, même le diable et les démons.» C’est pourquoi, seul un prêtre recevant «une permission particulière et expresse de l’Ordinaire du lieu» peut le célébrer. Parce que l’autorité est celle du Seigneur lui-même, l’Église catholique se reconnaît la possibilité de célébrer l’exorcisme même sur un baptisé non catholique, le prêtre devant en référer à l’évêque diocésain. La liturgie de l’exorcisme, en ses différentes étapes, indique que l’Église en sa totalité, depuis sa source apostolique, se mobilise pour venir en aide à un de ses enfants malmené. Elle évoque devant Dieu le Père l’intercession des saints, des Apôtres, spécialement de Pierre et de Paul, et de la Vierge Marie. Ils sont ceux en qui l’œuvre du Christ a atteint tous ses effets, parce qu’ils y ont consenti sans réserve, et grâce à qui tous peuvent espérer qu’elle s’exercera en eux jusqu’au bout. Aussi l’exorciste doit-il avoir vérifié que la personne a une vie sacramentelle et une prière bien réglées, ou tout au moins il ne procèdera pas à la prière d’exorcisme elle-même sans avoir conduit la personne en souffrance à rétablir sa vie sacramentelle et sa vie de prière. Dans le cas contraire, l’apparente obsession peut n’être que le fait d’une tentation exacerbée chez un baptisé devenu un membre presque « mort » du Corps du Christ.
- La liturgie de l’exorcisme fait ressortir nettement la différence entre l’habitation ou l’inhabitation du Dieu Trinité en l’être humain (la “demeure” selon saint Jean) et l’obsession par le diable. Les préliminaires signalent à l’exorciste qu’une personne peut «se laisser abuser par sa propre imagination» en prétendant être affligée ou tourmentée de manière particulière par le diable. Ils indiquent quelques “signes d’obsession du démon” : «Le fait de parler ou de comprendre une langue inconnue ; de dévoiler des faits lointains ou cachés ; de faire preuve de forces qui dépassent, selon l’âge ou la condition, les forces naturelles». Encore que ces signes ne soient «que des indications», il est intéressant de remarquer qu’ils correspondent tous à ce qu’un être humain se trouve doté de capacités supra-humaines. L’indice de la possession est ainsi donné : au lieu que ses facultés d’intelligence, de volonté et de mémoire soient “surnaturalisées” en foi, espérance et charité, comme elles le sont par l’habitation divine, elles peuvent sembler ici maximisées ; en réalité, elles sont déformées, l’être humain devenant l’instrument d’expression d’actes de connaissance et d’actions qui ne sont pas humains et “humanisants”, mais qui sont en lui ceux d’un autre que lui. Le rituel invite aussi à considérer d’autres signes : «aversion virulente envers Dieu, le saint Nom de Jésus, la bienheureuse Vierge Marie et les saints, l’Église, la parole de Dieu, les choses et les rites, en particulier ceux qui touchent aux sacrements, les images saintes» (n°16). Certes, les êtres humains sont capables de réticence et même d’aversion à l’égard de Dieu et de ce qui touche à lui et à son œuvre ; mais là encore, ces signes indiquent une sensibilité exacerbée, supra-humaine, à la présence de la sainteté de Dieu. Aussi, une grande part du rituel de l’exorcisme consiste-t-elle à approcher de la personne les signes concrets de l’action et de la présence de Dieu : l’eau du baptême, les saints, le Nom de Dieu, l’invocation trinitaire, la croix, la profession de foi… La prière, qu’elle soit déprécative ou impérative, combat l’injustice de la possession diabolique, puisque la personne est devenue le temple de Dieu par le baptême. Elle vise à obtenir que l’habitation divine puisse exercer tous ses effets. Elle fait ressortir que Dieu est le légitime propriétaire de tout être humain, celui dont l’habitation, guérissante et élevante, fait accéder à la pleine personnalisation dans la communion de tous.
- Le chant du Magnificat ou du Benedictus, prescrit par le rituel une fois la prière d’exorcisme prononcée et le fidèle délivré, indique assez que l’exorcisme est affaire de foi. Il importe de bien comprendre ce que recouvre l’expression “pleine délivrance”. L’action de grâce de l’Église entière, insérée dans les mots de “celle qui a cru” – ou de celui qui, après avoir douté, a confessé la fidélité du Dieu d’Israël – célèbre la victoire certaine du Christ Seigneur. Cette victoire peut, ou non, être marquée par la disparition des signes de possession. L’histoire connaît quelques saints qui ont transporté autour d’eux, jusqu’à leur “naissance au ciel”, des manifestations extériorisées du démon ; cela n’a pas empêché le fond de leur liberté d’être à Dieu, et de se laisser pénétrer de plus en plus, et de mieux en mieux, par la foi, l’espérance et la charité. Que certains signes de possession persistent ne doit pas être interprété comme un manque d’efficacité de l’exorcisme : en celui-ci, l’Église a mis en œuvre l’autorité même du Christ Sauveur, et elle a entouré la personne de sa prière totale. S’il est parfois nécessaire de répéter l’exorcisme jusqu’à ce que la personne tourmentée puisse être jugée “délivrée”, il convient plus encore de l’entourer de la prière et de la charité de l’Église. Cela doit s’organiser de la manière la plus concrète possible.
IV. Réflexions théologiques
De manière ordinaire, l’Église a constitué sa doctrine sur le diable et les démons à partir, non seulement de l’Écriture, mais aussi (comme le fait l’Écriture elle-même) de la croyance généralisée des différentes cultures en la présence et l’action autour des hommes de puissances invisibles, qu’elles soient considérées comme bienfaisantes ou comme malfaisantes. Les hommes ont vécu et vivent encore aujourd’hui, en de nombreuses sphères culturelles, entourés de telles puissances, apprenant à composer avec elles. L’Église les a facilement assimilées à ce que les livres bibliques rapportent des anges et des démons. Jésus lui-même – les évangiles abondent d’exemples – vit dans une telle culture. Il n’enseigne rien à propos des anges et des démons, sinon que les premiers veillent sur les hommes et que les seconds sont vaincus. On doit constater – nous allons y revenir – autour de lui, une sorte d’exacerbation de la manifestation des démons, tandis que les anges sont évoqués mais demeurent discrets.
Dans les premiers temps du christianisme, anges et démons sont facilement identifiés avec les dieux vénérés par les païens. Leur présence et leur action expliquent, pour les Pères, les religions qui ont précédé le Christ – à part la religion d’Israël constituée par l’alliance avec le Dieu vivant –, et permettent de rendre compte de l’efficacité de certains de leurs rites. Les démons, en particulier, se sont plus à tromper les hommes en leur procurant parfois des bienfaits, ou en obtenant leur soumission par la peur qu’ils pouvaient inspirer.
Au Moyen Âge, les scolastiques assimilent volontiers les anges aux “intelligences séparées” par qui Aristote, et quelques autres philosophes, expliquent la course infaillible des astres. Étant pures intelligences, les anges ne peuvent se tromper. Certains d’entre eux, donc, ont pour charge de “pousser” les astres. Saint Thomas essaie de tenir cette analyse, en même temps qu’il affirme la faute de ceux des anges qui deviennent des démons. Il la comprend, non comme une erreur de l’intelligence, mais comme un refus de rapporter toutes choses à la fin ultime.
De manière plus confuse, les hommes et les femmes de l’Antiquité et du Moyen Âge se représentent eux-mêmes comme des îlots d’humanité, entourés de zones désertiques (déserts au sens strict, ou forêts), remplies d’animaux sauvages ou de démons de toutes sortes. L’idée s’impose peu à peu que l’homme sert à Dieu d’intendant, pour que ces êtres obscurs soient maintenus hors du monde, et que celui-ci, au contraire, progresse dans l’humanisation et l’organisation.
Saint Thomas d’Aquin élabore une anthropologie très riche, où l’homme est fondamentalement un être “accompagné” de bons ou de mauvais amis. Ceux-ci ne peuvent atteindre le fond de sa liberté, car Dieu seul peut mouvoir la volonté de l’intérieur (Ia, q. 111, a. 2, resp.), mais ils peuvent agir sur l’imagination et les sens pour les tromper, effrayer l’homme ou le séduire (Ia, q. 111, a. 3, resp.). Les bons amis, en revanche, l’aident à avancer vers la lumière et la paix.
Ce qui pendant des siècles a relevé de l’évidence, de la représentation spontanément partagée par tous, d’un univers habité et dominé par des puissances variées où les hommes avaient éventuellement peine à trouver leur place, est devenu pour beaucoup, avec l’apogée de la science moderne et de la technique – mais non pour tous, car les représentations coexistent volontiers – un obstacle de plus à la foi. Plus exactement, cela demande une démarche de foi supplémentaire. En quelque sorte, l’existence d’êtres invisibles, qui ne sont pas pour autant des forces de la nature personnifiées à cause de la peur ou de l’impuissance des hommes, appellerait une démonstration. Il n’est pas certain que la pensée chrétienne en fournisse vraiment une.
L’enjeu de la doctrine catholique, concernant les anges et les démons, est que les hommes acceptent de ne pas être des exceptions dans un univers tout entier matériel, seuls à porter une intelligence et une volonté spirituelles, seuls à pouvoir contempler la totalité et s’intéresser à elle, seuls à accéder à la dignité plénière de personne. Cela requiert d’accepter que le plus important pour la vie des hommes ne soit pas les seules réalités matérielles et la maîtrise qu’ils peuvent en acquérir, mais l’engagement de la liberté dans ses actes.
Pour la foi chrétienne, ce qui menace l’homme est avant tout ce qui «sort du cœur de l’homme» (Mc 7,15.21, et par.) : l’orgueil, la concupiscence, la peur, la fascination pour la mort… Le Christ Jésus est venu pour affronter cela. Son obéissance au Père, sa passion et sa mort, lui permettent de rejoindre tout homme et tous les hommes au plus extrême de leur éloignement de Dieu, et sa Résurrection lui confère le pouvoir d’y répandre son Esprit de sainteté et d’amour. Par le baptême, sacrement de la foi, l’homme consent à appartenir au Christ. La plongée dans la mort et la résurrection du Fils de Dieu fait homme est une prise de possession, qui libère l’homme de l’esclavage où pouvaient le tenir les puissances mauvaises, et lui ouvre, par le don de l’Esprit Saint, la possibilité d’une croissance dans une liberté vraiment filiale.
Les évangiles synoptiques convergent pour montrer que l’arrivée de Jésus, à partir de la phase publique de sa vie, suscite la réaction des démons. Les possédés semblent se multiplier à son approche ; tout au moins, ils ne peuvent pas ne pas se manifester. Selon le récit des évangélistes, les démons ressentent la proximité de Jésus comme une sorte de provocation et une menace redoutable auxquelles ils ne peuvent s’empêcher de répondre. Jésus les chasse, les expulse, leur assigne une fois un lieu à rejoindre (le troupeau de porcs au pays des Gadaréniens, Mt 8,28-34, ou des Géraséniens, Mc 5,1-20 ou Lc 8,26-39). Il les fait taire aussi. La seule fois où Jésus demande au démon son nom, celui-ci répond : “Légion” (Mc 5,9 ; Lc 8,30), ce qui désigne une multitude organisée et combattante, éventuellement aussi une force oppressive – et pas vraiment une communion, peut-on peut-être ajouter. Il est d’autant plus notable que les exorcismes se raréfient à mesure que Jésus approche de sa passion, et que celle-ci ne comporte aucune manifestation diabolique. Même si saint Jean évoque que le diable était entré en Judas (Jn 13,2), le récit qu’il fait du dernier repas, de l’agonie, de l’arrestation et de la mort de Jésus se fait “à hauteur d’hommes”. Il n’y a point de diableries à observer. Pour autant, les épîtres pauliniennes situent la vie chrétienne dans un vaste combat contre les puissances du mal (cf. Ep 6,10ss.), et l’Apocalypse déploie les phases d’une confrontation spectaculaire contre celles-ci. Cependant, par-delà les images, ce qui ressort toujours est la victoire assurée du Crucifié ressuscité, et la mise à l’épreuve de la liberté de chaque homme, qui peut se laisser fasciner par les prestiges de ces puissances, ou faire le choix de la foi dans la victoire – si peu visible mais si certaine et puissante – du Fils incarné.
La liturgie chrétienne du baptême suit cette courbe de la vie publique du Seigneur. Les exorcismes accompagnent les débuts du temps du catéchuménat ou bien, dans le baptême d’un petit enfant, l’exorcisme est célébré en préalable aux rites essentiels. Ensuite, la profession de foi est le fait d’un être dégagé de l’emprise des démons, quelle que celle-ci puisse être ou avoir été, et le baptême vient toucher et guérir et renouveler le fond de l’être humain, sa liberté la plus profonde. Il en résulte que le baptisé, menant sa vie à l’intérieur de la communion de l’Église, porté par elle et protégé par elle, n’a rien à craindre – quant à sa destinée éternelle – de l’agitation des démons, et tout à espérer d’une nouvelle forme de sociabilité : la charité fraternelle et l’amour du prochain.
Il est notable ainsi que le Nouveau Testament présente les démons comme étant plusieurs, avec un chef qui tantôt apparaît comme l’un d’entre eux, tantôt semble les englober tous. Le nom de “Satan” dit quelque chose de son rôle : il accuse les hommes (Ap 12,10), et il trouve souvent de quoi les accuser, c’est-à-dire mettre en cause leur droit à avoir part à la vie de Dieu. C’est qu’il méprise l’œuvre de miséricorde et de guérison de Jésus. Le nom de “Béelzébul” est initialement un nom de dérision : “le seigneur des mouches”. Les démons sont comme les mouches, qui perturbent l’homme qui réfléchit, et l’empêchent de prendre des décisions sages ; mais il doit être clair qu’ils ne se chassent pas, comme des mouches, d’un revers de main – ce que les paraboles de l’homme fort et bien armé, et de la maison libérée puis réoccupée, aident à comprendre (voir Mt 12,22-32 et par.). Le nom de “diable”, enfin, signale le rôle de diviseur de l’esprit mauvais et invite à repérer son action, non dans les distinctions entre les hommes, mais dans les divisions qui s’insinuent entre eux et les dressent les uns contre les autres, au rebours de l’œuvre d’unification de Jésus. Mais la nomination du diable, la perception que la masse des démons est un tout organisé, hiérarchisé, met aussi en lumière un élément-clef de la compréhension chrétienne de l’univers : l’essentiel est tissé de relations personnelles, par la rencontre et la confrontation des libertés appelées à s’ordonner les unes aux autres, dans la lumière de Dieu. Les théologiens pourront dès lors reconnaître, dans la hiérarchie des démons, ce qui reste de la bonté de leur création par Dieu, et un double grimaçant des hiérarchies si fraternelles et aimantes des anges. L’Apocalypse, par exemple, invite à ne pas confondre le prince des démons avec une sorte de correspondant inversé du Seigneur Jésus.
Il est notable que les mêmes récits évangéliques sont très sobres à propos des anges. Ceux-ci n’y sont pas moins bien présents. Saint Luc mentionne la double intervention de Gabriel, pour annoncer la naissance de Jean-Baptiste et celle de Jésus, et la foule des anges pour les bergers de Bethléem ; les anges sont mentionnés, lors du séjour de Jésus au désert, de manière différente dans chacun des synoptiques. Saint Luc, toujours, mentionne la présence d’un ange consolateur à l’agonie. Les anges sont là, enfin, au tombeau vide et à l’ascension du Seigneur. Toujours leur présence indique où voir ce qui reste invisible, sans jamais en prendre la place. Or, ce qui est vraiment invisible à l’homme pécheur, c’est la venue du Règne de Dieu en ce monde.
La liturgie baptismale, mais encore toutes les prières de bénédiction ou de consécration de l’Église – notamment celles des huiles, lors de la messe chrismale ou la dédicace d’une église, tout autant que la bénédiction des repas ou celle d’un bâtiment ou d’un objet – ont valeur d’exorcisme. Il est donc à retenir, de la pratique concrète de l’Église, que l’univers n’est pas seulement un vaste cosmos régi par des lois physico-chimiques ou autres, mais aussi une vaste demeure préparée pour les hommes, où ceux-ci devraient pouvoir grandir vers Dieu, accompagnés de nombreux amis, mais dont ils ont ouvert la porte à des puissances qui veulent leur perte. «L’homme se découvre incapable par lui-même de vaincre effectivement les assauts du mal, et ainsi chacun se sent comme chargé de chaînes» (GS 13 §2). L’action du Seigneur Jésus dégage le chemin pour sa grâce jusqu’au plus intime du cœur de chacun, mais laisse ensuite aux hommes baptisés et confirmés la gloire et la joie de mener le combat de la foi, de l’espérance et de la charité, dans un univers qui ne porte pas seulement la trace lointaine du péché des premiers parents, mais qui est soumis à l’action des ceux qui veulent les détourner de l’obéissance à Dieu en les faisant douter de sa bonté. Cependant, le vrai lieu de l’action des anges, bons ou mauvais d’ailleurs, est moins dans l’extériorité ou l’objectivité de la nature ou de phénomènes visibles, que dans l’agitation de l’imagination ou dans l’obnubilation de l’intelligence des hommes.
Avant tout, ce qui fait échapper tel homme à l’action de la grâce du Christ vient de son cœur à lui. L’orgueil, l’envie, la peur, la concupiscence, y suffisent, en un sens. Les “structures de péché”, où se cristallisent les décisions perverties des hommes, suffisent aussi comme puissances qui pèsent sur eux pour les empêcher de rejoindre la volonté de Dieu en chaque acte. On peut comprendre que l’immense prise sur l’univers matériel que permet la technique fasse voir celui-ci comme un espace neutre, où l’ingéniosité humaine se déploie face à des contraintes purement matérielles, sans nom ni projet ; on peut admettre aussi que d’autres univers culturels et mentaux existent, qui rendent davantage sensibles à la proximité des êtres spirituels. La foi chrétienne n’a pas de gêne à reconnaître là des capacités différentes de représentation. Les anges, qu’ils soient bons ou mauvais, agissent dans les abîmes intérieurs de l’homme, sans pouvoir jamais en atteindre le sanctuaire ultime. Les anges mauvais viennent troubler ou cherchent à paralyser le jeu des facultés, la capacité pour l’homme de regarder le monde, de s’en laisser affecter et de déterminer son action ; les anges bons, messagers du seul « consacré et envoyé » (Jn 10,36), aident les hommes à en reconnaître le passage et à en suivre les traces.
Pourtant, en certains, l’action du diable et des démons se donne en quelque sorte à voir. Des baptisés confirmés, menant une vraie vie de foi et de charité, sont l’objet d’attaques. L’Église, par la liturgie de l’exorcisme, se mobilise en faveur de ses enfants ainsi troublés, parfois paralysés dans leur capacité d’agir ou dans leur capacité de penser. Il n’est pas toujours donné que les signes extériorisés de la présence des esprits mauvais disparaissent. Sans doute faut-il voir en ces personnes un rappel constant que le grand combat spirituel, où tous les hommes sont engagés, n’est pas qu’un combat moral de l’homme tâchant de dompter ses passions et d’ordonner ses désirs, mais le combat contre une volonté libre qui veut la ruine du dessein de Dieu, sans pouvoir l’empêcher, quoi qu’il en soit des apparences. L’Église se doit d’entourer de sa prière et de son amitié ses fils et ses filles ainsi agressés. Voir en eux des suppôts du diable qu’il faudrait éliminer serait ne pas faire grand cas de la victoire du Christ et de sa manière d’agir.
Autre est le cas de ceux qui ont abandonné la vie sacramentelle et la vie spirituelle. Il faut avant tout les aider à en retrouver le goût. L’exorcisme peut miséricordieusement les aider, en chassant les esprits mauvais, comme par anticipation, grâce à la sainteté de l’Église et à l’autorité du Christ Seigneur, en vue d’obtenir la pleine conversion de l’homme ou de la femme infestés.
V. Quelques conclusions
Une question précise a été posée à cette commission : peut-on dire du démon qu’il est une personne ? Cette question est, pour une bonne part, vaine. Il est clair, dans la Tradition chrétienne unanime, que le ou les démons est ou sont des créatures spirituelles, capables d’intelligence et de volonté, faites pour adhérer librement à l’œuvre de Dieu. Il est, ou ils sont, un être ou des êtres personnels. Au reste, il est sans doute utile, sinon en philosophie du moins en théologie, de réserver le mot de “personne” à l’être spirituel dans son épanouissement plénier, à l’image du caractère relationnel des Personnes trinitaires, à la fois intériorisé et universalisé dans le Christ. On peut donc souscrire à la proposition du professeur Joseph Ratzinger de considérer le diable comme “la non-personne” par excellence. Son refus de Dieu l’amène à une sclérose intérieure, et à un durcissement contre tous, dont l’élément le plus terrible est le caractère éternel. Dire donc que le démon ou le diable est une “personne”, est un raccourci pour dire qu’il est un être personnel, doté d’un vouloir propre. Dire qu’il est une “non-personne”, est désigner son tragique sort éternel, et donner aux hommes à réfléchir sur ce que peut être l’enfer, le refus éternel de l’œuvre de la grâce miséricordieuse de Dieu. Selon le vocabulaire renouvelé par la geste du Christ, le Verbe incarné, on pourrait même dire que les démons, qui sont des sujets personnels, ne peuvent plus être des “visages” (prosôpon), c’est-à-dire cette parfaite manifestation de la Face de Dieu dans la face de l’homme juste et saint dont témoignent les icônes du Seigneur.
Les baptisés sont, en leur fond, en leur destinée éternelle, à l’abri de l’action du diable et de ses affidés. Ils ne risquent rien : le Mauvais ne peut pas les atteindre (1 Jn 5,18). La condition de leur sécurité est l’appartenance réelle au Christ, marquée par l’appartenance à l’Église, non seulement l’appartenance extérieure, sociale, cérémonielle, mais l’appartenance intérieure qui consiste à abriter son agir, malgré le péché, dans la prière ordinaire de l’Église et le recours à ses sacrements. La prière reçue du Sauveur et les exorcismes ordinaires de la liturgie, plus nombreux qu’on ne le sait, comme tous les sacramentaux – en particulier le signe de croix ou la prise d’eau bénite – suffisent à maintenir dans l’attraction du Christ, du moment que le fond de la volonté y est engagé. Le combat est à mener contre le péché en chacun. La “maîtrise” de soi, qui semble l’apanage des hommes, ne doit toutefois pas tromper. En particulier, les baptisés ne doivent pas être dupes de la représentation moderne de l’homme comme une monade qui se connaît elle-même. L’appartenance au Christ et son approche toujours plus grande font apparaître les ambiguïtés de nos désirs, et les failles de notre volonté et de notre intelligence. Les démons, sans aucun doute, contribuent à accentuer la difficulté de ce combat pour la lumière. Ils obnubilent la volonté, ils effraient l’imagination, ils troublent l’intelligence. En fait, les péchés capitaux suffisent le plus souvent à procurer l’effet qu’ils recherchent ; ils n’ont pas besoin de se montrer : il leur suffit de donner consistance, dans l’esprit de l’homme, à la tentation du péché. L’hymne des Complies, qui demande que soient écartés les “fantômes” ou les “phantasmes” de la nuit, exprime bien quel est le mode d’action ordinaire des démons. Il est bon, et même nécessaire pour chacun, de se confier à la communion des saints, qui, avec les anges, forment une société bienheureuse d’êtres unis en Dieu. Il y aurait, pour des baptisés, de la légèreté et de la vanité à s’imaginer que leur combat spirituel ne met en jeu que leur volonté, facilement jugée bonne par chacun, et à négliger qu’ils sont aussi victimes d’attaques de la part d’un ou de plusieurs êtres intelligents et libres qui agissent pour ruiner l’œuvre de Dieu en eux. Pour autant, la meilleure manière de résister au démon consiste à ne pas s’intéresser à lui, mais à garder les yeux fixés sur Jésus et sur ses commandements. Une règle en effet peut être tirée de ces considérations, qui est aussi une mesure de prudence : le démon ou les démons ont d’autant plus d’activité et d’efficacité qu’on s’intéresse à lui ou à eux. La manière juste d’échapper aux prises de l’Adversaire n’est pas de le mépriser, mais de remplir la place qu’il pourrait prendre de la contemplation du Christ, et de Dieu, et de l’œuvre de la grâce.
Il est indéniable pourtant que des hommes et des femmes souffrent d’attaques particulières, plus ou moins graves, que la Tradition de l’Église range en différents degrés. Les progrès de la psychologie, c’est-à-dire la connaissance scientifique acquise du fonctionnement de l’esprit humain et de ses complications et dérèglements, la lucidité acquise quant aux retentissements des violences – réelles ou ressenties – sur les facultés humaines, quant aux rapprochements ambigus de la sexualité et des pratiques religieuses, invitent à une grande prudence avant de diagnostiquer dans tel comportement une attaque particulière du démon à laquelle pourrait seule faire face la prière spéciale de l’Église. L’Église se garde de donner trop d’attention au démon, ce qui reviendrait à donner de la consistance à son règne, mais elle ne peut abandonner ses enfants soumis à une épreuve particulière.
Cela dit, de telles attaques n’ont rien à voir avec le péché personnel. La première règle de droite conduite est donc d’intensifier la mise en ordre de la vie tournée vers le Christ et l’appartenance concrète à l’Église. Il convient d’inviter tout d’abord les personnes qui se considèrent attaquées par le démon, avant de recourir à quelque exorcisme que ce soit, à s’interroger sur leur pratique de la prière et des sacrements, surtout ceux de réconciliation et d’eucharistie. Les phénomènes d’obsession appellent aussi les communautés chrétiennes à entourer spécialement leurs frères et leurs sœurs par la fraternité chrétienne ordinaire, la prière, l’amitié, la participation commune à la messe, l’étude de la Parole de Dieu ou de l’enseignement de l’Église, et la charité vécue concrètement, depuis le progrès dans le pardon des ennemis jusqu’au soin des pauvres et des malades.
Un second conseil sera de ne jamais donner trop de publicité à ces phénomènes. C’est pourquoi l’exorciste désigné dans chaque diocèse doit rester discret sur les cas qu’il rencontre, et les personnes concernées par de telles attaques donnent un signe de leur réalité par la pudeur qu’elles conservent. Les baptisés, témoins de tels phénomènes ou amis de personnes qui en sont les victimes, doivent aussi cultiver la même pudeur. Elle nourrira la qualité de leur fraternité. Le diable, en effet, aime fasciner par ses “pompes” qui n’ont que la réalité que leur confère ceux qui y prêtent attention.
Une attaque vraiment extérieure du démon appelle la prière de l’Église tout entière. L’engagement de l’Église entière est manifesté par le fait que l’exorcisme est réservé à l’évêque diocésain et à un prêtre qu’il désigne à cet effet. Tout prêtre peut, parce qu’il agit de façon sacramentelle au nom du Christ-Tête et de la totalité de l’Église, célébrer des prières de libération. Mais tout prêtre aura soin de ne pas s’arroger le droit de porter la puissance confiée à l’Église en ces lieux-là, risquant d’y apporter son orgueil en complice objectif des ruses du démon. En revanche, il s’associera volontiers, par le jeûne et la prière, au combat nécessaire.
Précisément à cause de ce qui a été dit du caractère personnel du ou des démons, cette commission voit avec beaucoup de réserves la pratique de quelques-uns de nommer les démons ou de les spécialiser. La curiosité n’a pas de place à avoir dans ce domaine. Le nom propre est une promesse de perfection. Cette promesse a été perdue par les démons. Pas davantage, il n’y a de sens à entamer une discussion avec le ou les démons. Ce serait une manière de leur ouvrir des espaces, non plus dans l’extériorité des facultés mais au cœur de la conscience, là où se noue la personne en nom propre.
La vie ordinaire de l’Église est la garantie de la victoire totale du Christ sur les démons, et même sur le péché au cœur des hommes que le Père appelle à avoir part avec le Fils. Chaque messe, en associant le peuple de Dieu aux chœurs angéliques, célèbre l’aboutissement de la vie de chacun dans l’éternelle louange au Dieu créateur, l’éternel émerveillement devant la beauté et la bonté qu’il y a à être si nombreux, si divers, et tellement faits pour connaître et aimer, l’extraordinaire dépassement de tout ce que les forces de refus, hors de l’homme et en l’homme, pouvaient faire surgir de raisons de se méfier de Dieu et de s’opposer les uns aux autres. Le Catéchisme de l’Église catholique, commentant la prière du Notre Père, exprime admirablement, dans son explication de la dernière demande : «Délivre-nous du Mal» qui est quasiment son dernier mot, comment «l’Esprit et l’Épouse prient : “Viens, Seigneur Jésus” (Ap 22,17.20), puisque sa Venue nous délivrera du Mauvais».
23 novembre 2014, Dimanche du Christ-Roi