Le Père de l’Église sur qui nous tournerons aujourd’hui notre attention sera saint Paulin de Nole. Contemporain de saint Augustin, à qui le liait une vive amitié, Paulin exerça son ministère en Campanie, à Nole, où il fut moine avant de devenir prêtre puis évêque. C’est pourtant d’Aquitaine, dans le midi de la France, qu’il était originaire, plus précisément de Bordeaux, où il était né au sein d’une famille haut placée. Il y reçut une éducation littéraire raffinée, sous le magistère d’Ausone, le poète. Il s’éloigna une première fois de son pays natal pour suivre précocement une carrière politique qui le mena à exercer, tout jeune encore, le rôle de gouverneur de Campanie. Dans cette charge publique, il se fit admirer pour ses dons de sagesse et de modération. Ce fut en cette période que la grâce fit germer en son cœur la semence de conversion. Il y était encouragé par le spectacle de la foi simple et intense avec laquelle le peuple honorait le tombeau d’un saint, le martyr Félix, dans le sanctuaire de ce qui est maintenant Cimitile. Comme responsable du bien public, Paulin, portant intérêt à ce sanctuaire, fit construire un hospice pour les pauvres et une route pour en faciliter l’accès aux nombreux pèlerins.
Alors qu’il œuvrait à la construction de la cité terrestre, il allait découvrir la voie de la cité céleste. La rencontre avec le Christ fut le point d’arrivée d’un cheminement laborieux, jalonné d’épreuves. De douloureuses circonstances, nées de l’amoindrissement de la faveur que lui accordait l’autorité politique, lui firent toucher du doigt combien les choses sont éphémères. Ayant découvert la foi, il allait écrire : « Sans le Christ, l’homme n’est que poussière et ombre » [1]. Désireux d’éclairer le sens de l’existence, il se rendit à Milan afin de se mettre à l’école d’Ambroise. Puis il compléta sa formation chrétienne dans son pays natal où il reçut le baptême des mains de l’évêque de Bordeaux, Delphin. Sur son parcours de foi se situe aussi le mariage. En effet, il épousa Thérésia, une pieuse et noble dame de Barcelone, dont il eut un fils. Il aurait continué à vivre en bon laïc chrétien si n’était intervenue la mort de l’enfant, à quelques jours de sa naissance, qui l’ébranla et lui montra que le dessein de Dieu sur sa vie était tout autre. Il se sentit en effet appelé à se vouer au Christ en une vie de rigoureux ascétisme.
Un évêque proche de son peuple
En plein accord avec son épouse Thérésia, il vendit ses biens au profit des pauvres, et ensemble il laissèrent l’Aquitaine pour Nole, où les deux époux s’installèrent à demeure sous la protection de saint Félix, près de sa basilique, vivant désormais chastement comme frère et sœur en une forme de vie à laquelle d’autres encore vinrent se joindre. Le rythme communautaire était de type monacal, mais Paulin qui, à Barcelone avait été ordonné au sacerdoce, commença à se consacrer en priorité au ministère sacerdotal auprès des pèlerins. Cela lui attira la sympathie et la confiance de la communauté chrétienne qui, à la mort de l’évêque, vers 409, voulut le choisir comme son successeur sur le siège de Nole. Son action pastorale s’intensifia, caractérisée par une attention particulière à l’égard des pauvres. L’image qu’il laissa est celle d’un authentique Pasteur de la charité, comme le décrit saint Grégoire le Grand au chapitre III de ses Dialogues, où Paulin est dépeint dans le geste héroïque de se livrer prisonnier à la place du fils d’une veuve. L’authenticité historique du fait est discutée, mais demeure la figure d’un évêque au grand cœur qui sut rester proche de son peuple dans les tristes circonstances des invasions barbares.
La conversion de Paulin impressionna ses contemporains. Son professeur Ausone, poète païen, se sentit « trahi » et lui adressa d’âpres remarques, lui reprochant, d’un côté, son « mépris », jugé insensé, pour les biens matériels, de l’autre, l’abandon de sa vocation littéraire. Paulin répondit que se donner aux pauvres ne signifie pas mépriser les biens terrestres, mais au contraire les mettre en valeur par un usage plus élevé, celui de la charité. Quant aux engagements littéraires, ce que Paulin avait abandonné n’était pas le talent poétique qu’il aurait continué à cultiver, mais les thèmes poétiques inspirés de la mythologie et des idéaux païens. Une esthétique nouvelle gouvernait désormais sa sensibilité : c’était de la beauté du Dieu incarné, crucifié et ressuscité, qu’il se faisait désormais le chantre. Il n’avait pas abandonné la poésie, en réalité, mais il trouvait désormais dans l’Évangile son inspiration, comme il le dit dans ce vers : « Pour moi, le seul art est la foi, et mon chant est le Christ » [2].
Saint Félix pour patron
Ses poèmes sont des chants de foi et d’amour, dans lesquels l’histoire quotidienne des petits et grands événements est recueillie comme histoire de salut, comme histoire de Dieu avec nous. Bon nombre d’entre eux, ceux que l’on appelle Poèmes de la naissance, sont en lien avec la fête annuelle du martyr Félix, qu’il avait choisi comme Patron céleste. En commémorant saint Félix, il visait à glorifier le Christ lui-même, convaincu qu’il était que l’intercession du saint lui avait obtenu la grâce de la conversion : « Dans ta lumière, avec joie j’ai aimé le Christ » [3]. Il voulut exprimer cette même idée en agrandissant l’espace du sanctuaire par une nouvelle basilique qu’il fit décorer de manière à ce que les peintures, illustrées de légendes appropriées, constituent pour les pèlerins une catéchèse visuelle. C’est ainsi qu’il expliquait son projet dans un poème dédié à un autre grand catéchète, saint Nicet de Remesiana [4], alors que celui-ci l’accompagnait dans la visite de ses basiliques : « Je veux te faire contempler les tableaux qui se déroulent en une longue série sur les murs des portiques peints […]. Il nous a semblé faire œuvre utile de représenter en peinture les thèmes sacrés dans toute la maison de Félix, avec l’espoir que, à la vue de ces images, la figure dépeinte suscite l’intérêt des esprits émerveillés des habitants » [5]. Et aujourd’hui encore, nous pouvons admirer les restes de ces réalisations, qui placent à bon droit le Saint de Nole parmi les figures marquantes de l’archéologie chrétienne.
Dans l’ermitage de Cimitile la vie se déroulait dans la pauvreté et la prière, toute nourrie par la lectio divina. L’Écriture lue, méditée, assimilée, était la lumière aux rayons de laquelle le saint de Nole scrutait son âme toute tendue vers la perfection. À qui restait admiratif de la décision qu’il avait prise d’abandonner les biens matériels, il rappelait que ce geste était bien loin de représenter une totale conversion déjà atteinte :
L’abandon ou la vente des biens temporels possédés en ce monde ne constitue pas l’accomplissement mais seulement le début de la course dans le stade ; ce n’est pas, pour ainsi dire, la ligne d’arrivée, mais seulement le point de départ. En effet, l’athlète ne gagne pas quand il se dépouille, parce qu’il dépose ses vêtements justement pour commencer à lutter, alors qu’il ne sera digne d’être couronné comme vainqueur que lorsqu’il aura combattu comme il se doit de le faire » [6].
Une théologie vécue
À côté de l’ascèse et de la Parole de Dieu, la charité ; dans la communauté monastique, les pauvres étaient chez eux. Paulin ne se contentait pas de leur faire l’aumône, il les accueillait comme s’ils avaient été le Christ en personne. Il avait réservé pour eux un quartier du monastère et, ce faisant, il ne lui semblait pas tant donner que recevoir, dans l’échange de dons entre l’accueil offert et la gratitude priante des assistés. Il appelait les pauvres ses « maîtres » [7] et, remarquant qu’ils étaient logés à l’étage inférieur, il aimait dire que leur prière servait de fondation à sa maison [8].
Saint Paulin n’écrivit pas de traités de théologie, mais ses vers et ses nombreuses épîtres sont riches d’une théologie vécue, tissée sur la Parole de Dieu, constamment scrutée comme une lumière pour la vie. En émerge particulièrement le sens de l’Église comme mystère d’unité. La communion était vécue surtout à travers une claire pratique de l’amitié spirituelle. Sur ce point, Paulin fut véritablement un maître, faisant de sa vie un carrefour d’esprits de premier plan : de Martin de Tours à Jérôme, d’Ambroise à Augustin, de Delphin de Bordeaux à Nicet de Remesiana, de Victrice de Rouen à Rufin d’Aquilée, de Pammaque à Sulpice Sévère et à tant d’autres encore, plus ou moins célèbres. C’est dans un tel climat que sont nées les pages intenses écrites à Augustin. Au-delà du contenu des lettres personnelles, ce qui impressionne c’est la chaleur avec laquelle notre saint chante l’amitié elle-même, comme une manifestation de l’unique corps du Christ animé par le Saint-Esprit. En voici un extrait significatif, au début de la correspondance entre les deux amis :
Il n’y a pas à s’étonner si nous, qui sommes éloignés l’un de l’autre, nous sommes présents l’un à l’autre et sans nous êtres connus nous nous connaissons, puisque nous sommes membres d’un seul corps, nous avons un unique chef, nous sommes irrigués par une unique grâce, nous vivons d’un seul pain, nous marchons sur une même route, nous habitons une même maison » [9].
Comme on le voit, c’est là une belle description de ce que signifie être chrétien, être le Corps du Christ, vivre dans la communion de l’Église. La théologie de notre temps a trouvé précisément dans ce concept de communion la clef de l’approche du mystère de l’Église. Que le témoignage de saint Paulin de Nole nous aide à sentir l’Église, comme nous la présente le Concile de Vatican II, un sacrement de l’union intime avec Dieu et ainsi de l’unité de nous tous, et finalement, de tout le genre humain [10]. Dans cette perspective je vous souhaite à tous un bon temps de l’Avent.
Notes
[1] Poème X, 289.
[2] « At nobis ars una fides, et musica Christus », Poème XX, 32.
[3] Poème XXI, 373.
[4] Moderne Pelanka en Croatie.
[5] Poème XXVII, 511, 580-583.
[6] Cf. Lettre XXIV, 7 à Suplice Sévère.
[7] Cf. Lettre XXIII, 11 à Pammaque.
[8] Poème XXI, 393-394.
[9] Lettre aux Éphésien 6, 2.
[10] Cf. Lumen Gentium 1.