Nous avons achevé nos réflexions sur les douze Apôtres directement appelés par Jésus au cours de sa vie terrestre. Aujourd’hui, nous commençons à aborder les figures d’autres personnages importants de l’Église primitive. Eux aussi ont donné leur vie pour le Seigneur, pour l’Évangile et pour l’Église. Il s’agit d’hommes et également de femmes, qui, comme l’écrit Luc dans le Livre des Actes « ont consacré leur vie à la cause de notre Seigneur Jésus Christ » (15, 26).
Le premier d’entre eux, appelé par le Seigneur lui-même, par le Ressuscité, à être lui aussi un véritable Apôtre, est sans aucun doute Paul de Tarse. Il brille comme une étoile de première grandeur dans l’histoire de l’Église, et non seulement celle des origines. Saint Jean Chrysostome l’exalte comme un personnage étant même supérieur à de nombreux anges et archanges (cf. Panégyrique, 7, 3). Dante Alighieri, dans la Divine Comédie, s’inspirant du récit de Luc dans les Actes (cf. 9, 15), le définit simplement comme un « vase d’élection » (Enfer 2, 28), ce qui signifie : instrument choisi de Dieu. D’autres l’ont appelé le « treizième Apôtre » – et il insiste réellement beaucoup sur le fait d’être un véritable Apôtre, ayant été appelé par le Ressuscité -, voire « le premier après l’Unique ». Certes, après Jésus, il est le personnage des origines sur lequel nous possédons le plus d’informations. En effet, nous possédons non seulement le récit qu’en fait Luc dans les Actes des Apôtres, mais également un groupe de Lettres qui proviennent directement de sa main et qui, sans intermédiaires, nous en révèlent la personnalité et la pensée. Luc nous informe que son nom originel était Saul (cf. Ac 7, 58 ; 8, 1 etc.), ou plutôt en hébreu Saoul (cf. Ac 9, 14.17 ; 22, 7.13 ; 26, 14), comme le roi Saül (cf. Ac 13, 21), et qu’il était un juif de la diaspora, la ville de Tarse étant située entre l’Anatolie et la Syrie. Il s’était rendu très tôt à Jérusalem pour étudier en profondeur la Loi de Moïse aux pieds du grand Rabbi Gamaliel (cf. Ac 22, 3). Il avait également appris un métier manuel et rude, la fabrication de tentes (cf. Ac 18, 3), qui devait ensuite lui permettre de pourvoir personnellement à son entretien sans peser sur les Églises (cf. Ac 20, 34 ; 1 Co 4, 12 ; 2 Co 12, 13-14).
Rencontrer la communauté de ceux qui se professaient les disciples du Christ fut un événement décisif pour lui. C’est par eux qu’il avait connu une foi nouvelle – un nouveau « chemin » comme l’on disait alors – , qui ne plaçait pas tant la Loi de Dieu en son centre, que plutôt la personne de Jésus, crucifié et ressuscité, auquel était désormais liée la rémission des péchés. En juif zélé, il considérait ce message comme inacceptable, et même scandaleux, et il se sentit donc en devoir de poursuivre les disciples du Christ, même en dehors de Jérusalem. Ce fut précisément sur le chemin de Damas, au début des années 30, que Saul, selon ses paroles, fut « ravi par le Christ » (Ph 3, 12). Alors que Luc raconte le fait avec une abondance de détails – comment la lumière du Ressuscité l’a touché et a profondément changé toute sa vie -, dans ses lettres Paul va droit à l’essentiel et parle non seulement de vision (cf. 1 Co 9, 1), mais d’illumination (cf. 2 Co 4, 6) et surtout de révélation et de vocation dans la rencontre avec le Ressuscité (cf. Ga 1, 15-16). En effet, il se définira explicitement « apôtre par vocation » (cf. Rm 1, 1 ; 1 Co 1, 1) ou « apôtre par la volonté de Dieu » (2 Co 1, 1 ; Ep 1, 1 ; Col 1, 1), comme pour souligner que sa conversion n’était pas le résultat d’un développement de pensées, de réflexions, mais le fruit d’une intervention divine, d’une grâce divine imprévisible. Dès lors, tout ce qui auparavant constituait pour lui une valeur devint paradoxalement, selon ses termes, une perte et des balayures (cf. Ph 3, 7-10). Et, à partir de ce moment-là, toutes ses énergies furent placées au service exclusif de Jésus Christ et de son Évangile. Son existence sera désormais celle d’un Apôtre souhaitant « se faire tout à tous » (1 Co 9, 22) sans réserves.
Une leçon très importante en découle pour nous : ce qui compte c’est de placer Jésus Christ au centre de sa propre vie, de manière à ce que notre identité soit essentiellement marquée par la rencontre, la communion avec le Christ et sa Parole. A sa lumière, toute autre valeur est rétablie et, en même temps, purifiée de résidus éventuels. Une autre leçon fondamentale offerte par Paul est le souffle universel qui caractérise son apostolat. Ressentant de manière aiguë le problème de l’accès des Gentils, c’est-à-dire des païens, à Dieu, qui en Jésus Christ crucifié et ressuscité offre le salut à tous les hommes sans exception, il se consacra à faire connaître cet Évangile, littéralement « bonne nouvelle », c’est-à-dire annonce de grâce destinée à réconcilier l’homme avec Dieu, avec lui-même et avec les autres. Dès le premier moment, il avait compris qu’il s’agissait d’une réalité qui ne concernait pas seulement les juifs ou un certain groupe d’hommes, mais qui avait une valeur universelle et concernait chacun, car Dieu est le Dieu de tous. Le point de départ de ses voyages fut l’Église d’Antioche de Syrie, où pour la première fois l’Évangile fut annoncé aux Grecs et où fut également forgé le nom de « chrétiens » (cf. Ac 11, 20.26), c’est-à-dire de croyants en Christ. De là, il se dirigea tout d’abord vers Chypre et ensuite, à plusieurs reprises, vers les régions de l’Asie mineure (Pisidie, Lycaonie, Galatie), puis vers celles d’Europe (Macédoine, Grèce). Les plus importantes furent les villes d’Ephèse, de Philippe, de Thessalonique, de Corinthe, sans toutefois oublier Beréa, Athènes et Milet.
Dans l’apostolat de Paul, les difficultés ne manquèrent pas, qu’il affronta avec courage par amour du Christ. Il rappelle lui-même avoir connu…
la fatigue… la prison… les coups… le danger de mort… : trois fois j’ai subi la bastonnade ; une fois, j’ai été lapidé ; trois fois, j’ai fait naufrage… ; souvent à pied sur les routes, avec les dangers des fleuves, les dangers des bandits, les dangers venant des juifs, les dangers venant des païens, les dangers de la ville, les dangers du désert, les dangers de la mer, les dangers des faux frères. J’ai connu la fatigue et la peine, souvent les nuits sans sommeil, la faim et la soif, les journées sans manger, le froid et le manque de vêtements, sans compter tout le reste : ma préoccupation quotidienne, le souci de toutes les Églises.
Dans un passage de la Lettre aux Romains (cf. 15, 24.28) transparaît son intention de pousser jusqu’à l’Espagne, à l’extrémité de l’Occident, pour annoncer partout l’Évangile, jusqu’aux extrémités de la terre connue jusque là. Comment ne pas admirer un tel homme ? Comment ne pas rendre grâce au Seigneur de nous avoir donné un Apôtre de cette envergure ? Il est clair qu’il ne lui aurait pas été possible d’affronter des situations si difficiles et parfois désespérées, s’il n’y avait pas eu une raison de valeur absolue, face à laquelle aucune limite ne pouvait être considérée comme infranchissable. Pour Paul, cette raison, nous le savons, est Jésus Christ, dont il écrit : « En effet l’amour du Christ nous saisit… afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux » (2 Co 5, 14-15) pour nous, pour tous.
De fait, l’Apôtre rendra le témoignage suprême du sang sous l’empereur Néron ici à Rome, où nous conservons et vénérons sa dépouille mortelle. Clément Romain, mon prédécesseur sur ce Siège apostolique au cours des dernières années du I siècle, écrivit ainsi à son propos : « En raison de la jalousie et de la discorde, Paul fut obligé de nous montrer comment on obtient le prix de la patience… Après avoir prêché la justice au monde entier, et après être parvenu jusqu’aux frontières extrêmes de l’Occident, il subit le martyre devant les gouvernants ; c’est ainsi qu’il partit de ce monde et rejoignit le lieu saint, devenu par cela le plus grand modèle de persévérance » (Aux Corinthiens, 5). Que le Seigneur nous aide à mettre en pratique l’exhortation que nous a laissée l’Apôtre dans ses Lettres : « Prenez-moi pour modèle ; mon modèle à moi, c’est le Christ » (1 Co 11, 1).
Le christocentrisme de Paul
Dans la catéchèse précédente, il y a quinze jours, je me suis efforcé de tracer les lignes essentielles de la biographie de l’Apôtre Paul. Nous avons vu de quelle manière la rencontre avec le Christ sur le chemin de Damas a littéralement révolutionné sa vie. Le Christ devint sa raison d’être et la motivation profonde de tout son travail apostolique. Dans ses lettres, après le nom de Dieu, qui apparaît plus de cinq cents fois, le nom qui est le plus souvent mentionné est celui du Christ (trois cent quatre-vingt fois). Il est donc important que nous nous rendions compte à quel point Jésus Christ peut influencer la vie d’un homme et donc également notre vie elle-même. En réalité, Jésus Christ est le sommet de l’histoire salvifique et donc la véritable marque de distinction dans le dialogue avec les autres religions.
En considérant Paul, nous pourrions formuler ainsi l’interrogation de fond : comment se produit la rencontre d’un être humain avec le Christ ? Et en quoi consiste la relation qui en découle ? La réponse donnée par Paul peut être divisée en deux temps. En premier lieu, Paul nous aide à comprendre la valeur absolument fondatrice et irremplaçable de la foi. Voilà ce qu’il écrit dans la Lettre aux Romains : « En effet, nous estimons que l’homme devient juste par la foi, indépendamment des actes prescrits par la loi de Moïse » (3, 28). Et il écrit ainsi dans la Lettre aux Galates :
Cependant nous le savons bien, ce n’est pas en observant la Loi que l’homme devient juste devant Dieu, mais seulement par la foi en Jésus Christ ; c’est pourquoi nous avons cru en Jésus Christ pour devenir des justes par la foi au Christ, mais non par la pratique de la loi de Moïse, car personne ne devient juste en pratiquant la Loi » (2, 16).
« Etre justifiés » signifie être rendus justes, c’est-à-dire accueillis par la justice miséricordieuse de Dieu, et entrer en communion avec Lui, et en conséquence, pouvoir établir une relation beaucoup plus authentique avec tous nos frères : et cela sur la base d’un pardon total de nos péchés. Et bien, de manière tout à fait claire, Paul dit que cette condition de vie ne dépend pas des éventuelles bonnes œuvres, mais d’une pure grâce de Dieu :
Lui qui leur donne [aux hommes] d’être des justes par sa seule grâce, en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus.
À travers ces paroles, saint Paul exprime le contenu fondamental de sa conversion, la nouvelle direction de sa vie, qui résulte de sa rencontre avec le Christ Ressuscité. Paul, avant la conversion, n’avait pas été un homme éloigné de Dieu et de sa Loi. Au contraire, il était observant, d’une observance fidèle jusqu’au fanatisme. A la lumière de la rencontre avec le Christ, il comprit cependant qu’avec cela, il avait cherché à se construire lui-même, sa propre justice, et qu’avec toute cette justice, il avait vécu pour lui-même. Il comprit qu’une nouvelle orientation de sa vie était absolument nécessaire. Et nous trouvons cette nouvelle orientation exprimée dans ces paroles :
Ma vie aujourd’hui dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et qui s’est livré pour moi.
Paul ne vit donc plus pour lui, pour sa propre justice. Il vit du Christ et avec le Christ : en se donnant lui-même, non plus en se cherchant et en se construisant lui-même. Telle est la nouvelle justice, la nouvelle orientation donnée par le Seigneur, donnée par la foi. Devant la croix du Christ, expression extrême de son don de soi, il n’y a personne qui puisse s’enorgueillir lui-même, de sa propre justice faite par lui pour lui ! Ailleurs, Paul, faisant écho à Jérémie, explicite cette pensée en écrivant : « Celui qui veut s’enorgueillir, qu’il mette son orgueil dans le Seigneur » (1 Co 1, 31 = Jr 9, 22sq) ; ou bien :
Mais pour moi, que la croix de notre Seigneur Jésus Christ reste mon seul orgueil. Par elle, le monde est à jamais crucifié pour moi, et moi pour le monde.
En réfléchissant sur ce que signifie la justification non par les œuvres, mais par la foi, nous en sommes ainsi arrivés à la deuxième composante, qui définit l’identité chrétienne décrite par saint Paul dans sa propre vie. Identité chrétienne, qui se compose précisément de deux éléments : le fait de ne pas se chercher soi-même, mais se recevoir du Christ, et se donner avec le Christ, et ainsi participer personnellement à l’histoire du Christ lui-même, jusqu’à se plonger en Lui, et à partager aussi bien sa mort que sa vie. C’est ce que Paul écrit dans la Lettre aux Romains :
C’est dans sa mort que nous avons été baptisés… nous avons été mis au tombeau avec lui… nous sommes déjà en communion avec lui… De même vous aussi : pensez que vous êtes morts au péché, et vivants pour Dieu en Jésus Christ.
C’est précisément cette dernière expression qui est plus que jamais symptomatique : en effet, pour Paul, il ne suffit pas de dire que les chrétiens sont des baptisés ou des croyants ; pour lui, il est tout aussi important de dire qu’ils sont « en Jésus Christ » (cf. également Rm 8, 1.2.39 ; 12, 5 ; 16, 3.7.10 ; 1 Co 1, 2.3, etc.). Ailleurs, il inverse les termes et écrit que « le Christ est en nous/vous » (Rm 8, 10 ; 2 Co 13, 5) ou « en moi » (Gal 2, 20). Cette compénétration mutuelle entre le Christ et le chrétien, caractéristique de l’enseignement de Paul, complète son discours sur la foi. La foi, en effet, bien que nous unissant intimement au Christ, souligne la distinction entre nous et Lui. Mais, selon Paul, la vie du chrétien possède également une composante que nous pourrions appeler « mystique », dans la mesure où elle comporte une identification de notre personne avec le Christ et du Christ avec nous. Dans ce sens, l’Apôtre arrive même à dire que « nous avons largement part aux souffrances du Christ » (2 Co 1, 5), si bien que « partout et toujours, nous subissons dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre corps » (2 Co 4, 10).
Nous devons appliquer tout cela à notre vie quotidienne en suivant l’exemple de Paul qui a toujours vécu avec ce grand souffle spirituel. D’une part, la foi doit nous maintenir dans une attitude d’humilité constante face à Dieu, et même d’admiration et de louange à son égard. En effet, ce que nous sommes en tant que chrétiens, nous le devons uniquement à Lui et à sa grâce. Étant donné que rien ni personne ne peut prendre sa place, il faut donc que nous ne rendions à rien d’autre ni à personne d’autre l’hommage que nous Lui rendons. Aucune idole ne doit contaminer notre univers spirituel, autrement, au lieu de jouir de la liberté acquise, nous retomberions dans une forme d’esclavage humiliant. D’autre part, notre appartenance radicale au Christ et le fait que « nous sommes en Lui » doit susciter en nous une attitude de confiance totale et de joie immense. En définitive, en effet, nous devons nous exclamer avec saint Paul : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? » (Rm 8, 31). Et la réponse est que rien ni personne « ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu qui est en Jésus Christ notre Seigneur » (Rm 8, 39). Notre vie chrétienne repose donc sur le roc le plus stable et le plus sûr que l’on puisse imaginer. Et de celui-ci nous tirons toute notre énergie, comme l’écrit précisément l’Apôtre : « Je peux tout supporter avec celui qui me donne la force » (Ph 4, 13).
Affrontons donc notre existence, avec ses joies et ses peines, soutenus par ces grands sentiments que Paul nous offre. En vivant cette expérience, nous pourrons comprendre à quel point est vrai ce que l’Apôtre lui-même écrit : « Je sais en qui j’ai mis ma foi, et je suis sûr qu’il est assez puissant pour sauvegarder jusqu’au jour de sa venue l’Évangile dont je suis le dépositaire », c’est à dire jusqu’au jour définitif (2 Tm 1, 12) de notre rencontre avec le Christ Juge, Sauveur du monde et notre Sauveur.
L’Esprit Saint
Aujourd’hui aussi, comme déjà dans les deux catéchèses précédentes, nous revenons à saint Paul et à sa pensée. Nous nous trouvons devant un géant non seulement du point de vue de l’apostolat concret, mais également de celui de la doctrine théologique, extraordinairement profonde et stimulante. Après avoir médité la dernière fois sur ce que Paul a écrit à propos de la place centrale que Jésus Christ occupe dans notre vie de foi, nous examinons aujourd’hui ce qu’il dit sur l’Esprit Saint et sur sa présence en nous, car ici aussi, l’Apôtre a quelque chose d’une grande importance à nous enseigner.
Nous connaissons ce que saint Luc nous dit de l’Esprit Saint dans les Actes des Apôtres, en décrivant l’événement de la Pentecôte. L’Esprit de Pentecôte apporte avec lui une impulsion vigoureuse à assumer l’engagement de la mission pour témoigner de l’Évangile sur les routes du monde. De fait, le Livre des Actes rapporte toute une série de missions accomplies par les Apôtres, tout d’abord en Samarie, puis sur la bande côtière de la Palestine, et enfin vers la Syrie. Ce sont surtout les trois grands voyages missionnaires accomplis par Paul qui sont rapportés, comme je l’ai déjà rappelé dans une précédente rencontre du mercredi. Cependant, dans ses Lettres, saint Paul nous parle de l’Esprit d’un autre point de vue également. Il n’illustre pas uniquement la dimension dynamique et active de la troisième Personne de la Très Sainte Trinité, mais il en analyse également la présence dans la vie du chrétien, dont l’identité en reste marquée. En d’autres termes, Paul réfléchit sur l’Esprit en exposant son influence non seulement sur l’agir du chrétien, mais également sur son être. En effet, c’est lui qui dit que l’Esprit de Dieu habite en nous (cf. Rm 8, 9 ; 1 Co 3, 16) et que « envoyé par Dieu, l’Esprit de son Fils est dans nos cœurs » (Ga 4, 6). Pour Paul donc, l’Esprit nous modèle jusque dans nos profondeurs personnelles les plus intimes. A ce propos, voilà quelques-unes de ses paroles d’une importance significative :
En me faisant passer sous sa loi, l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus m’a libéré, moi qui étais sous la loi du péché et de la mort… L’Esprit que vous avez reçu ne fait pas de vous des esclaves, des gens qui ont encore peur ; c’est un Esprit qui fait de vous des fils ; poussés par cet Esprit, nous crions vers le Père en l’appelant : « Abba! ».
On voit donc bien que le chrétien, avant même d’agir, possède déjà une intériorité riche et féconde, qui lui a été donnée dans le Sacrement du Baptême et de la Confirmation, une intériorité qui l’établit dans une relation de filiation objective et originale à l’égard de Dieu. Voilà notre grande dignité : celle de ne pas être seulement des images, mais des fils de Dieu. Et cela est une invitation à vivre notre filiation, à être toujours plus conscients que nous sommes des fils adoptifs dans la grande famille de Dieu. Il s’agit d’une invitation à transformer ce don objectif en une réalité subjective, déterminante pour notre penser, pour notre agir, pour notre être. Dieu nous considère comme ses fils, nous ayant élevés à une dignité semblable, bien que n’étant pas égale, à celle de Jésus lui-même, l’unique véritable Fils au sens plein. En lui nous est donnée, ou restituée, la condition filiale et la liberté confiante en relation au Père.
Nous découvrons ainsi que pour le chrétien, l’Esprit n’est plus seulement l' »Esprit de Dieu », comme on le dit normalement dans l’Ancien Testament et comme l’on continue à répéter dans le langage chrétien (cf. Gn 41, 38 ; Ex 31, 3 ; 1 Co 2, 11.12 ; Ph 3, 3 ; etc.). Et ce n’est pas non plus un « Esprit Saint » au sens large, selon la façon de s’exprimer de l’Ancien Testament (cf. Is 63, 10.11 ; Ps 51, 13), et du Judaïsme lui-même dans ses écrits (Qumràn, rabbinisme). En effet, à la spécificité de la foi chrétienne appartient la confession d’un partage original de cet Esprit de la part du Seigneur ressuscité, qui est devenu Lui-même « l’être spirituel qui donne la vie » (1 Co 15, 45). C’est précisément pour cela que saint Paul parle directement de l' »Esprit du Christ » (Rm 8, 9), de l' »Esprit de Fils » (Ga 4, 6) ou de l' »Esprit de Jésus Christ » (Ph 1, 19). C’est comme s’il voulait dire que non seulement Dieu le Père est visible dans le Fils (cf. Jn 14, 9), mais que l’Esprit de Dieu s’exprime aussi dans la vie et dans l’action du Seigneur crucifié et ressuscité!
Paul nous enseigne également une autre chose importante : il dit qu’il n’existe pas de véritable prière sans la présence de l’Esprit en nous. Il écrit en effet :
Bien plus, l’Esprit vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intervient pour nous par des cris inexprimables. Et Dieu, qui voit le fond des cœurs, connaît les intentions de l’Esprit : il sait qu’en intervenant pour les fidèles, l’Esprit veut ce que Dieu veut.
C’est comme dire que l’Esprit Saint, c’est-à-dire l’Esprit du Père et du Fils, est désormais comme l’âme de notre âme, la partie la plus secrète de notre être, d’où s’élève incessamment vers Dieu un mouvement de prière, dont nous ne pouvons pas même préciser les termes. En effet, l’Esprit, toujours éveillé en nous, supplée à nos carences et il offre au Père notre adoration, avec nos aspirations les plus profondes. Cela demande naturellement un niveau de grande communion vitale avec l’Esprit. C’est une invitation à être toujours plus sensibles, plus attentifs à cette présence de l’Esprit en nous, à la transformer en prière, à ressentir cette présence et à apprendre ainsi à prier, à parler avec le Père en tant que fils dans l’Esprit Saint.
Il existe également un autre aspect typique de l’Esprit que nous enseigne saint Paul : il s’agit de son lien avec l’amour. En effet, l’Apôtre écrit : « Et l’espérance ne trompe pas, puisque l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5). Dans ma Lettre encyclique Deus caritas est, je citais une phrase très éloquente de saint Augustin : « Tu vois la Trinité quand tu vois la charité » (n. 19), et je poursuivais en expliquant :
En effet, l’Esprit est la puissance intérieure qui met leur cœur [des croyants] au diapason du cœur du Christ, et qui les pousse à aimer leurs frères comme Lui les a aimés.
L’Esprit nous introduit dans le rythme même de la vie divine, qui est vie d’amour, en nous faisant personnellement participer aux relations qui existent entre le Père et le Fils. Il n’est pas sans signification que Paul, lorsqu’il énumère les divers fruits de l’Esprit, place l’amour à la première place : « Mais voici ce que produit l’Esprit : amour, joie, paix, etc ». (Ga 5, 22). Et puisque, par définition, l’amour unit, cela signifie tout d’abord que l’Esprit est Créateur de communion au sein de la communauté chrétienne, comme nous le disons au début de la Messe selon une expression paulinienne : « Que la communion de l’Esprit Saint [c’est-à-dire celle qu’Il opère] soit avec vous tous » (2 Co 13, 13). D’autre part, cependant, il est également vrai que l’Esprit nous incite à nouer des relations de charité avec tous les hommes. C’est pourquoi, lorsque nous aimons, nous donnons de l’espace à l’Esprit, nous lui permettons de s’exprimer en plénitude. On comprend ainsi pourquoi Paul rapproche dans la même page de la Lettre aux Romains les deux exhortations : « Laissez jaillir l’Esprit » et « Ne rendez à personne le mal pour le mal » (Rm 12, 11.17).
Enfin, l’Esprit constitue selon saint Paul des arrhes généreuses qui nous ont été données par Dieu lui-même, comme avance et comme garantie de notre héritage futur (cf. 2 Co 1, 22 ; 5, 5 ; Ep 1, 13-14). Nous apprenons ainsi de Paul que l’action de l’Esprit oriente notre vie vers les grandes valeurs de l’amour, de la joie, de la communion et de l’espérance. C’est à nous qu’il revient d’en faire chaque jour l’expérience, en suivant les suggestions intérieures de l’Esprit, aidés dans notre discernement par la direction éclairante de l’Apôtre.
La réalité de l’Église
Nous complétons aujourd’hui nos rencontres avec l’Apôtre Paul, en lui consacrant une dernière réflexion. Nous ne pouvons pas, en effet, le quitter, sans prendre en considération l’une des composantes décisives de son activité et l’un des thèmes les plus importants de sa pensée : la réalité de l’Église. Nous devons tout d’abord constater que son premier contact avec la personne de Jésus eut lieu à travers le témoignage de la communauté chrétienne de Jérusalem. Ce fut un contact orageux. Ayant connu le nouveau groupe de chrétiens, il en devint immédiatement un féroce persécuteur. Il le reconnaît lui-même à trois reprises dans autant de Lettres : « J’ai persécuté l’Église de Dieu » écrit-il (1 Co 15, 9 ; Ga 1, 13 ; Ph 3, 6), présentant presque son comportement comme le pire des crimes.
L’histoire nous montre que l’on parvient normalement à Jésus à travers l’Église ! Dans un certain sens, cela se produisit, disions-nous, également pour Paul, qui rencontra l’Église avant de rencontrer Jésus. Dans son cas, ce contact fut cependant négatif, il ne provoqua pas l’adhésion, mais une violente répulsion. Pour Paul, l’adhésion à l’Église fut due à l’intervention directe du Christ, qui, se révélant à lui sur le chemin de Damas, s’identifia à l’Église et lui fit comprendre que persécuter l’Église signifiait Le persécuter, Lui, le Seigneur (cf. Ac 9, 5). En effet, le Ressuscité dit à Paul, le persécuteur de l’Église : « Saoul, Saoul, pourquoi me persécutes-tu? » (Ac 9, 4). En persécutant l’Église, il persécutait le Christ. Paul se convertit alors, dans le même temps, au Christ et à l’Église. On comprend donc pourquoi l’Église a été ensuite aussi présente dans les pensées, dans le cœur et dans l’activité de Paul. Elle le fut tout d’abord dans la mesure où il fonda littéralement de nombreuses Églises dans les diverses villes où il se rendit en tant qu’évangélisateur. Lorsqu’il parle de sa « sollicitude pour toutes les Églises » (2 Co 11, 28), il pense aux diverses communautés chrétiennes créées tour à tour en Galatie, en Ionie, en Macédoine et en Achaïe. Certaines de ses Églises furent également source de préoccupations et de déceptions, comme ce fut le cas, par exemple, dans les Églises de la Galatie, qu’il vit « passer à un autre Évangile » (Ga 1, 6), ce à quoi il s’opposa avec une vive détermination. Il se sentait pourtant lié aux communautés qu’il avait fondées d’une manière non pas froide et bureaucratique, mais intense et passionnée. Ain-si, par exemple, il définit les Philippiens comme « mes frères bien-aimés que je désire tant revoir, vous ma joie et ma récompense » (4, 1). D’autres fois, il compare les diverses Communautés à une lettre de recommandation unique en son genre :
C’est vous-mêmes qui êtes ce document écrit dans nos cœurs, et que tous les hommes peuvent lire et connaître.
D’autres fois encore, il démontre à leur égard un véritable sentiment non seulement de paternité, mais même de maternité, comme lorsqu’il s’adresse à ses destinataires en les interpellant comme « mes petits enfants, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ ait pris forme chez vous » (Ga 4, 19 ; cf. 1 Co 4, 14-15 ; 1 Th 2, 7-8).
Dans ses Lettres, Paul nous illustre également sa doctrine sur l’Église en tant que telle. Ainsi, on connaît bien sa définition originale de l’Église comme « corps du Christ », que nous ne trouvons pas chez d’autres auteurs chrétiens du I siècle (cf. 1 Co 12, 27 ; Ep 4, 12 ; 5, 30 ; Col 1, 24). Nous trouvons la racine la plus profonde de cette surprenante désignation de l’Église dans le Sacrement du corps du Christ. Saint Paul dit : « Parce qu’il n’y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps » (1 Co 10, 17). Dans l’Eucharistie elle-même, le Christ nous donne son Corps et nous fait devenir son Corps. C’est dans ce sens que saint Paul dit aux Galates : « Vous tous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28). A travers tout cela, Paul nous fait comprendre qu’il n’existe pas seulement une appartenance de l’Église au Christ, mais également une certaine forme d’égalisation et d’identification de l’Église avec le Christ lui-même. C’est donc de là que dérive la grandeur et la noblesse de l’Église, c’est-à-dire de nous tous qui en faisons partie : du fait que nous soyons des membres du Christ, presque une extension de sa présence personnelle dans le monde. Et de là découle, naturellement, notre devoir de vivre réellement en conformité avec le Christ. C’est de là que dérivent également les exhortations de Paul à propos des divers charismes qui animent et structurent la communauté chrétienne. On peut tous les reconduire à une source unique, qui est l’Esprit du Père et du Fils, sachant bien que dans l’Église il n’y a personne qui en soit dépourvu, car, comme l’écrit l’Apôtre, « chacun reçoit le don de manifester l’Esprit en vue du bien de tous » (1 Co 12, 7). Il est cependant important que tous les charismes coopèrent ensemble pour l’édification de la communauté et ne deviennent pas, en revanche, des motifs de déchirement. A ce propos, Paul se demande de manière rhétorique : « Le Christ est-il donc divisé? » (1 Co 1, 13). Il sait bien et nous enseigne qu’il est nécessaire de « garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix. Comme votre vocation vous a appelés à une seule espérance, de même il n’y a qu’un seul Corps et un seul Esprit » (Ep 4, 3-4).
Bien évidemment, souligner l’exigence de l’unité ne signifie pas soutenir que l’on doit uniformiser ou niveler la vie ecclésiale selon une unique façon d’agir. Ailleurs, Paul enseigne : « n’éteignez pas l’Esprit » (1 Th 5, 19), c’est-à-dire laisser généreusement place au dynamisme imprévisible des manifestations charismatiques de l’Esprit, qui est une source d’énergie et de vitalité toujours nouvelle. Mais s’il existe un critère auquel Paul tient beaucoup, c’est l’édification mutuelle : « Que tout cela serve à la construction » (1 Co 14, 26). Tout doit concourir à construire de manière ordonnée le tissu ecclésial, non seulement sans interruption, mais également sans fuites, ni déchirures. On trouve ensuite une lettre paulinienne qui va jusqu’à présenter l’Église comme l’épouse du Christ (cf. Ep 5, 21-33). Cela reprend une antique métaphore prophétique, qui faisait du peuple d’Israël l’épouse du Dieu de l’alliance (cf. Os 2, 4.21 ; Is 54, 5-8) : cela pour dire à quel point les relations entre le Christ et son Église sont intimes, que ce soit dans le sens où celle-ci est l’objet du plus tendre amour de la part de son Seigneur, que dans le sens où l’amour doit être réciproque et, donc, que nous aussi, en tant que membres de l’Église, nous devons faire preuve d’une fidélité passionnée à Son égard.
En définitive, c’est donc un rapport de communion qui est en jeu : celui pour ainsi dire vertical entre Jésus Christ et nous tous, mais également celui horizontal, entre tous ceux qui se distinguent dans le monde par le fait qu’ils « invoquent le nom de notre Seigneur Jésus Christ » (1 Co 1, 2). Telle est notre définition : nous faisons partie de ceux qui invoquent le nom du Seigneur Jésus Christ. On comprend donc bien à quel point il est souhaitable que se réalise ce que Paul lui-même souhaitait en écrivant aux Corinthiens :
Si au contraire tous prophétisent, et qu’il arrive un incroyant ou un homme qui n’y connaît rien, il se sent dénoncé par tous, jugé par tous, ses pensées secrètes sont mises au grand jour : il tombera la face contre terre pour adorer Dieu, en proclamant : « C’est vrai que Dieu est parmi vous! » (1 Co 14, 24-25).
C’est ainsi que devraient être nos rencontres liturgiques. Un non-chrétien qui entre dans l’une de nos assemblées devrait pouvoir dire à la fin : « Dieu est véritablement avec vous ». Prions le Seigneur d’être ainsi, en communion avec le Christ et en communion entre nous.