Avec Marguerite d’Oingt, dont je voudrais vous parler aujourd’hui, nous sommes introduits dans la spiritualité des chartreux qui s’inspire de la synthèse évangélique vécue et proposée par saint Bruno. Sa date de naissance nous est inconnue, bien que certains la situent autour de 1240. Marguerite provient d’une puissante famille d’antique noblesse de la région lyonnaise, les Oingt. Nous savons que sa mère s’appelait elle aussi Marguerite, qu’elle avait deux frères — Guiscard et Louis — et trois sœurs : Catherine, Isabelle et Agnès. Cette dernière la suivra au monastère, dans la chartreuse, lui succédant ensuite comme prieure.
Nous n’avons pas d’informations sur son enfance, mais ses écrits laissent transparaître qu’elle fut tranquille, dans un milieu familial affectueux. En effet, pour exprimer l’amour illimité de Dieu, elle a volontiers recours à des images liées à la famille, en particulier des références aux figures du père et de la mère. Dans l’une de ses méditations, elle prie avec ces mots :
Beau et doux Seigneur, quand je pense aux grâces spéciales que tu m’as faites par ta sollicitude : en particulier la manière dont tu m’as protégée dès mon enfance, et dont tu m’as soustraite au péril de ce monde et m’as appelée à me consacrer à ton saint service, et comment tu as pourvu à toutes les choses qui m’étaient nécessaires pour manger, boire, me vêtir et me chausser, (et tu l’as fait) de telle façon que je n’ai pas eu l’occasion de penser pour toutes ces choses à rien d’autre qu’à ta grande miséricorde.
De ses méditations, nous percevons aussi qu’elle entra dans la Chartreuse de Poleteins en réponse à l’appel du Seigneur, abandonnant tout et acceptant la sévère règle des chartreux, pour appartenir totalement au Seigneur, pour demeurer toujours avec Lui. Elle écrit :
Doux Seigneur, j’ai abandonné mon père et ma mère et mes frères et toutes les choses de ce monde pour ton amour ; mais c’est bien peu de choses, car les richesses de ce monde ne sont que des épines acérées ; et plus l’on en possède, plus l’on est malheureux. Et c’est pourquoi il me semble n’avoir rien abandonné d’autre que misère et pauvreté ; mais tu sais doux Seigneur, que si je possédais mille mondes et pouvais en disposer à mon plaisir, j’abandonnerais tout par amour pour toi ; et même si toi-même me donnais tout ce que tu possèdes au ciel et sur la terre, je ne me sentirais pas satisfaite tant que je ne t’aurais pas, parce que tu es la vie de mon âme, et je ne veux pas avoir de père ni de mère en dehors de toi.
Et sur sa vie dans la chartreuse également, nous possédons peu d’informations. Nous savons qu’en 1288, elle en devint la quatrième prieure, une charge qu’elle assura jusqu’à sa mort, le 11 février 1310. Dans ses écrits, quoi qu’il en soit, n’apparaissent pas de tournants particuliers sur son itinéraire spirituel. Elle conçoit toute la vie comme un chemin de purification jusqu’à la pleine configuration avec le Christ. Le Christ est le Livre qu’il faut écrire, graver quotidiennement dans son propre cœur et dans sa propre vie, en particulier sa passion salvifique. Dans l’œuvre Speculum, Marguerite, se référant à elle-même à la troisième personne, souligne que par la grâce du Seigneur elle…
…avait gravé dans son cœur la sainte vie que Dieu Jésus Christ conduisit sur la terre, ses bons exemples et sa bonne doctrine. Elle avait si bien mis le doux Jésus Christ dans son cœur qu’il lui semblait même que celui-ci était présent et qu’il tenait un livre fermé dans son cœur, pour l’instruire (ibid., I, 2-3, p. 81). Dans ce livre, elle trouvait écrite la vie que Jésus Christ conduisit sur la terre, de sa naissance à son ascension au ciel.
Chaque jour, dès le matin, Marguerite s’applique à l’étude de ce livre. Et, lorsqu’elle s’en est bien imprégnée, elle commence à lire dans le livre de sa propre conscience, qui révèle les erreurs et les mensonges de sa vie (cf. ibid., I, 6-7, p. 82) ; elle écrit sur elle pour en faire bénéficier les autres et pour fixer plus profondément dans son cœur la grâce de la présence de Dieu, c’est-à-dire, pour faire en sorte que chaque jour, son existence soit marquée par la confrontation avec les paroles et les actions de Jésus, avec le Livre de sa vie à Lui. Et ce afin que la vie du Christ soit marquée dans l’âme de façon stable et profonde, jusqu’à pouvoir voir le Livre à l’intérieur, c’est-à-dire jusqu’à contempler le mystère de Dieu Trinité (cf. ibid., II, 14-22 ; III, 23-40).
A travers ses écrits, Marguerite nous offre un aperçu de sa spiritualité, en nous permettant de saisir certains traits de sa personnalité et de ses capacités de gouvernement. Il s’agit d’une femme très cultivée ; elle écrit habituellement en latin, la langue des érudits, mais écrit également en franco-provençal et cela aussi est rare : ses écrits sont, ainsi, les premiers dont on garde mémoire rédigés dans cette langue. Elle vit une existence riche d’expériences mystiques, décrites avec simplicité, laissant entrevoir le mystère ineffable de Dieu, soulignant les limites de l’esprit pour le saisir et l’inaptitude de la langue humaine pour l’exprimer. Elle possède une personnalité linéaire, simple, ouverte, d’une douce sensibilité, d’un grand équilibre et d’un fin discernement, capable de pénétrer les profondeurs de l’esprit humain, d’en saisir les limites, les ambiguïtés, mais également les aspirations, la tension de l’âme vers Dieu. Elle manifeste une profonde aptitude au gouvernement, en alliant sa profonde vie spirituelle mystique au service de ses sœurs et de la communauté. Dans ce sens, un passage d’une lettre à son père est significatif :
Mon doux père, je veux vous dire que je suis si prise à cause des besoins de notre maison qu’il m’est impossible d’occuper mon esprit à de bonnes pensées ; en effet, j’ai tant à faire que je ne sais pas de quel côté me tourner. Nous n’avons pas récolté de blé le septième mois de l’année et nos petites vignes ont été détruites par la tempête. En outre, notre église se trouve en si mauvais état que nous sommes contraintes à la reconstruire en partie.
Une religieuse chartreuse définit ainsi la figure de Marguerite :
À travers son œuvre, elle nous révèle une personnalité fascinante, à l’intelligence vive, portée à la réflexion, et, dans le même temps, dotée de grâces mystiques : en un mot, une femme sainte et sage qui sait exprimer avec un certain humour une sensibilité toute spirituelle.
Dans le dynamisme de la vie mystique, Marguerite valorise l’expérience des affections naturelles, purifiées par la grâce, comme moyen privilégié pour comprendre plus profondément et répondre avec davantage de promptitude et d’ardeur à l’action divine. La raison en est que la personne humaine est créée à l’image de Dieu, et qu’elle est donc appelée à construire avec Lui une merveilleuse histoire d’amour, se laisser toucher entièrement par son initiative.
Le Dieu Trinité, le Dieu amour qui se révèle dans le Christ la fascine et Marguerite vit une relation d’amour profonde envers le Seigneur et, à l’opposé, elle voit l’ingratitude humaine jusqu’à la méchanceté, jusqu’au paradoxe de la croix. Elle affirme que la croix du Christ est semblable à la table de l’accouchement. La douleur de Jésus sur la croix est comparée à celle d’une mère. Elle écrit :
La mère qui me porta dans son sein, souffrit profondément en me donnant le jour, pendant un jour ou pendant une nuit, mais toi, doux et beau Seigneur, tu as été tourmenté pour moi non pas une nuit ou un jour seulement, mais pendant plus de trente ans […] ; combien as-tu souffert amèrement à cause de moi pendant toute ta vie ! Et lorsque vint le moment de l’accouchement, ton travail fut si douloureux que ta sainte sueur devint comme des gouttes de sang qui s’écoulaient le long de tout ton corps jusqu’à terre.
En évoquant les récits de la passion, Marguerite contemple ces douleurs avec une profonde compassion :
Tu as été déposé sur le dur lit de la croix, de manière telle que tu ne pouvais pas bouger, ou bien tourner ou agiter tes membres comme le fait un homme qui souffre d’une grande douleur, car tu as été complètement étendu et des clous ont été enfoncés en toi […] et […] tous tes muscles et toutes tes veines ont été déchirés. […] Mais toutes ces douleurs […] n’étaient pas encore suffisantes, au point que tu voulus que ton flanc fût cruellement ouvert par la lance, au point que ton corps docile fût tout labouré et torturé ; et ton sang précieux coulait avec tant de violence qu’il formait une large rigole, comme s’il était un grand ruisseau.
Se référant à Marie, elle affirme :
Il ne faut pas s’étonner si l’épée qui t’a brisé le corps a également pénétré dans le cœur de ta glorieuse mère qui aimait tant te soutenir […] car ton amour a été supérieur à tous les autres amours.
Chers amis, Marguerite d’Oingt nous invite à méditer quotidiennement la vie de douleur et d’amour de Jésus et celle de sa mère, Marie. Là est notre espérance, le sens de notre existence. De la contemplation de l’amour du Christ pour nous naissent la force et la joie de répondre avec tout autant d’amour, en mettant notre vie au service de Dieu et des autres. Avec Marguerite, nous disons nous aussi :
Doux Seigneur, tout ce que tu as accompli, par amour pour moi et pour tout le genre humain, m’incite à t’aimer, mais le souvenir de ta très sainte passion donne une vigueur sans égale à la puissance de mon affection pour t’aimer. C’est pour cela qu’il me semble […] avoir trouvé ce que j’ai tant désiré : ne rien aimer d’autre que toi ou en toi ou par amour de toi.
À première vue, cette figure de chartreuse médiévale, ainsi que toute sa vie, sa pensée, apparaissent très éloignées de nous, de notre vie, de notre façon de penser et d’agir. Mais si nous regardons ce qui est essentiel dans cette vie, nous voyons que cela nous touche nous aussi et devrait devenir également essentiel dans notre existence.
Nous avons entendu que Marguerite a considéré le Seigneur comme un livre, elle a fixé son regard sur le Seigneur, elle l’a considéré comme un miroir dans lequel apparaît également sa propre conscience. Et de ce miroir, la lumière est entrée dans son âme : elle a laissé entrer la parole, la vie du Christ dans son être et ainsi elle a été transformée ; sa conscience a été illuminée, elle a trouvé des critères, la lumière et a été nettoyée. C’est précisément de cela dont nous avons besoin nous aussi : laisser entrer les paroles, la vie, la lumière du Christ dans notre conscience pour qu’elle soit illuminée, qu’elle comprenne ce qui est vrai et bon et ce qui est mal ; que notre conscience soit illuminée et nettoyée. Les ordures ne se trouvent pas seulement dans certaines rues du monde. On trouve également des ordures dans nos consciences et dans nos âmes. Seuls la lumière du Seigneur, sa force et son amour nous nettoient, nous purifient et nous indiquent la juste voie. Suivons donc Marguerite dans ce regard vers Jésus. Lisons dans le livre de sa vie, laissons-nous éclairer et nettoyer, pour apprendre la vie véritable.