Les responsables politiques des vingt-sept pays restants de l’Union européenne viennent de fêter solennellement les 60 ans du traité de Rome. La cérémonie a été marquée par une déclaration commune (aux termes savamment pesés pour obtenir la signature polonaise) dans laquelle les signataires s’engagent à « agir de concert, si nécessaire à des rythmes différents et avec une intensité différente, tout en avançant dans la même direction, comme nous l’avons fait par le passé, conformément aux traités et en laissant la porte ouverte à ceux qui souhaitent se joindre à nous plus tard… » L’Europe, ajoutent-ils avec optimisme, « est notre avenir commun ».
Le moins qu’on puisse dire, cependant, est que cet anniversaire n’a pas été célébré dans la liesse populaire. La désillusion et la division sont partout, et la plus grande est sans conteste celle qui passe entre les « élites » et les populations européennes : la dénonciation incantatoire des tentations « populistes » par les chefs d’État et de gouvernements, avec le blocage intellectuel qui la sous-tend, a quelque chose de pathétique. Les journaux télévisés d’Europe occidentale ont eu beau sélectionner leurs images et nous montrer des manifestants britanniques défilant « par milliers » contre le Brexit, nul ne songe sérieusement à infliger aux électeurs le camouflet d’un second référendum voué à invalider le premier. Nul n’y songe sérieusement, mais le seul fait qu’on en parle montre en quelle haute estime, dans certains milieux, est tenu le verdict populaire. L’Europe contre la volonté démocratique ? Nous n’en sommes peut-être pas si loin. À vrai dire, nous y sommes depuis longtemps déjà : très exactement depuis le traité de Lisbonne qui, en 2009, réintroduisait par la fenêtre la constitution européenne que la victoire du « non » aux référendums français et néerlandais de 2005 avait congédiée par la porte. C’est sans nul doute dans cette volonté délibérée de faire fi des objections et des refus des peuples qu’il faut chercher les raisons profondes d’une sourde révolte dont les sirènes du populisme ne représentent que l’écume à la surface des vagues.
Les ambiguïtés originelles du projet européen et leurs conséquences
Les objectifs premiers des « pères de l’Europe » étaient pourtant clairs : poser les bases d’une paix durable – et même définitive –, entre des nations qui avaient en commun la même civilisation et la même histoire, mais qui s’étaient déchirées au point de risquer la disparition (ne l’oublions pas, les deux principaux pays, la France et l’Allemagne, étaient deux pays exsangues, vaincus pour l’un en 1940 et pour l’autre en 1945). Les choses, dès le début, étaient cependant plus complexes : un gouffre séparait, par exemple, les vues d’un Robert Schuman de celles d’un Jean Monnet, ce dernier partisan de « compétences politiques de plus en plus importantes confiées à une institution de nature technique », ce qui laissait augurer à terme « une crise institutionnelle profonde » (D. Strauss-Kahn) : dès le départ, le ver était dans le fruit.
Mais l’essentiel du problème a résidé dans l’illusion de vouloir « découvrir le chemin en marchant » (Pierre Manent) : « Sans acte fondateur, sans vision fédératrice, l’entreprise s’est développée dans une ambiguïté délibérée, fomentant une dénationalisation et même une dépolitisation de la vie européenne tout en conservant l’horizon d’un corps politique nouveau qui devait surgir on ne sait comment des entrailles du marché unique. »
Si fondement il y a, il réside donc dans l’absence de fondement : « Comme on ne fondait rien, il ne restait plus qu’à étendre le domaine du non-empire. Nous ne savons pas qui nous sommes ni qui nous voulons être, mais nous sommes de plus en plus nombreux à ne pas le savoir. » C’est ainsi que l’Europe devint une terre brûlée sur laquelle purent proliférer les plantes parasites du capitalisme débridé, conjuguant des réglementations de plus en plus tatillonnes avec la dérégulation des marchés.
Ce système vicié à la base est responsable d’une partie des perversions de notre propre système politique. En effet, ce qu’on a appelé la « méthode communautaire » a mis progressivement en congé la démocratie : très rapidement, les nations virent leur pouvoir d’initiative limité à la discussion des propositions avancées par la Commission européenne ; très tôt aussi, la Cour de justice de Luxembourg inventa et imposa la suprématie du droit européen sur les droits nationaux ; au début des années 2000, l’introduction de la monnaie unique fit surgir une troisième instance, la Banque centrale européenne. Trois instances totalement déconnectées du suffrage universel et aboutissant infailliblement à « l’avènement d’un despotisme soi-disant « éclairé », naturellement doux aux riches et aux puissants, qui clôturera, si les peuples ne regimbent pas, l’ère de la démocratie ouverte en 1789″ (Jean-Pierre Chevènement).
Mais voilà que les peuples ont commencé à regimber. Ils l’ont fait en dépit de toutes les admonestations moralisatrices de la grande majorité des politiques – avec des conversions spectaculaires à la cause européenne assimilée au combat contre le populisme : on croyait rêver en entendant le communiste Pierre Laurent énumérer sur les ondes de France Inter (le 2 avril 2017) les dangers qui, selon lui, menacent la démocratie, et citer le Brexit à parité avec la possible élection de Marine Le Pen… « À force de ne pas s’opposer au capitalisme, dont la forme actuelle est la mondialisation et la financiarisation, [les politiques] ont perdu le contact avec le peuple sociologique. Ils ne peuvent donc espérer gagner les élections que par la division des bataillons électoraux de l’adversaire », soulignait le journal Marianne en 2011, après la publication d’une note du club socialiste Terra Nova constatant le divorce de la gauche sociale-démocrate avec les catégories populaires. Cela ne vaut pas, on vient de le voir, pour les seuls sociaux-démocrates : réélu à la tête du PCF en juin dernier avec 81 % des voix, Pierre Laurent se révèle totalement incapable de saisir les raisons pour lesquelles la grande masse des électeurs qui votaient autrefois pour les candidats communistes a rejoint le Front National !
Alors même que les politiques européens sont vent debout contre le populisme, le fonctionnement pervers du système qu’ils soutiennent porte une lourde responsabilité dans le pourrissement de la vie politique des États. Le signe le plus clair de ce pourrissement est que les partis traditionnels ne parviennent encore à se maintenir au pouvoir qu’en agitant le spectre d’une possible victoire du Front National ou des partis similaires, et non à partir de la vision positive d’un bien commun capable de rassembler les énergies. Les électeurs européens n’ont d’ailleurs jamais été consultés sur les décisions les plus graves qui engageaient leur avenir, la plus notable est peut-être, dans les années 1970, celle d’ouvrir massivement l’Europe occidentale à des colonies de peuplement venues de l’étranger, décision dont on sait pourtant qu’elle a transformé de manière définitive la physionomie démographique, culturelle et religieuse de l’ensemble de nos pays. Près d’un demi-siècle plus tard, avec le délire d’idéologie libérale de la libre circulation que furent les accords de Schengen, l’Europe a pris des allures d’Autriche-Hongrie finissante qui importe les conflits extérieurs, tente de contenir une guerre civile larvée à l’intérieur, et s’en remet au Sultan des Turcs du soin de garder ses frontières… Jamais attitude plus écervelée n’a pu faire craindre des conséquences plus inquiétantes.
L’Europe, une machine à broyer les nations
Mais pourquoi donc l’Europe a-t-elle lâché la proie pour l’ombre, et rejeté la substance des nations qui la composent dans les poubelles de l’Histoire au profit d’une construction froide et sans âme ? Pourquoi s’est-elle regardée elle-même comme une coque vide que pouvaient emplir les populations les plus diverses, sans que soit exigé d’elles en contrepartie l’adhésion à la culture et à l’histoire européennes, mais seulement la référence vague à des « valeurs » sans contenu ? Pourquoi s’est-elle bercée de l’illusion que l’institutionnel pourrait congédier le réel, au prix d’un divorce depuis longtemps consommé entre les peuples et ce que l’on continue à appeler leurs « élites » ? Il serait vain de s’en tenir à un diagnostic de politique économique – c’est, du reste, cette réduction à l’économique qui est à l’origine de la situation actuelle. Le fond du problème est moral, et même métaphysique : il vaut donc la peine de prendre du recul pour l’aborder.
Partons de quelques réflexions de Simone Weil dans son essai sur L’Enracinement, rédigé en 1943 :
Le village, la ville, la contrée, la province, la région, toutes les unités géographiques plus petites que la nation, ont presque toutes cessé d’exister. Celles qui englobent plusieurs nations ou plusieurs morceaux de nations aussi. Quand on disait, par exemple, il y a quelques siècles, « la chrétienté », cela avait une tout autre résonance affective qu’aujourd’hui l’Europe.
En somme, le bien le plus précieux de l’homme dans l’ordre temporel, c’est-à-dire la continuité dans le temps, par-delà les limites de l’existence humaine, ce bien a été entièrement remis en dépôt à l’État. Et pourtant, c’est précisément dans cette période où la nation subsiste seule que nous avons assisté à la décomposition instantanée, vertigineuse de la nation.
En parlant de « décomposition de la nation », Simone Weil recherchait les causes de la défaite de 1940. Mais le diagnostic qu’elle formulait demeure riche d’enseignements pour aujourd’hui. C’est celui de l’effacement délibéré des communautés naturelles au profit d’un grand principe englobant et abstrait, négateur de ce « bien le plus précieux dans l’ordre temporel » qu’est » la continuité dans le temps, par-delà les limites de l’existence humaine ». Privées de cet enracinement dans une histoire charnelle qui seul leur donnait sens, les nations ont versé dans un mercantilisme technocratique avant la lettre et se sont éliminées elles-mêmes. Dès lors, en souhaitant qu’après la victoire on donne « aux Français quelque chose à aimer », et qu’on leur donne d’abord « à aimer la France », Simone Weil prenait soin d’ajouter une condition sine qua non : « concevoir la réalité correspondant au nom de France de telle manière que, telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée avec toute l’âme ».
Comme le Pape François, je suis un peu méfiant à l’égard des discours sur « les racines chrétiennes de l’Europe ». Au risque de choquer certains lecteurs, je pense même que cette formule utilisée sans précaution risque de nuire aussi bien à la foi chrétienne qu’à l’Europe elle-même. En revanche, je considère comme vital de méditer sur l’alliance entre la foi et la raison (ou, si l’on préfère, entre le trésor de la religion biblique et la philosophie hellénistique) sur laquelle s’est bâtie l’Europe. Si l’Europe est quelque chose, elle est d’abord une culture, entendue non comme ce qui particularise, mais – et c’est là le miracle européen – comme la capacité de l’idée et du concept, avec l’ouverture à l’universel qu’ils comportent. En témoigne le fait que la civilisation européenne a été la seule, dans l’histoire, à découvrir et à expliciter ce qui vaut pour tous, à partir des noces célébrées jadis entre la Révélation biblique et la raison philosophique. C’est ainsi que la Déclaration d’indépendance des États-Unis, rédigée par Jefferson en juillet 1776, adressée à « l’opinion de l’humanité », et non à tel ou tel peuple, était fondée sur les principes ontologiques de la tradition européenne dans ses dimensions religieuse, philosophique et juridique : » nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur « » (Jean-François Mattei). On retrouve bien sûr la même conviction dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La capacité d’affirmer l’universel entraîne avec elle une autre capacité, peut-être plus impressionnante encore : celle d’une autocritique d’autant plus efficace qu’elle met en lumière la mauvaise foi avec laquelle l’Europe, dans ses comportements historiques, a piétiné ses propres principes. Les exemples célèbres abondent, de la bulle Sublimis Deus du pape Paul III (1537) soulignant, contre l’argumentaire intéressé des Conquistadors, « que les Indiens sont véritablement des hommes, capables d’embrasser la foi, et qui ne peuvent en aucun cas être privés de leur liberté ou de la possession de leurs biens, même s’ils demeurent en dehors de la foi de Jésus-Christ », à la critique contemporaine du colonialisme des deux siècles passés – une critique rendue possible par les principes universels diffusés par la France. En racontant sa scolarité au lycée Lyautey de Casablanca, Jamel Eddine Bencheikh le notait magnifiquement :
Je découvris plus tard que la culture française avait enrayé en moi les méfaits de la colonisation. Dans cette classe de l’école laïque, j’avais commencé mon apprentissage du libre arbitre.
La colonisation, cette acmé de l’universel (transmettre les bienfaits de « la civilisation » aux peuples encore « primitifs ») a été aussi celle de la convoitise qui pousse à prendre possession d’autrui au lieu de s’en tenir à l’éclairer par le discours. Nous sommes là, sans doute, au cœur de la maladie spirituelle de l’Europe. Si la civilisation européenne a été la seule à découvrir ce qui vaut pour tous, la raison qui fait qu’elle ne peut se le pardonner (au point de proclamer aujourd’hui une équivalence de principe de toutes les civilisations et coutumes) est parfaitement claire : la curiosité qui l’a conduite, dans son aspiration à l’universel, à s’intéresser à l’étrangeté des autres, s’est trouvée presque partout supplantée par le désir de les dominer. Et comme ce désir s’accompagnait d’un pouvoir militaire et technique sans commune mesure avec celui des autres peuples, l’entreprise n’a que trop bien réussi. De plus, alors que toutes les nations qui en ont eu les moyens ont été colonisatrices (ce que l’on oublie trop souvent), le propre de la colonisation européenne fut de s’accompagner d’une colonisation culturelle sans précédent, aboutissant souvent à l’éradication linguistique et culturelle des peuples colonisés. C’est la source aujourd’hui d’une féroce « idéologie anticolonialiste [qui] passe son temps, non pas à dénoncer le colonialisme passé, mais à se complaire dans sa dénonciation présente » (Jean-François Mattei) : passant toute mesure, la condamnation salutaire des crimes anciens a basculé dans le vertige de la haine de soi.
Il ne faut pas chercher ailleurs que dans ce mal spirituel la raison pour laquelle les nations qui avaient conçu l’idée européenne sont entrées en guerre contre elles-mêmes jusqu’à faire de l’Europe une machine à broyer les nations. « Les mêmes nations qui, en 1945, étaient sorties victorieuses de la barbarie sont apparues de plus en plus à leurs propres yeux comme des auxiliaires de la barbarie », s’habituant à réduire leur passé « aux prodromes et à la préparation du crime » (Alain Finkielkraut). Leur histoire autrefois magnifiée est devenue à leurs yeux une insupportable tunique de Nessus à passer par pertes et profits, comme le montrent les billets de banque sans visage et sans ancrage historique dont nous sommes contraints de faire usage depuis la création de l’Euro. C’est en vain que ces billets sont décorés de viaducs et de ponts, symboles de communication et d’échange : tout le monde devrait savoir que des nations affaiblies, amputées de leur propre identité, deviennent de plus en plus incapables de communiquer entre elles.
L’Europe doit retrouver son âme en revisitant son passé
Lorsque, le 6 mai 2016, lui a été remis le prix Charlemagne, le Pape François a tenu à rappeler à une Europe « grand-mère » qu’elle avait d’abord été mère et qu’elle pouvait le redevenir.
Que t’est-il arrivé, Europe humaniste, paladin des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ? Que t’est-il arrivé, Europe terre de poètes, de philosophes, d’artistes, de musiciens, d’hommes de lettres ? Que t’est-il arrivé, Europe mère de peuples et de nations, mère de grands hommes et de grandes femmes qui ont su défendre et donner leur vie pour la dignité de leurs frères ?
Pour redevenir mère, affirme le Pape en citant Élie Wiesel, cette Europe malade a besoin d’une » transfusion de mémoire », c’est-à-dire de se souvenir de l’inspiration de ses fondateurs, afin de « poser de nouvelles bases, fortement enracinées ». L’enjeu pour elle est bien de retrouver son âme en revisitant son passé.
« La France aujourd’hui n’a d’autre réalité que le souvenir et l’espérance » écrivait Simone Weil en 1943. Nous ne sommes pas loin, en 2017, de pouvoir appliquer ces paroles à l’Europe. Elles n’ont d’ailleurs rien de décourageant, si l’on veut bien se rappeler qu’il n’y a pas d’avenir possible sans souvenir du passé, et que si l’espoir n’est capable que de consoler, l’espérance, elle, ne déçoit jamais.
† Jean-Pierre Batut
Évêque de Blois