Dans la nouvelle série de catéchèses, nous avons tout d’abord cherché à mieux comprendre ce qu’est l’Église, quelle est l’idée que le Seigneur se fait de cette nouvelle famille. Nous avons ensuite dit que l’Église existe dans les personnes. Et nous avons vu que le Seigneur a confié cette nouvelle réalité, l’Église, aux douze Apôtres. A présent, nous voulons les voir un par un, pour comprendre à travers les personnes ce que signifie vivre l’Église, ce que signifie suivre Jésus. Commençons par saint Pierre.
Après Jésus, Pierre est le personnage le plus célèbre et le plus cité dans les écrits du Nouveau Testament : il est mentionné 154 fois avec le surnom de Pétros, « pierre », « roc », qui est la traduction en grec du nom araméen qui lui a été directement donné par Jésus, Kefa, attesté neuf fois, en particulier dans les lettres de Paul ; on doit ensuite ajouter le nom fréquemment utilisé Simòn (75 fois), qui est la forme grécisée de son nom juif original Simeòn (2 fois : Actes 15, 14 ; 2 P 1, 1). Fils de Jean (cf. Jn 1, 42) ou, dans la forme araméenne, bar-Jona, fils de Jonas (cf. Mt 16, 17), Simon était de Béthsaïde (cf. Jn 1, 44), une petite ville à l’est de la mer de Galilée, dont provenaient également Philippe et naturellement André, frère de Simon. Sa façon de parler trahissait l’accent de Galilée. Lui aussi, comme son frère, était pêcheur : avec la famille de Zébédée, père de Jacques et de Jean, il dirigeait une petite activité de pêche sur le Lac de Génésareth (cf. Lc 5, 10). Il devait donc jouir d’une certaine aisance économique et était animé par un intérêt religieux sincère, par un désir de Dieu – il désirait que Dieu intervienne dans le monde – un désir qui le poussa à se rendre avec son frère jusqu’en Judée pour suivre la prédication de Jean le Baptiste (Jn 1, 35-42).
C’était un juif croyant, pratiquant, confiant dans la présence agissante de Dieu dans l’histoire de son peuple, et attristé de ne pas en voir l’action puissante dans les événements dont il était alors le témoin. Il était marié et sa belle-mère, guérie un jour par Jésus, vivait dans la ville de Capharnaüm, dans la maison où Simon logeait lui aussi lorsqu’il était dans cette ville (cf. Mt 8, 14sq ; Mc 1, 29sq ; Lc 4, 38sq). De récentes fouilles archéologiques ont permis de mettre à jour, sous le pavement en mosaïque octogonal d’une petite église byzantine, les traces d’une église plus antique installée dans cette maison, comme l’attestent les inscriptions comportant des invocations à Pierre. Les Évangiles nous informent que Pierre appartient aux quatre premiers disciples du Nazaréen (cf. Lc 5, 1-11), auxquels s’en ajoute un cinquième, selon la coutume de chaque Rabbi d’avoir cinq disciples (cf. Lc 5, 27 : appel de Levi). Lorsque Jésus passera de cinq à douze disciples (cf. Lc 9, 1-6), la nouveauté de sa mission sera claire : Il n’est pas un rabbin parmi tant d’autres, mais il est venu rassembler l’Israël eschatologique, symbolisé par le nombre douze, qui était celui des tribus d’Israël.
Simon apparaît dans les Évangiles avec un caractère décidé et impulsif ; il est disposé à faire valoir ses propres raisons, même par la force (que l’on pense à l’usage de l’épée au Jardin des Oliviers : cf. Jn 18, 10sq). Dans le même temps, il est parfois naïf et peureux, mais cependant honnête, jusqu’au repentir le plus sincère (cf. Mt 26, 75). Les Évangiles permettent d’en suivre pas à pas l’itinéraire spirituel. Le point de départ est l’appel de Jésus. Il a lieu un jour quelconque, alors que Pierre est occupé à son travail de pêcheur. Jésus se trouve sur les rives du lac de Génésareth et la foule se bouscule autour de lui pour l’écouter. Le nombre des auditeurs crée un certain malaise. Le Maître voit deux barques ancrées au bord de la rive ; les pêcheurs sont descendus et lavent les filets. Il demande alors à monter sur la barque, celle de Simon, et le prie de s’éloigner de la terre. S’étant assis sur cette chaire improvisée, il se met à enseigner les foules de la barque (cf. Lc 5, 1-3). Et ainsi, la barque de Pierre devient la Chaire de Jésus. Lorsqu’il a fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez les filets pour prendre du poisson ». Simon répond : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ton ordre, je vais jeter les filets » (Lc 5, 4-5). Jésus, qui était menuisier, n’était pas un expert en pêche : pourtant, Simon le pêcheur se fie à ce Rabbi, qui ne lui donne pas de réponse mais l’appelle à avoir confiance. Sa réaction devant la pêche miraculeuse est d’émerveillement et d’agitation : « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un homme pécheur » (Lc 5, 8). Jésus répond en l’invitant à la confiance et à s’ouvrir à un projet qui dépasse toutes ses perspectives : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc 5, 10). Pierre ne pouvait pas encore imaginer qu’un jour, il serait arrivé à Rome et aurait été ici « pêcheur d’hommes », pour le Seigneur. Il accepte cet appel surprenant, de se laisser entraîner dans cette grande aventure : il est généreux, il reconnaît ses limites, mais il croit en celui qui l’appelle et suit le rêve de son cœur. Il dit oui – un oui courageux et généreux -, et devient le disciple de Jésus.
Pierre vivra un autre moment significatif de son chemin spirituel aux alentours de Césarée de Philippe, lorsque Jésus pose une question précise aux disciples : « Pour les gens, qui suis-je? » (Mc 8, 27). Jésus ne se contente cependant pas de la réponse par ouï-dire. Il attend de la part de ceux qui ont accepté de s’engager personnellement avec Lui une prise de position personnelle. C’est pourquoi, il insiste : « Pour vous, qui suis-je? » (Mc 8, 29). Et Pierre répond également au nom des autres : « Tu es le Christ » (ibid.), c’est-à-dire le Messie. Cette réponse de Pierre, « ce n’est pas la chair et le sang qui [lui] ont révélé cela », mais elle lui fut donnée par le Père qui est aux cieux (cf. Mt 16, 17), et elle contient comme en germe la future confession de foi de l’Église. Toutefois, Pierre n’avait pas encore compris le contenu profond de la mission messianique de Jésus, le nouveau sens de cette parole : Messie. Il le démontre peu après, en laissant comprendre que le Messie qu’il poursuit dans ses rêves est très différent du véritable projet de Dieu. Devant l’annonce de la passion, il se scandalise et proteste en suscitant la vive réaction de Jésus (cf. Mc 8, 32-33). Pierre veut un Messie « homme divin », qui accomplisse les attentes des gens en imposant sa puissance à tous : c’est également notre désir que le Seigneur impose sa puissance et transforme immédiatement le monde ; Jésus se présente comme le « Dieu humain », le serviteur de Dieu, qui bouleverse les attentes de la foule en prenant un chemin d’humilité et de souffrance. C’est la grande alternative, que nous aussi, nous devons toujours apprendre à nouveau : privilégier nos propres attentes en repoussant Jésus ou accueillir Jésus dans la vérité de sa mission et mettre de côté les attentes trop humaines. Pierre – impulsif comme il l’est – n’hésite pas à prendre Jésus à part et à lui faire des reproches. La réponse de Jésus anéantit toutes ses fausses attentes, lorsqu’il le rappelle à la conversion et à le suivre : « Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mc 8, 33). Ce n’est pas à toi de m’indiquer la route, moi, je choisis mon chemin, et toi, remets-toi à ma suite.
Pierre apprend ainsi ce que signifie véritablement suivre Jésus. C’est son deuxième appel, semblable à celui d’Abraham dans Gn 22, après celui de Gn 12 : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi et pour l’Évangile la sauvera » (Mc 8, 34-35). C’est la loi exigeante de la sequela Christi : il faut savoir renoncer, si nécessaire, au monde entier pour sauver les vraies valeurs, pour sauver son âme, pour sauver la présence de Dieu dans le monde (cf. Mc 8, 36-37). Bien qu’avec difficulté, Pierre accueille l’invitation et poursuit son chemin sur les traces du Maître.
Et il me semble que ces diverses conversions de saint Pierre et sa figure tout entière sont un grand réconfort et un grand enseignement pour nous. Nous aussi, nous avons le désir de Dieu, nous aussi, nous voulons être généreux, mais nous aussi, nous attendons que Dieu soit fort dans le monde et transforme immédiatement le monde selon nos idées, selon les besoins que nous constatons. Dieu choisit une autre voie. Dieu choisit la voie de la transformation des cœurs dans la souffrance et dans l’humilité. Et nous, comme Pierre, nous devons toujours nous convertir à nouveau. Nous devons suivre Jésus et non pas le précéder : c’est Lui qui nous montre la route. Ainsi, Pierre nous dit : Tu penses connaître la recette et devoir transformer le christianisme, mais c’est le Seigneur qui connaît le chemin. C’est le Seigneur qui me dit, qui te dit : Suis-moi ! Et nous devons avoir le courage et l’humilité de suivre Jésus, car Il est le Chemin, la Vérité, et la Vie.
Pierre, l’Apôtre
Dans ces catéchèses, nous méditons sur l’Église. Nous avons dit que l’Église vit dans les personnes et, dans la dernière catéchèse, nous avons donc commencé à méditer sur les figures de chaque apôtre, en commençant par saint Pierre. Nous avons vu deux étapes décisives de sa vie : l’appel sur les rives du Lac de Galilée, puis la confession de foi : « Tu es le Christ, le Messie ». Une confession, avons-nous dit, encore insuffisante, à ses débuts et qui est toutefois ouverte. Saint Pierre se place sur un chemin de « sequela ». Ainsi, cette confession initiale contient déjà en elle, comme en germe, la future foi de l’Église. Aujourd’hui, nous voulons considérer deux autres événements importants de la vie de saint Pierre : la multiplication des pains – nous avons entendu dans le passage qui vient d’être lu la question du Seigneur et la réponse de Pierre – et ensuite le Seigneur qui appelle Pierre à être pasteur de l’Église universelle.
Commençons par l’épisode de la multiplication des pains. Vous savez que la foule avait écouté le Seigneur pendant des heures. A la fin, Jésus dit : ils sont fatigués, ils ont faim, nous devons donner à manger à ces gens. Les apôtres demandent : mais comment ? Et André, le frère de Pierre, attire l’attention de Jésus sur un jeune garçon, qui portait avec lui cinq pains et deux poissons. Mais cela est bien peu pour tant de personnes, disent les Apôtres. Alors le Seigneur fait asseoir la foule et distribuer ces cinq pains et ces deux poissons. Et tous se rassasient. Le Seigneur charge même les Apôtres, et parmi eux Pierre, de recueillir les restes abondants : douze paniers de pain (cf. Jn 6, 12, 13). Par la suite, la foule, voyant ce miracle, – qui semble être le renouvellement, tant attendu, d’une nouvelle « manne », du don du pain du ciel – veut en faire son roi. Mais Jésus n’accepte pas et se retire sur la montagne, pour prier tout seul. Le jour suivant, sur l’autre rive du lac, dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus interpréta le miracle, – non dans le sens d’une royauté sur Israël avec un pouvoir de ce monde de la façon espérée par la foule, mais dans le sens d’un don de soi : « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » (Jn 6, 51). Jésus annonce la croix, et avec la croix, la véritable multiplication des pains, le pain eucharistique – sa façon absolument nouvelle d’être roi, une façon totalement contraire aux attentes des gens.
Nous pouvons comprendre que ces paroles du Maître – qui ne veut pas accomplir chaque jour une multiplication des pains, qui ne veut pas offrir à Israël un pouvoir de ce monde, – apparaissent véritablement difficiles, et même inacceptables pour les gens. « Il donne sa chair » : qu’est-ce que cela signifie ? Pour les disciples aussi, ce que Jésus dit à ce moment-là apparaît inacceptable. C’était et c’est pour notre cœur, pour notre mentalité, un discours « dur », qui met la foi à l’épreuve (cf. Jn 6, 60). Beaucoup de disciples se rétractèrent. Ils voulaient quelqu’un qui renouvelle réellement l’Etat d’Israël, de son peuple, et non pas quelqu’un qui disait : « Je donne ma chair ». Nous pouvons imaginer que les paroles de Jésus étaient difficiles également pour Pierre, qui à Césarée de Philippe, s’était opposé à la prophétie de la croix. Et toutefois, lorsque Jésus demanda aux Douze : « Voulez-vous partir, vous aussi? », Pierre réagit avec l’élan de son cœur généreux, guidé par l’Esprit Saint. Au nom de tous, il répondit par les paroles immortelles, qui sont aussi les nôtres : « Seigneur, vers qui pourrions-nous aller ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Quant à nous, nous croyons, et nous savons que tu es le Saint, le Saint de Dieu » (cf. Jn 6, 66-69).
Ici, comme à Césarée, Pierre entame à travers ses paroles la confession de foi christologique de l’Église et devient également la voix des autres Apôtres et de nous, croyants de tous les temps. Cela ne veut pas dire qu’il avait déjà compris le mystère du Christ dans toute sa profondeur. Sa foi était encore à ses débuts, une foi en marche ; il ne serait arrivé à la véritable plénitude qu’à travers l’expérience des événements pascals. Mais toutefois, il s’agissait déjà de foi, une foi ouverte aux réalités plus grandes – ouverte surtout parce que ce n’était pas une foi en quelque chose, c’était une foi en Quelqu’un : en Lui, le Christ. Ainsi, notre foi également est toujours une foi qui commence et nous devons encore accomplir un grand chemin. Mais il est essentiel que ce soit une foi ouverte et que nous nous laissions guider par Jésus, car non seulement Il connaît le Chemin, mais il est le Chemin.
Cependant, la générosité impétueuse de Pierre ne le sauve pas des risques liés à la faiblesse humaine. Du reste, c’est ce que nous aussi, nous pouvons reconnaître sur la base de notre vie. Pierre a suivi Jésus avec élan, il a surmonté l’épreuve de la foi, en s’abandonnant à Lui. Toutefois, le moment vient où lui aussi cède à la peur et chute : il trahit le Maître (cf. Mc 14, 66-72). L’école de la foi n’est pas une marche triomphale, mais un chemin parsemé de souffrances et d’amour, d’épreuves et de fidélité à renouveler chaque jour. Pierre, qui avait promis une fidélité absolue, connaît l’amertume et l’humiliation du reniement : le téméraire apprend l’humilité à ses dépends. Pierre doit apprendre lui aussi à être faible et à avoir besoin de pardon. Lorsque finalement son masque tombe et qu’il comprend la vérité de son cœur faible de pécheur croyant, il éclate en sanglots de repentir libérateurs. Après ces pleurs, il est désormais prêt pour sa mission.
Un matin de printemps, cette mission lui sera confiée par Jésus ressuscité. La rencontre aura lieu sur les rives du lac de Tibériade. C’est l’évangéliste Jean qui nous rapporte le dialogue qui a lieu en cette circonstance entre Jésus et Pierre. On y remarque un jeu de verbes très significatif. En grec, le verbe « filéo » exprime l’amour d’amitié, tendre mais pas totalisant, alors que le verbe « agapáo » signifie l’amour sans réserves, total et inconditionné. La première fois, Jésus demande à Pierre : « Simon… m’aimes-tu (agapls-me) » de cet amour total et inconditionné (Jn 21, 15) ? Avant l’expérience de la trahison, l’Apôtre aurait certainement dit : « Je t’aime (agapô-se) de manière inconditionnelle ». Maintenant qu’il a connu la tristesse amère de l’infidélité, le drame de sa propre faiblesse, il dit avec humilité : « Seigneur, j’ai beaucoup d’amitié pour toi (filô-se) », c’est-à-dire « je t’aime de mon pauvre amour humain ». Le Christ insiste : « Simon, m’aimes-tu de cet amour total que je désire? ». Et Pierre répète la réponse de son humble amour humain : « Kyrie, filô-se », « Seigneur, j’ai beaucoup d’amitié pour toi, comme je sais aimer ». La troisième fois, Jésus dit seulement à Simon : « Fileîs-me?, « As-tu de l’amitié pour moi? ». Simon comprend que son pauvre amour suffit à Jésus, l’unique dont il est capable, mais il est pourtant attristé que le Seigneur ait dû lui parler ainsi. Il répond donc : « Seigneur, tu sais tout : tu sais combien j’ai d’amitié pour toi » (filô-se) ». On pourrait dire que Jésus s’est adapté à Pierre, plutôt que Pierre à Jésus ! C’est précisément cette adaptation divine qui donne de l’espérance au disciple, qui a connu la souffrance de l’infidélité. C’est de là que naît la confiance qui le rendra capable de la sequela Christi jusqu’à la fin : « Jésus disait cela pour signifier par quel genre de mort Pierre rendrait gloire à Dieu. Puis il lui dit encore : « Suis-moi » » (Jn 21, 19).
À partir de ce jour, Pierre a « suivi » le Maître avec la conscience précise de sa propre fragilité ; mais cette conscience ne l’a pas découragé. Il savait en effet pouvoir compter sur la présence du Ressuscité à ses côtés. De l’enthousiasme naïf de l’adhésion initiale, en passant à travers l’expérience douloureuse du reniement et des pleurs de la conversion, Pierre est arrivé à mettre sa confiance en ce Jésus qui s’est adapté à sa pauvre capacité d’amour. Et il nous montre ainsi le chemin à nous aussi, malgré toute notre faiblesse. Nous savons que Jésus s’adapte à notre faiblesse. Nous le suivons, avec notre pauvre capacité d’amour et nous savons que Jésus est bon et nous accepte. Cela a été pour Pierre un long chemin qui a fait de lui un témoin fiable, « pierre » de l’Église, car constamment ouvert à l’action de l’Esprit de Jésus. Pierre lui-même se qualifiera de : « témoin de la passion du Christ, et je communierai à la gloire qui va se révéler » (1 P 5, 1). Lorsqu’il écrira ces paroles, il sera désormais âgé, en route vers la conclusion de sa vie qu’il scellera par le martyre. Il sera alors en mesure de décrire la joie véritable et d’indiquer où on peut la puiser : la source est le Christ, auquel on croit et que l’on aime avec notre foi faible mais sincère, malgré notre fragilité. C’est pourquoi, il écrira aux chrétiens de sa communauté, et il nous le dit à nous aussi : « Lui que vous aimez sans l’avoir vu, en qui vous croyez sans le voir encore ; et vous tressaillez d’une joie inexprimable qui vous transfigure, car vous allez obtenir votre salut qui est l’aboutissement de votre foi » (1 P 1, 8-9).
Pierre, le roc sur lequel le Christ a fondé l’Église
Nous reprenons les catéchèses hebdomadaires que nous avons commencées ce printemps. Dans la dernière, il y a quinze jours, j’ai parlé de Pierre comme du premier des Apôtres. Nous voulons aujourd’hui revenir encore une fois sur cette grande et importante figure de l’Église. L’évangéliste Jean, racontant la première rencontre de Jésus avec Simon, frère d’André, souligne un fait singulier : Jésus, « posa son regard sur lui et dit : « Tu es Simon, fils de Jean ; tu t’appelleras Képha » (ce qui veut dire : pierre) » (Jn 1, 42). Jésus n’avait pas l’habitude de changer le nom de ses disciples : à l’exception de la dénomination de « fils du tonnerre », adressée dans une circonstance précise aux fils de Zébédée (cf. Mc 3, 17) et qui ne fut plus utilisée par la suite, Il n’a jamais attribué un nouveau nom à l’un de ses disciples. Il l’a fait en revanche avec Simon, l’appelant Kepha, un nom qui fut ensuite traduit en grec Petros, en latin Petrus, et il fut traduit précisément parce qu’il ne s’agissait pas seulement d’un nom ; c’était un « mandat », que Petrus recevait de cette façon du Seigneur. Le nouveau nom Petrus reviendra plusieurs fois dans les Évangiles et finira par supplanter le nom originel Simon.
Cette information acquiert une importance particulière si l’on tient compte du fait que, dans l’Ancien Testament, le changement du nom préfigurait en général une mission qui est confiée (cf. Gn 17, 5 ; 32, 28sq. etc.). De fait, la volonté du Christ d’attribuer à Pierre une importance particulière au sein du Collège apostolique résulte de nombreux indices : à Capharnaüm, le Maître va loger dans la maison de Pierre (Mc 1, 29) ; lorsque la foule se presse autour de lui sur les rives du lac de Génésareth, entre les deux barques qui y sont amarrées, Jésus choisit celle de Simon (Lc 5, 3) ; lorsque, dans des circonstances particulières, Jésus ne se fait accompagner que par trois disciples, Pierre est toujours rappelé comme le premier du groupe : c’est le cas lors de la résurrection de la fille de Jaïre (cf. Mc 5, 37 ; Lc 8, 51), de la Transfiguration (cf. Mc 9, 2 ; Mt 17, 1 ; Lc 9, 28) et enfin, au cours de l’agonie dans le Jardin du Gethsémani (cf. Mc 14, 33 ; Mt 26, 37). Et encore : c’est à Pierre que s’adressent les percepteurs de la taxe du Temple, et le Maître paie pour lui-même et pour Pierre uniquement (cf. Mt 17, 24-27) ; c’est à Pierre qu’Il lave les pieds en premier lors de la Dernière Cène (cf. Jn 13, 6) et c’est seulement pour lui qu’il prie afin que sa foi ne disparaisse pas et qu’il puisse ensuite confirmer en celle-ci les autres disciples (cf. Lc 22, 30-31).
Du reste, Pierre lui-même est conscient de sa position particulière : c’est lui qui souvent, également au nom des autres, parle en demandant l’explication d’une parabole difficile (Mt 15, 15), ou le sens exact d’un précepte (Mt 18, 21), ou bien encore la promesse formelle d’une récompense (Mt 19, 27). C’est lui en particulier qui résout certaines situations embarrassantes en intervenant au nom de tous. Ainsi, lorsque Jésus, attristé en raison de l’incompréhension de la foule après le discours sur le « pain de vie », demande : « Voulez-vous partir vous aussi? », la réponse de Pierre est ferme : « Seigneur, vers qui pourrions-nous aller ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (cf. Jn 6, 67-69). C’est également de manière décidée qu’il prononce la profession de foi, encore au nom des Douze, dans les environs de Césarée de Philippe. A Jésus qui demande : « Et vous, que dites-vous ? Pour vous, qui suis-je? », Pierre répond : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant! » (Mt 16, 15-16). En réponse, Jésus prononce alors la déclaration solennelle qui définit, une fois pour toutes, le rôle de Pierre dans l’Église : « Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église… Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux : tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux » (Mt 16, 18-19). Les trois métaphores auxquelles Jésus a recours sont en elles-mêmes très claires : Pierre sera le fondement rocheux sur lequel reposera l’édifice de l’Église ; il aura les clefs du Royaume des cieux pour ouvrir ou fermer à qui lui semblera juste ; enfin, il pourra lier ou délier, au sens où il pourra établir ou interdire ce qu’il con-sidérera nécessaire pour la vie de l’Église, qui est et qui demeure au Christ. Elle est toujours l’Église du Christ, et non de Pierre. C’est ainsi qu’est décrit par des images d’une évidence plastique ce que la réflexion successive appellera le « primat de juridiction ».
Cette position de prééminence que Jésus a voulu conférer à Pierre se retrouve également après la résurrection : Jésus charge les femmes d’en porter l’annonce à Pierre, de manière distincte par rapport aux autres Apôtres (cf. Mc 16, 7) ; c’est à lui et à Jean que s’adresse Marie-Madeleine pour informer que la pierre a été déplacée devant l’entrée du sépulcre (cf. Jn 20, 2) et Jean lui cédera le pas lorsque tous les deux arriveront devant la tombe vide (cf. Jn 20, 4-6) ; ce sera ensuite Pierre, parmi les Apôtres, le premier témoin d’une apparition du Ressuscité (cf. Lc 24, 34 ; 1 Co 15, 5). Son rôle, clairement souligné (cf. Jn 20, 3-10), marque la continuité entre la prééminence qu’il a eue dans le groupe apostolique et la prééminence qu’il continuera à avoir au sein de la communauté née avec les événements pascals, comme l’atteste le livre des Actes (cf. 1, 15-26 ; 2, 14-40 ; 3, 12-26 ; 4, 8-12 ; 5, 1-11.29 ; 8, 14-17 ; 10 ; etc.). Son comportement est considéré à ce point décisif qu’il est au centre de remarques et également de critiques (cf. Ac 11, 1-18 ; Ga 2, 11-14). Au Concile dit de Jérusalem, Pierre exerce une fonc-tion directive (cf. Ac 15 et Ga 2, 1-10), et c’est précisément parce qu’il est un témoin de la foi authentique que Paul lui-même reconnaîtra en lui une certaine qualité de « premier » (cf. 1 Co 15, 5 ; Ga 1, 18 ; 2, 7sq. ; etc.). Ensuite, le fait que plusieurs des textes clefs se référant à Pierre puissent être reconduits au contexte de la Dernière Cène, où le Christ confère à Pierre le ministère de confirmer ses frères (cf. Lc 22, 31sq.), montre comment l’Église qui naît du mémorial pascal célébré dans l’Eucharistie trouve dans le ministère confié à Pierre l’un de ses éléments constitutifs.
Ce cadre du Primat de Pierre situé lors de la Dernière Cène, au moment de l’institution de l’Eucharistie, Pâque du Seigneur, indique également le sens ultime de ce Primat : Pierre, en tout temps, doit être le gardien de la communion avec le Christ ; il doit guider à la communion avec le Christ ; il doit prendre garde à ce que la chaîne ne se brise pas et que puisse ainsi perdurer la communion universelle. Ce n’est qu’ensemble que nous pouvons être avec le Christ, qui est le Seigneur de tous. La responsabilité de Pierre est de garantir ainsi la communion avec le Christ à travers la charité du Christ, en conduisant à la réalisation de cette charité dans la vie de chaque jour. Prions afin que le Primat de Pierre, confié aux pauvres personnes humaines, puisse toujours être exercé dans ce sens originel voulu par le Seigneur et puisse ainsi être toujours davantage reconnu dans sa véritable signification par nos frères qui ne sont pas encore en pleine communion avec nous.