I – Histoire de la production de Dei Verbum
Le concile Vatican II, ouvert par le pape Jean XXIII, a suivi une orientation résolument œcuménique dans la ligne de l’encyclique Ad Petri cathedram, écrite par le pape à l’occasion de l’ouverture du concile. Des seize textes conciliaires, Dei Verbum sera l’un des écrits les plus marquants. Ce texte – l’un des quatre textes constitutionnels élaborés par le concile – renouvellera la compréhension du rapport entre l’Écriture, la Tradition et l’Église. Souhaité expressément par Jean XXIII au moment du lancement du concile, ce texte sera voté le 8 septembre 1965 et promulgué par Paul VI le 18 novembre 1965. Toutefois son élaboration ne se fera pas sans heurts, les pères du concile étant en désaccord, à tel point qu’il faillit bien ne pas voir le jour. Les discussions autour de la Révélation Divine ont débuté le 14 octobre 1962. Une succession de trois schémas préalables fut nécessaire pour donner lieu à la constitution Dei Verbum. Cette constitution fut l’occasion de grandes avancées quant à la manière d’aborder la Révélation divine, pour la compréhension du statut des Écritures bien sûr, mais aussi pour celle de la Tradition apostolique, en raison de l’étroite relation qu’elles entretiennent l’une avec l’autre, ainsi qu’avec l’Église.
Le premier schéma : De fontibus Revelationis
Le schéma préliminaire De fontibus Revelationis ( « Des sources de la Révélation ») élaboré par le Père Sébastien Tromp, secrétaire de la commission théologique, avancera une description qui posera problème aux pères du concile. Il s’agit de la « théorie des deux sources » : l’Écriture et la Tradition sont posées comme deux sources de la Révélation, distinctes et indépendantes l’une de l’autre. Le contenu peut ne pas se recouper et être différent pour chacune de ces sources. La Tradition contiendrait des données qui ne seraient pas forcément reportées dans les écrits inspirés :
Aussi ce que cette Tradition divine comme telle contient n’est pas connu à partir des livres mais par l’annonce vivante qui en est faite par l’Église, par la foi des fidèles et par la pratique de l’Église.
On peut donc s’attendre à ce que l’une des deux sources prenne le pas sur l’autre. Une prédominance est posée en faveur de la Tradition apostolique :
Le sens des Écritures ne peut être compris et exposé de façon certaine et complète que par la Tradition apostolique ; la Tradition, et elle seule, est la voie par laquelle les vérités révélées et en premier lieu l’inspiration, la canonicité et l’intégrité des livres saints, pris globalement et chacun en particulier, sont manifestées et parviennent à la connaissance de l’Église.
Autre point important de ce premier schéma, le rôle d’explicitation de ces deux sources revient exclusivement au Magistère :
Il appartient donc au Magistère de l’Église, en tant que règle prochaine et universelle de la foi, non seulement de juger, avec l’aide de ce que la Providence divine a établi, de ce qui concerne directement et indirectement la foi et les mœurs, du sens et de l’interprétation de l’Écriture sainte et des documents et monuments qui gardent et manifestent ce que fut la Tradition au cours des temps, mais encore d’expliquer et de développer ce qui est contenu obscurément et implicitement dans l’une et l’autre source.
Le schéma expose alors un parti pris, une bonne manière d’aborder l’exégèse biblique, que certains théologiens comme le père Tromp pensaient devoir défendre. En effet, les exemples qui suivent dans le De fontibus Revelationis sont révélateurs d’une réticence, d’une méfiance face aux découvertes et aux premiers résultats de l’exégèse historico-critique. Ainsi, une préférence est affichée pour le texte de la Vulgate. De même est défendue l’exactitude historique des faits et paroles du Christ dans les Évangiles. Plutôt que d’accepter l’idée d’une communauté élaborant un texte inspiré au cours du temps, les auteurs inspirés sont décrits par le schéma comme des personnages historiques ayant reçu la Révélation de manière individuelle, en raison du concept d’inerrance pour lequel la crédibilité d’un livre inspiré se rapporte à la réalité historique de l’auteur supposé.
Réactions au premier schéma
Les propositions du schéma De fontibus Revelationis provoqueront de vives critiques donnant lieu à une controverse entre les Pères du concile [1], à tel point que l’on se posera la question de le retirer. Plus tard on songera même à arrêter définitivement le projet d’élaboration d’un texte constitutionnel sur la Révélation divine, la réflexion ne semblant pas assez mûre pour arriver à la production d’un texte satisfaisant. Cette dernière question fut soumise à un vote dont le résultat aurait normalement dû aboutir à une interruption du projet, mais le pape Jean XXIII prit l’initiative de faire refondre le schéma, afin de repartir sur une nouvelle impulsion à tendance plus œcuménique, en regard de la composition des membres chargés de l’élaboration du nouveau schéma.
Le théologien allemand Karl Rahner critiquera le schéma du père Tromp sur plusieurs points. Il dénoncera dans un premier temps le fait d’établir un cadre excluant d’emblée la possibilité d’un regard scientifique sur le sujet et tranchant donc des questions encore controversées pour les théologiens et exégètes. Rahner montrera notamment que le De fontibus Revelationis s’oppose à l’encyclique Divino Afflante Spiritu, promulguée vingt ans plus tôt (1943). En effet, celle-ci insistait sur la nécessité d’interpréter différemment les textes inspirés en fonction de leur genre littéraire (textes prophétiques, textes poétiques), ce que se refuse de faire le schéma du père Tromp.
La critique de Karl Rahner portera dans un second temps sur la façon de comprendre l’économie de la Révélation dans le De fontibus Revelationis. En effet, le schéma allait à l’encontre du concile de Trente qui partait du principe que la Révélation divine était une unique source qui se déployait à travers deux voies que sont l’Écriture et la Tradition. Selon Rahner c’est bien plutôt l’Écriture qui est norme pour la Tradition apostolique. Le secrétariat pour l’Unité formulera des propositions afin de changer l’orientation du schéma en faveur de la conception d’une unique source de laquelle seraient issues l’Écriture et la Tradition apostolique [2]. Dans cette ligne le père Yves Gongar – un autre théologien éminent du concile – insistera sur le lien étroit qui unit ces différentes sources que sont l’Écriture, la Tradition et l’Église.
Trois schémas verront le jour avant l’élaboration du texte définitif. Le plan de départ sera gardé dans ses grandes lignes avec cependant un ajout notable : le chapitre I sur « la révélation elle-même » présentant l’acte du Christ se manifestant dans l’histoire. Ce chapitre redonne en effet une dimension christologique à la Révélation, celle-ci ayant souvent été minimisée, voir oblitérée, dans la réflexion théologique préconciliaire sur la Révélation divine.
II – Contenu de la constitution
Une Révélation christologique
Le Christ se révèle dans l’histoire. Ce postulat, abordé dans le premier chapitre de la constitution, est en rupture avec une précédente présentation de la Révélation telle qu’on a pu la promulguer dans la période préconciliaire. Désormais avec Dei Verbum le Christ est au centre de la Révélation divine, ce qui n’était pas une évidence dans les représentations théologiques antérieures où le rôle du Christ était effacé dans l’annonce de la Révélation. Le Christ n’était pas présenté comme l’objet de la Révélation ; ce sera chose faite avec Dei Verbum au chapitre I de la constitution (§ 2 et 4). Dans l’économie de la Révélation, le Christ est le mode de la Révélation divine : l’Ancien Testament l’annonce (DV 3 et 15). Dans la conception de Dei Verbum le croyant n’est donc plus soumis à un ensemble de vérités à croire mais est en relation avec la personne du Christ qui achève et accomplit la Révélation (DV 4).
Unité de l’Écriture et de la Tradition
À l’encontre de la théorie des deux sources, Dei Verbum affirmera l’unité profonde entre Écriture et Tradition, comme étant deux voies issues d’une même source :
La sainte Tradition et la Sainte Écriture sont donc reliées et communiquent étroitement entre elles. Car toutes deux, jaillissant de la même source divine, ne forment pour ainsi dire qu’un tout et tendent à une même fin.
La sainte Tradition et la Sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la Parole de Dieu, confié à l’Église […]. Il est donc clair que la sainte Tradition, la Sainte Écriture et le Magistère de l’Église, selon le très sage dessein de Dieu, sont tellement reliés et solidaires entre eux qu’aucune de ces réalités ne subsiste sans les autres, et que toutes ensemble, chacune à sa manière, sous l’action du seul Esprit Saint, elles contribuent efficacement au salut des âmes.
Le rapport entre Écriture et Tradition
La théorie des deux sources prenait le risque d’une fracture irréconciliable pour le dialogue œcuménique. En effet, prétendre à la nécessité d’une Tradition supplantant l’Écriture aurait eu pour conséquence de supprimer une base commune de dialogue à partir de l’Écriture (le dialogue avec le monde protestant tenant la sola scriptura). Mais le schéma De fontibus Revelationis allait avant tout à l’encontre du concile de Trente, comme l’avait fait remarquer Karl Rahner, et aussi à l’encontre d’une tradition interprétative telle qu’ont pu la poser des Pères de l’Église comme Irénée de Lyon (Adversus Hæreses, III, Pr, 1-5) dont on venait de redécouvrir très récemment toute la richesse théologique sur le sujet [3].
Une Tradition apostolique « vivante »
Dans le schéma du père Tromp la Révélation était surtout perçue comme un ensemble de vérités à croire. L’évolution qui suivra la controverse entre les pères du concile conduira à retenir une définition de la Tradition où celle-ci est alors perçue comme vivante et dynamique, avec l’idée d’une progression dans l’explicitation du donné révélé (DV 8), celui-ci étant fixé une fois pour toutes à la période apostolique (DV 7 et 20) :
Ainsi l’Église, tandis que les siècles s’écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu’à ce que soient accomplies en elle les paroles de Dieu.
Le dogme n’est donc plus perçu comme un ensemble figé de vérités révélées ; ce qui est révélé est donné en plénitude et de manière définitive par le Christ, à la mort du dernier apôtre, et peut être sans cesse approfondi au fil des générations de croyants.
L’inspiration et son articulation avec un regard scientifique
Dei Verbum, dans son paragraphe 12, confirme la position de l’encyclique Divino Afflante Spiritu quant à la nécessité de s’appuyer sur les recherches de l’exégèse afin d’interpréter au mieux les textes bibliques. Il demande aussi de tenir compte des genres littéraires. Un travail scientifique est donc admis en préalable à toute interprétation du texte inspiré.
D’autre part la constitution Dei Verbum ne cherchera pas à lier ce qui est du domaine scientifique avec ce qui est du domaine théologique : qu’un texte biblique ait pu être élaboré par un unique auteur inspiré ou qu’il le fut par une collectivité n’enlève rien à la valeur de son contenu. Par là même, le problème de l’inerrance ne se pose plus en ces termes. Sur ce type de questions d’ordre scientifique, Dei Verbum ne cherchera pas à trancher, non seulement parce que les recherches n’étaient pas encore suffisamment abouties dans ce domaine, mais aussi parce que le concile ne se donnait pas le droit de le faire. En effet ce dernier estimait devoir être à l’écoute des résultats des recherches scientifiques et ne se donnait pas le droit de trancher sur les questions historiques. Les délimitations entre ce qui est du domaine de la foi et ce qui est du domaine de la science seront nettement distinguées avec Dei Verbum. Le texte définitif de la constitution abandonnera donc la doctrine de l’inerrance avancée dans le premier schéma (selon cette doctrine, la Bible présentait non seulement la Révélation, mais aussi des vérités historiques et scientifiques). Dei Verbum gardera par contre l’idée selon laquelle l’auteur inspiré coopère dans la Révélation et n’est donc plus perçu comme un simple instrument de celle-ci (déjà dans Divino Afflante Spiritu, 1943).
Toujours dans cette ligne, et dans une perspective œcuménique, la constitution encouragera les communautés à produire de nouvelles traductions bibliques en langues vernaculaires. Par souci de dialogue et d’unité, Dei Verbum encouragera la coopération avec d’autres communautés catholiques.
L’Église en dépendance de la Parole
Nous avons dit plus haut que la Tradition devait être à l’écoute de la Parole de Dieu, qu’elle est sa règle. Le concile ira encore plus loin dans sa définition de la Révélation divine, en annonçant que cette parole est nourriture pour toute l’Église : de même que l’Église se nourrit du pain de vie, elle doit se nourrir de la Parole de Dieu.
L’Église a toujours vénéré les divines Écritures, comme elle le fait aussi pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse pas, surtout dans la sainte liturgie, de prendre le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu et sur celle du Corps du Christ, pour l’offrir aux fidèles.
Pour cette raison, tout ce qui contribue à répandre la Parole et à en favoriser la lecture est encouragé.
Conclusion
Par la richesse de sa réflexion – produite dans un bienveillant souci d’unité et d’ouverture au monde – la constitution Dei Verbum contribuera à élargir l’horizon des réflexions théologiques sur la Révélation chrétienne, en permettant un renouvellement dans le dialogue, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église catholique. Elle permettra d’ouvrir de nouvelles perspectives de dialogues entre Églises séparées, mais encore de mieux vivre le mystère chrétien, par une cohérence retrouvée du donné révélé, grâce à un recentrage sur la personne du Dieu incarné, origine et fin de toute chose.
Notes
[1] Le père Yves Congar nous rapporte les trois positions tenues par les pères du concile : 1. la théorie des deux sources avec une Tradition apostolique indépendante de l’Écriture ; 2. la Tradition posée comme déploiement du contenu des Écritures ; 3. la Tradition subordonnée à l’Écriture.
[2] Proposition du secrétariat de l’unité : « Que l’Écriture et la Tradition ne soient pas présentées comme deux moyens parallèles et indépendants de transmission de la vérité, mais comme intimement liées ; que le concile s’abstienne de toute expression qui exclurait l’opinion selon laquelle toutes les vérités révélées sont d’une certaine façon contenues ou suggérées dans les Écritures ; que la tradition soit présentée comme le processus vivant par lequel l’Esprit guide l’Église vers une pleine connaissance des vérités révélées, afin que cette tradition n’apparaisse pas comme une simple transmission mécanique de doctrines bien connues et exprimées depuis le début ».
[3] Cf. l’excellent article de André BENOÎT : « Écriture et Tradition chez Saint Irénée » in Revue d’histoire et de philosophie religieuse n° 40, Paris, 1960, p. 32-43.