L’histoire raconte qu’après avoir terminé son Moïse, Michel-Ange lui aurait lancé son marteau en criant : « mais parle donc ! ». Aucun chef-d’œuvre, si parfait soit-il, ne peut exprimer ce que l’artiste a au fond de son cœur et de son esprit. Il ne sera toujours qu’une expression limitée, limitée par le cadre matériel, qui impose une limite à toutes les idées.
Aucune créature […] ne peut totalement exprimer ce qu’est le Créateur. Même si le monde était bien meilleur, plus parfait, il n’égalerait jamais la gloire de Dieu. Il reste toujours un reflet de la grandeur du Créateur. Cela est aussi lié au fait que toutes les créatures sont en devenir, qu’elles ont un commencement, un épanouissement, une fin. On tourne un peu en rond dans le débat interminable portant sur la question de l’existence d’un design dans la Création, parce que aujourd’hui, quand on parle de design et de designer, on pense spontanément à un « ingénieur divin », à une sorte de technicien omniscient, qui, parce qu’il est parfait, ne devrait produire que des machines absolument parfaites. C’est ici que s’enracine à mon avis la cause de bien des malentendus, venant aussi des tenants de l’intelligent design des États-Unis. Dieu n’est pas un horloger, il n’est pas un constructeur de machines, il est le Créateur de natures. Le monde n’est pas un mécanisme d’horloge, ni une énorme machine, ni un « méga-ordinateur » il est, comme dit Jacques Maritain (+ 1973), « une république des natures » (« Réflexions sur la nécessité et la contingence », dans : Raison et raisons, Paris, 1947, p. 62).
Pour parler correctement d’un design du Créateur, il nous faut bien saisir à nouveau l’idée de « nature », largement tombée dans l’oubli, et remplacée par une interprétation mécanico-technique du vivant. Dieu crée une « république des natures » signifie ceci : dans sa Création il y a avant tout, comme l’exprime le verbe grec phyein le croître et devenir, avec tout ce que cela implique de tâtonnements et d’essais, d’échecs et de cassures, avec ses synergies et ses luttes, son gaspillage inconcevable, et ses conséquences inattendues – bonnes ou non. Toutes les « natures » ont chacune un agir qui leur est propre, qui leur est « infusé » par le Créateur, qui les laisse croître et agir par elles-mêmes, en toute autonomie. Elles atteignent leur but, leur finalité, non en vertu d’une contrainte qui leur vient de l’extérieur, mais à partir de ce qu’elles ont de plus profond en elles-mêmes. Saint Thomas d’Aquin dit que la « nature » est un « principe intérieur », à partir duquel tout réalise et opère ce qui correspond à sa nature. Il impute ce principe intérieur à l’ars divina, l’art du Créateur, qui « infuse » aux créatures leur développement autonome et leur construction autonome (voir saint Thomas d’Aquin, In Physicorum II, les. 14, n. 8).
Revenons à la question du gaspillage dans la nature. « Un pin produit au cours d’une vie plusieurs fois centenaire des tonnes de semences, et si une tempête abat le vieil arbre, une seule donnera une nouvelle pousse dans l’espace ainsi libéré. Pendant toute sa vie ce pin a nourri les oiseaux, les sangliers et les insectes », c’est ce que m’écrit un généticien, et il veut dire par là que ce « principe de surproduction », avec la destruction qui l’accompagne « ne peut pas être à la gloire de l’agir de Dieu ». Pour un ingénieur, cela contredit le principe de recherche de rationalité. Mais cela est-il en contradiction avec la « vitalité » et la créativité de la vie ? Ce gaspillage démesuré est lié à une survie assurée, il est également un signe caractéristique du vivant, qui, avec tout ce qu’il a d’imparfait et d’éphémère, est cependant le reflet de la dynamique de vie inépuisable du Créateur.