Plutôt que d’essayer de démêler ce qui relève de l’historique et ce qui relève du légendaire dans la vie et la passion de nos deux saints patrons, je vous propose de réfléchir sur la signification du martyre.
Qu’est-ce au juste que le martyre ? Étymologiquement, chacun le sait, c’est le témoignage, et cela en deux sens : ce que l’on atteste devant un tribunal (en risquant sa tête le cas échant) ; ce que l’on confesse. Au second sens, l’Écriture remplace le mot grec marturia par le mot homologia. C’est ainsi que saint Paul parle à Timothée du « Christ Jésus qui, sous Ponce Pilate, a rendu son beau témoignage » (homologia).
Le martyre est par conséquent en premier lieu le témoignage du Christ lui-même, et en second lieu le témoignage rendu au Christ. Mais quelles en sont les caractéristiques ?
Il est possible de le préciser en examinant ses contraires :
- Le premier contraire du martyre est la dérobade, la fuite, le reniement. C’est ce qui caractérise aujourd’hui ce que j’appellerai le « zombie occidental » : celui qui disait, il y a un quart de siècle, « plutôt rouge que mort », et qui dit en tout temps « plutôt renégat que mort ». C’est le sous-homme dont la seule préoccupation est de sauver sa peau, et qui n’est prêt à mourir pour rien : ni pour son honneur, ni pour les autres, ni pour la vérité, ni pour son pays, ni pour la justice, ni pour le Christ.
- Le second contraire du martyre est la violence. Elle caractérise celui qui dit « si tu n’es pas de mon avis, je te tue ». Le paroxysme d’une telle attitude porte un nom : le fanatisme.
Ces deux attitudes sont évidemment des caricatures. Et ce qui complique les choses, à l’époque où nous vivons, c’est que non seulement on refuse l’idée même du martyre, mais qu’on assimile le martyr au fanatique. Cet amalgame n’est d’ailleurs pas si nouveau : les martyrs de la révolution, qui mouraient à cause de leur foi, étaient souvent qualifiés de fanatiques par les tribunaux qui les condamnaient à la guillotine. Mais nous savons aussi qu’il ne manque pas de gens prompts à assimiler les fanatiques à des martyrs.
Face à de telles caricatures, il ne nous suffit pas de protester en disant : « vous n’avez rien compris à la différence entre le martyr et le fanatique ! » Il nous faut aussi être capables de dire en quoi ces deux personnages sont fondamentalement différents l’un de l’autre. Quelle différence y a-t-il entre saint Eugène ou sainte Cécile, et les fous furieux qui, voilà sept ans, ont transformé des avions remplis de passagers en engins de mort pour les précipiter sur les Tours jumelles de New York ?
Il est significatif, à notre époque, que beaucoup de gens de bonne foi ne voient aucune différence. « Les uns et les autres n’étaient-ils pas sincères ? Et ne pensaient-ils pas rendre gloire à Dieu et lui obéir en faisant ce qu’ils ont fait ? »
C’est en vain que, parfois, on leur rétorquera que les fanatiques ne mouraient pas pour le « vrai Dieu ». Car la différence entre le fanatique et le martyr ne réside pas seulement dans la différence entre les faux dieux et le vrai Dieu, mais dans la différence de comportement qui découle de l’appartenance au vrai Dieu.
Si j’appartiens au vrai Dieu, je ne me comporterai pas de la même manière que si j’appartiens à un faux dieu. Le fait d’être dans la vérité ne m’autorisera jamais à user de violence envers ceux qui sont dans l’erreur. Plus encore : le fait d’user de violence à leur égard me rangerait par le fait même du côté de leur erreur.
Précisons encore. La différence entre le fanatique et le martyr réside dans le fait qu’un fanatique peut aller jusqu’à se tuer pour mieux semer la mort (c’est le cas des terroristes), alors que le martyr se laisse même mettre à mort plutôt que d’exercer son droit légitime à défendre sa vie.
Souvenons-nous de la parole de Jésus à Pierre : « Remets ton épée au fourreau : car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée » (Mt 26). Dans ces paroles « ceux qui prennent l’épée périront par l’épée », nous avons le mécanisme de l’enchaînement de la violence, ce mécanisme que Jésus a brisé en se laissant arrêter, condamner et mettre à mort comme un criminel.
Pour le dire en termes encore plus lapidaires : la différence sur laquelle nous réfléchissons vient de ce que le fanatique meurt pour n’importe quoi en croyant mourir pour Dieu, alors que le martyr, en mourant pour Dieu, offre sa vie même pour ses bourreaux, comme l’a fait Jésus lui-même. C’est pourquoi, alors que le fanatique est prêt à tout, même à s’anéantir lui-même, pour anéantir ses ennemis, le martyr est prêt à laisser prendre sa vie pour que soit épargnée à ses ennemis la mort éternelle. C’est la parole d’Étienne « Seigneur, ne leur compte pas ce péché » (Ac 7), et c’est avant tout la parole de Jésus « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font » (Lc 23).
En un mot : la différence entre le fanatique et le martyr est celle-là même qui existe entre la haine et la charité.
Si nous laissons de côté le lâche et le renégat (qui ne mérite pas mieux, à vrai dire), nous nous rendons compte qu’entre la violence et le martyre, il n’y a pas de troisième terme. Ou bien nous voulons convertir le monde en adoptant les moyens du monde, ce qui revient à être convertis par lui, ou bien nous acceptons le risque d’être exposés, vulnérables, comme notre Seigneur l’a été et veut que nous le soyons.
C’est le sens d’une exhortation qui remonte aux origines chrétiennes, celle de la première Épître de saint Pierre :
C’est une grâce de supporter pour Dieu des peines que l’on souffre injustement. Quelle gloire, en effet, à supporter les coups si vous avez commis une faute ? Mais si vous supportez la souffrance en faisant le bien, c’est une grâce auprès de Dieu. Or, c’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ a souffert pour vous, vous laissant un modèle afin que vous suiviez ses traces : lui qui n’a pas commis de faute, et il ne s’est trouvé dans sa bouche aucun mal. Lui qui, insulté, ne rendit pas l’insulte, maltraité, ne proféra pas de menace, s’en remettant à Celui qui juge avec justice ; or, ce sont nos péchés qu’il a portés sur le bois dans son corps,
Afin que, morts à nos péchés, nous vivions pour la justice.
En considérant la dimension individuelle du témoignage rendu au Christ, en précisant l’abîme qui sépare le violent (qui meurt pour n’importe quoi) du martyr (qui meurt même pour ses bourreaux), nous avons pu mieux définir l’imitation du Christ à laquelle nous sommes appelés.
Mais le problème se complexifie du fait que nous ne sommes pas des individus isolés : nous sommes membres de l’Église, elle-même immergée à l’intérieur des communautés humaines – sociétés ou nations.
Qu’est-ce que l’Église est en droit d’attendre de ces communautés humaines ? Et quand doit-elle considérer qu’elle n’a plus rien à en attendre et qu’elle est fondée à adopter des attitudes de rupture, quitte à se retrouver persécutée et à exhorter ses enfants au martyre ?
Cette question est trop vaste pour être traitée dans le cadre d’une homélie : nous nous contenterons donc de quelques rappels.
L’Église des trois premiers siècles a été une Église persécutée qui, pourtant, s’efforçait de mettre en pratique l’enseignement de saint Paul :
Que chacun se soumette aux autorités en charge ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu – si bien que celui qui résiste à l’autorité se rebelle contre l’ordre établi par Dieu.
Après l’an 313, la situation de l’Église a changé du tout au tout : elle s’est brusquement retrouvée acceptée, et même très rapidement favorisée, jusqu’à ce que le christianisme devienne religion d’État.
Cette situation nouvelle n’a pas été sans dangers pour l’Église : elle a pu succomber à la tentation « constantinienne » consistant à imposer son autorité morale et religieuse au pouvoir politique pour lui demander d’exercer à son service des formes de coercition.
C’est ainsi que, dès le Vème siècle, saint Augustin a justifié le recours au bras séculier contre les schismatiques donatistes, au nom d’un soi-disant compelle intrare fondé sur une interprétation pour le moins tendancieuse d’un texte de saint Luc (14, 23) ; ou encore qu’une partie de la chrétienté médiévale, au prix d’un autre contresens caricatural sur Luc 22, 38, a justifié la théorie dite des « deux glaives ».
Mais à côté de cette tentation « constantinienne » consistant à légitimer sacralement un pouvoir en obtenant en échange de l’utiliser comme « bras séculier », existe pour l’Église une autre tentation : celle, lorsqu’on n’est plus en position de force, de se poser en ultime recours contre un pouvoir politique dénoncé comme intrinsèquement pervers.
Il s’agit bien d’une tentation, car ce type d’attitude a bien souvent conduit des catholiques au sectarisme.
Ce fut, dès le IIème siècle, le cas de Montan, qui poussait les chrétiens à provoquer les autorités romaines en renversant statues et autels païens pour rechercher le martyre, à la manière du Polyeucte de Corneille. Et ce, malgré les évêques catholiques, qui, appliquant la doctrine de saint Paul, demandaient que l’on respecte le pouvoir impérial dans la mesure où il assurait, même très imparfaitement, une certaine poursuite du bien commun.
À la suite de Montan, on pourrait citer son émule Tertullien, Novatien, et même Hippolyte de Rome qui finit par mourir saintement. Et ce courant se prolonge dans des souvent totalement dévoyées de la religiosité médiévale (joachimisme, et même catharisme), jusque dans le jansénisme.
Il est significatif de voir que l’Église comme telle n’a eu recours à une attitude d’opposition frontale au pouvoir établi qu’une seule fois, en définitive, dans toute son histoire, et à son corps défendant : ce fut en 1937, à l’encontre du totalitarisme marxiste, avec l’encyclique de Pie XI Divini Redemptoris.
En effet, depuis plus d’un siècle, l’Église a été conduite à exprimer de plus en plus clairement :
- son renoncement à tenter de s’inféoder le pouvoir politique, comme à s’opposer systématiquement à lui ;
- sa préférence pour l’exercice d’une autorité indirecte, c’est-à-dire subordonnée à l’influence réelle de la foi catholique, dans une société donnée, sur les personnes libres qui composent le corps électoral : en d’autres termes, l’Église a choisi d’influer sur la société à travers l’engagement des catholiques dans la vie de la cité.
Bien avant le concile Vatican II et sa Déclaration sur la liberté religieuse, cet approfondissement s’est manifesté par des prises de position décisives du Magistère :
- l’affirmation par Léon XIII en 1888 (encyclique Libertas) que l’Église n’a pas une préférence de principe pour une forme de régime politique plutôt que pour une autre ;
- l’affirmation par Pie XII en 1944 de la légitimité de l’aspiration des peuples « instruits par l’amère expérience d’un pouvoir dictatorial incontrôlable et intangible » à « un système de gouvernement qui soit plus compatible avec la dignité et la liberté des citoyens », c’est-à-dire le système démocratique.
Pour autant – et cette précision est essentielle –, en affirmant la légitimité de la forme démocratique de gouvernement, l’Église formule à son égard les mêmes exigences qu’elle formulait jadis à l’égard des monarques : elle rappelle que le peuple n’est « souverain » dans les choix politiques que pour traduire dans le concret le bien commun et la recherche du Bien ultime. Elle s’oppose résolument à l’opinion répandue dans la « culture démocratique » contemporaine selon laquelle « l’ordre juridique d’une société devrait se limiter à enregistrer les convictions de la majorité et que, par conséquent, il ne devrait reposer que sur ce que la majorité elle-même reconnaît comme moral » (Jean-Paul II, encyclique Evangelium Vitae, n. 69).
De la sorte, on peut dire que l’Église se retrouve aujourd’hui dans un combat spirituel et intellectuel analogue à celui qu’elle menait dans les premiers siècles sous l’Empire romain. Elle se refuse à désespérer a priori du système politique dans lequel elle vit. Au contraire, elle s’emploie à le défendre contre ses propres démons et ses propres perversions, y compris quand elle est conduite, suivant la doctrine bien connue de saint Thomas d’Aquin, à rappeler qu’une loi inique n’a plus raison de loi, et qu’elle est bien plutôt une violence et une corruption de la loi (Evangelium Vitae, n. 72).
En tout cela, l’attitude de l’Église n’a rien de vindicatif. À l’image de son Seigneur, elle prétend plutôt aimer ce monde bien plus et bien mieux qu’il ne s’aime lui-même, en lui montrant où est son vrai bien, sa vraie vie et son vrai bonheur. Mais c’est justement pour cette raison que, chaque fois que ce monde pactise avec la mort, l’Église lui oppose un non possumus, au nom de la parole révélée « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Ac 5, 29 ; cf. Evangelium Vitae, n. 73).
C’est donc en toute logique que « l’Église propose l’exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage à la vérité morale et l’ont défendue jusqu’au martyre, préférant la mort à un seul péché mortel. En les élevant aux honneurs des autels, l’Église a canonisé leur témoignage et déclaré vrai leur jugement, selon lequel l’amour de Dieu implique obligatoirement le respect de ses commandements, même dans les circonstances les plus graves, et le refus de les transgresser, même dans l’intention de sauver sa propre vie » (Veritatis Splendor, n. 91).
C’est pour avoir vécu et être morte ainsi que nous vénérons en sainte Cécile une figure de l’Église elle-même, dans son pèlerinage sur la terre où, comme le dit l’Introït de cette fête, elle « rend témoignage en face des rois et n’est pas confondue, méditant les commandements divins qu’elle aime par-dessus tout ».