Dans un précédent article nous nous étions posé la question des sources de la morale chrétienne ; en complément de cet article nous nous intéressons ici plus particulièrement au rapport entre cette morale et l’Écriture au cours des siècles qui nous ont précédés. Notre article précédent avait fait part d’un constat : du XIIIème siècle jusqu’à Vatican II il y eu une longue période de rupture entre les fondements de l’enseignement moral catholique et la Tradition qui lui était antérieure, nous aborderons plus particulièrement ici ce problème sous son rapport à l’Écriture. Cette relecture est importante car elle permet de mieux appréhender la problématique moderne de la rupture entre une morale « acceptable » et une invitation du Christ des Béatitudes souvent perçue comme un idéal irréalisable, et donc utopique [1]. Il nous sera profitable de réfléchir sur cette période et d’en tirer les conséquences afin d’aller plus avant dans notre réflexion [2]. Suite à ce préalable nous nous pencherons sur les conditions d’utilisation et de référence à l’Écriture proprement dite : pour ce qui est de l’utilisation des textes de l’Écriture et de leurs conditions de lecture dans une perspective morale catholique. En sortie de notre exposé nous envisagerons la possibilité d’un dialogue entre une théologie morale se référant à l’Écriture et les éthiques modernes.
La morale préconciliaire : une rupture avec l’Écriture et la Tradition
Une rupture avec la patristique
Avant Vatican II, la morale était essentiellement une morale de manuels centrée sur la pénitence : on listait les péchés en fonction de catégories prédéfinies. Il s’agissait de se positionner par rapport à une loi arbitrairement posée : on réfléchissait sur les actes humains mais coupée d’une réflexion de l’homme dans sa totalité. En partant d’une réflexion sur la liberté humaine sans orientation théologale on perdit le dynamisme de restauration intérieure de l’homme par Dieu qu’avaient développé des Pères de l’Église, comme Irénée de Lyon, Athanase ou Maxime le Confesseur. Désormais l’intuition d’un dynamisme interne attirant l’homme vers Dieu et où celui-ci divinisait l’homme est abandonnée, ou bien on ne sait plus en rendre compte de manière correcte.
Dans un premier temps on ne saisit plus le lien entre une finalité de l’homme tournée vers Dieu et sa béatitude. On peut trouver les prémices de cette rupture entre observation de la loi et gratification chez Pierre Lombard : chez cet auteur la récompense due aux respects des commandements n’a plus de rapport direct avec une restauration de la nature humaine mais se trouve désormais liée au bon vouloir de Dieu, il n’y a plus l’idée d’un dynamisme de « transfiguration » intérieure par le Christ comme chez saint Augustin. Remarquons que St Thomas d’Aquin fut relativement préservé de cette rupture scolastique car sa théologie s’appuie essentiellement sur les commentaires des Pères de l’Église, notamment sur saint Augustin et la patristique grecque de seconde génération. Les écoles scolastiques qui lui succéderons en se revendiquant de lui ne suivront malheureusement pas son exemple, se revendiquant de saint Thomas certes, mais sans utiliser les sources qui avaient été les fondements de sa théologie.
La rupture entre loi et liberté proviendra de Guillaume d’Ockham, précurseur d’un courant qui connaitra une grande influence : le nominalisme. Chez Ockham la liberté n’est pas orienté vers une réalité transcendante : elle est pure indéterminé. Quand au décalogue, il est arbitrairement posé par le bon vouloir de Dieu, face à lui la liberté humaine devra se positionner, la loi est ici comprise comme une épreuve imposée à l’homme, celle-ci lui devient complètement extérieure [3]. On ne se réfère plus à la question du bonheur mais à la question de l’obligation donnée par la loi et des devoirs qu’elle impose, on comprend dès lors le divorce entre loi et liberté et ses conséquences dans la pensée moderne. La morale de la casuistique connue son âge d’or, avec l’utilisation de manuels centrés sur le sacrement de pénitence et listant les péchés [4].
Les raisons d’une telle rupture sont liées à des conceptions philosophiques, dont les représentations passent d’une observation générale sur le monde comprise dans une perspective théocentrique, à une focalisation anthropologique : désormais c’est l’homme qui deviens le centre de la morale, avec donc tout naturellement une réflexion sur les conséquences de l’exercice d’une liberté humaine qui prend son autonomie. Nous n’avons plus affaire ici à une morale basée sur la révélation mais à une morale se référant à une conception philosophique, en l’occurrence nominaliste.
Une exégèse en difficulté
À partir de là les moralistes vont se retrouver en difficulté pour interpréter l’Écriture, difficulté provenant certainement d’une tradition scolastique déjà trop marquée par son goût pour la spéculation au détriment d’une relation étroite avec les Écritures (NDRL : remarque à approfondir). Les moralistes ne traitant la morale que sous un rapport de commandements et d’obligations ne s’intéressèrent désormais à l’Écriture qu’à propos des textes faisant clairement allusion à une situation morale donnée [5]. L’utilisation des vertus posait problème : certaines vertus, comme la justices, était clairement identifiées par les moralistes, mais on ne savait pas comment rattacher les vertus d’espérance et de force à la loi dans une perspective nominaliste. Un texte comme celui des béatitudes posera de sérieux problèmes d’interprétation.
Prenons ce dernier exemple pour illustrer notre propos. Le sermon sur la montagne n’était pas d’abord envisagé comme une loi intériorisée mais comme un niveau d’exigence supplémentaire par rapport à la loi de l’Ancien Testament. Pour rendre compte de la difficulté du niveau d’exigence demandé par Jésus les moralistes sont allé jusqu’à poser une séparation entre les auditeurs du sermon : le Christ ne se serait addressé qu’au premier cercle des auditeurs du sermon, c’est à dire les disciples, que l’on associera au religieux et pour lesquels le Christ appellerait à un niveau d’exigence morale élevé ; à l’opposé, les autres auditeurs du sermon, la foule, sont associés au tout venant, le Christ ne s’adresserait pas eux quand à l’appel des béatitudes.
Prise de conscience du problème
Léon XIII fera une tentative pour restaurer un renouveau scripturaire (et thomiste) en morale, mais ce renouveau ne sera que de surface : la présentation change mais le fond demeure. Un renouveau scripturaire verra cependant le jour en Allemagne, mais la morale enseignée dans les séminaires de ce pays restera là encore axée sur la pénitence. Mais des pierres d’attente sont posées.
Il faudra attendre le concile Vatican II pour voir apparaître les premiers progrès en ce domaine, celui-ci bénéficia des fruits du renouveau des recherches exégétiques et thomistes du XIXème siècle. Mais la réflexion ne sera pas encore assez mûre à ce moment là pour promulguer un texte satisfaisant en matière morale [6] : le schéma De re morali subira un échec et il faudra attendre l’encyclique Veritatis Splendor pour que le magistère puisse poser en maturité un texte sur les fondements de la morale chrétienne dans un contexte polémique difficile sur la possibilité d’une morale naturelle :
C’est là l’objet précis de la présente encyclique, qui entend exposer, sur des problèmes en discussion, les raisons d’un enseignement moral enraciné dans l’Écriture Sainte et dans la Tradition apostolique vivante, en mettant simultanément en lumière les présupposés et les conséquences des contestations dont cet enseignement a été l’objet.
Constatons que l’une des premières préoccupations de l’encyclique fut de réconcilier la liberté de l’homme avec le décalogue en replaçant cette liberté devant sa finalité ultime pour laquelle elle est faite, une finalité qui transcende les perspectives humaines. Pour cela l’encyclique appuiera sa réflexion sur la péricope du jeune homme riche, celui-ci se questionnant sur ce qu’il doit faire de bon (Mt 19, 16 in VS 6ss.). On part du questionnement de l’homme.
Utilisation des Écritures en théologie morale
Après avoir relevé les dangers d’une instrumentalisation de l’Écriture nous pouvons maintenant dire un mot sur sa méthode d’utilisation en théologie morale. Nous avons vu qu’une morale tendant à la spéculation puis influencée par le nominalisme a pu souffrir d’un fort déficit dans sa manière d’appréhender l’Écriture. Cela nous donne à la foi une indication et une mise en garde pour ce qui serait d’une référence instrumentalisée de l’Écriture : une approche correcte doit prendre en compte le texte inspiré pour lui-même. Pour cela le moraliste devra faire un effort préalable de documentation sur les derniers résultats de la recherche en matière d’exégèse. À titre d’exemple rappelons les points d’attentions que nous avons vu par ailleurs à propos de la ligature d’Isaac : l’importance de resituer un texte dans son contexte culturel garantie une meilleure interprétation des Écritures, évitant du même coup les contresens. Afin de ne pas utiliser l’Écriture que de manière purement formelle il conviendra donc, pour une morale catholique, de respecter les règles d’interprétation de l’Écriture telle que l’Église les comprends et les définis actuellement [7]. Citons le passage d’un texte de la commission biblique pontificale publié dans l’intention de donner une orientation dans l’approche de l’Écriture :
La nécessité d’une herméneutique, c’est-à-dire d’une interprétation dans l’aujourd’hui de notre monde, trouve un fondement dans la Bible elle-même et dans l’histoire de son interprétation. L’ensemble des écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament se présente comme le produit d’un long processus de réinterprétation des événements fondateurs, en lien avec la vie des communautés de croyants. Dans la tradition ecclésiale, les premiers interprètes de l’Écriture, les Pères de l’Église, considéraient que leur exégèse des textes n’était complète que lorsqu’ils en dégageaient le sens pour les chrétiens de leur temps dans leur situation. On n’est fidèle à l’intentionnalité des textes bibliques que dans la mesure où on essaie de retrouver, au cœur de leur formulation, la réalité de foi qu’ils expriment et qu’on relie celle-ci à l’expérience croyante de notre monde.
Nous retiendrons le souci de rester dans l’intentionnalité du texte biblique, et aussi de relier le texte à « l’expérience croyante de notre monde ». Relevons aussi l’une des mises en garde soulignée par la Commission dont nous avons déjà exposé les conséquences :
Il faut reconnaître, en effet, que certaines théories herméneutiques sont inadéquates pour interpréter l’Écriture. Par exemple, l’interprétation existentiale de Bultmann conduit à enfermer le message chrétien dans le carcan d’une philosophie particulière. De plus, en vertu des présupposés qui commandent cette herméneutique, le message religieux de la Bible est vidé en grande partie de sa réalité objective (par suite d’une excessive « démythologisation ») et tend à se subordonner à un message anthropologique. La philosophie devient norme d’interprétation plutôt qu’instrument de compréhension de ce qui est l’objet central de toute interprétation : la personne de Jésus Christ et les événements de salut accomplis dans notre histoire. Une authentique interprétation de l’Écriture est donc d’abord accueil d’un sens donné dans des événements et, de façon suprême, dans la personne de Jésus Christ.
Il faut tendre à un renversement dans la lecture, à une conversion : le moraliste ne doit pas avoir un recours instrumentalisé de l’Écriture qui ne servirait qu’à appuyer son idée de départ, aussi bonne soit-elle, il doit partir de l’Écriture, se laisser interroger par elle, pour en exposer ensuite la richesse. Le moraliste est serviteur de la Révélation.
Défit de partir d’un donné révélé dans un dialogue avec « le monde de ce temps »
Par nos références précédentes à Véritatis Splendor nous avions déclaré que la théologie morale catholique ne pouvait faire l’économie d’un donné révélé tel qu’il se donne à discerner dans les Écritures, il nous faut maintenant considérer la manière dont cette morale chrétienne peut rendre compte de sa pensée au-delà d’une frontière croyante. Pour établir un dialogue avec des courants de pensé ou cultures dont la référence au christianisme est quelquefois lointaine, voir étrangère, il nous faut trouver des éléments communément admis par lesquels une réflexion éthique pourra prendre corps.
Prenons deux exemples. Un premier élément assez universel dans un dialogue éthique est certainement la reconnaissance d’une capacité de l’homme à poser des actes libres. Une première difficulté dans cette approche consistant à se mettre d’accord sur la conception de cette liberté et sur ses modes d’opération, dans une perspective plus propre à la révélation il faudra exposer l’aspiration particulière de l’homme à une transcendance, à travers les aspirations mais aussi les faiblesses de ce dernier. La mention de ce terrain de dialogue nous fait déjà poser un enjeu pour la morale chrétienne : celui de démontrer un sens à la liberté de l’homme, et donc à son identité, au delà de ses limitations naturelles.
Un autre élément important, corrélatif à la liberté, est loin de faire l’unanimité à l’heure actuelle : la question d’une morale naturelle universelle. Car si le moraliste catholique considère que « la morale naturelle est la Loi éternelle elle-même » [10], encore faut-il qu’il fasse admettre à ses interlocuteurs la recevabilité d’une morale naturelle. Avant même d’être proprement théologique cette question est d’abord d’ordre philosophique. Et cette question d’une universalité de la morale est loin d’être admise communément, les sciences humaines – fer de lance de la réflexion actuelle – décrivant l’idée de norme comme un principe soumis à la subjectivité culturelle. Nous touchons peut-être ici à la limite d’un dialogue entre deux conceptions qui s’opposent, car pour beaucoup de nos contemporains c’est bien l’individu qui forge ses propres valeurs, sa propre norme.
Dans un contexte ou une pensée bioéthique peine à se faire entendre face avancées de la technique, aborder l’éthique sous l’angle d’une dignité de la personne humaine, sur la noblesse de ses aspirations tournée vers la transcendance, c’est déjà oser une parole dont le chrétien ne peut faire l’économie : la loi part du cœur de l’homme.
Conclusion
De notre réflexion nous pouvons en tirer une double conclusion. Dans un premier mouvement mettons-nous en garde quand à une utilisation instrumentaliste de l’Écriture, Écriture à laquelle on ne se référerait au mieux qu’à titre de citation, au pire – comme nous l’avons vu pour l’interprétation des Béatitudes – à contresens du texte.
Mais retenons surtout le grand intérêt à tirer avantage d’une révélation théocentrée tenant l’homme dans la perspective d’un dépassement de lui-même que la seule approche philosophique ne peut concevoir, sauf à titre de possible, et encore, uniquement de manière spéculative. Telles que nous les comprenons aujourd’hui, les Écritures nous permettent de comprendre que la loi est intérieure à l’homme, que celle-ci correspond à ses aspirations profondes quand au bonheur.
Il serait dommageable pour la théologie morale de se référer en premier lieu à tel ou tel système philosophique – aussi brillant soit-il – et aux sciences humaines [11] et de se passer de la richesse du message de la Révélation telle que nous le présente les Écritures. Nous touchons là, à ce qu’il nous semble, la raison fondamentale du recours à l’Écriture pour la théologie morale : La Révélation doit être le fondement de la morale chrétienne. D’ailleurs, une morale se référant à la révélation de manière seulement formelle pourrait-elle vraiment prétendre au qualificatif de « théologie morale » ?
Bibliographie
- Servais-Théodore PINCKAERS, o. p., Les sources de la morale chrétienne, Sa méthode, son contenu, son histoire, Études d’éthique chrétienne, Éditions Universitaires de Fribourg / Cerf, Paris, 1993.
- Bernard HÄRING, La loi du Christ, Théologie morale, Tournai, Desclée & ; Cie, 1955.
Pour aller plus loin
- François GONON, L’Écriture Sainte, âme de la théologie morale, les chemins ouverts par Henri de Lubac, Paul Beauchamp et Jean-Marie Hennaux, Parole et silence , Saint-Maur (Val-de-Marne), collection Collège des Bernardins, essai, 2010.
- Henri de LUBAC, L’Écriture dans la Tradition, Aubier, Paris, 1966.
Notes
[1] Cf. Servais-Théodore PINCKAERS, o. p., Les sources de la morale chrétienne, p. 148ss.
[2] Pour notre réflexion et notre survol historique nous nous appuierons en grande partie sur les travaux de S. Pinckaers et de B. Häring (cf. bibliographie).
[3] Cf. Servais-Théodore PINCKAERS, o. p., Les sources de la morale chrétienne, p. 250ss.
[4] Cette habitude de se référer à des manuels centrée sur la pénitence n’est pas nouvelle : dès l’établissement des pénitences secrètes et réitérables (après 581), apparaissent des manuels centrés sur la pénitence avec établissement d’une liste de péchés et les « peines tarifées » correspondantes (Évagre le Pontique). Les moines adaptèrent ensuite ces pénitences pour les laïcs et les clercs ayant recours à eux.
[5] Cf. Servais-Théodore PINCKAERS, o. p., Les sources de la morale chrétienne, p. 150.
[6] Les documents Dei Verbum 1 et Optatam Totius 16 se feront l’écho d’un désir d’ancrer la morale dans une approche scripturaire : « On apportera un soin particulier à l’enseignement de la théologie morale. L’exposé scientifique de cette matière devra être davantage nourri de la doctrine de la Sainte Écriture. Il mettra en lumière la sublime vocation des fidèles dans le Christ et leur devoir de porter des fruits dans la charité pour la vie du monde ». Optatam Totius, n° 16.
[7] Cf. Constitution dogmatique Dei Verbum 11 et 12, pour une précision sur la lecture les recommandations de la Commission Biblique Pontificale dans le document L’interprétation de la Bible dans l’Église.
[8] Cf. Commission Biblique Pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, Le Cerf, 1994, pp.65-69.
[9] Cf. ibid, pp.65-69.
[10] « Il s’ensuit que la loi naturelle est la Loi éternelle elle-même, inscrite dans les être doués de raison et les inclinant à l’acte et à la fin qui leur sont propres… ». Veritatis Splendor, 44.
[11] Pour les sciences humaines, soulignons leur propension à saisir l’aspect extérieur des choses par rapport à l’acte du vouloir de l’homme (Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, p. 70-71), alors que la morale cherche au contraire à en saisir la dynamique intérieure.