1. Au cours des nombreuses rencontres du mercredi, nous avons fait une analyse détaillée des paroles du Discours sur la Montagne où le Christ se réfère au « cœur » humain. Comme nous le savons désormais, ses paroles sont importantes. Le Christ dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit : tu ne commettras pas d’adultère ; mais moi je vous dis : quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » Mt 5, 27-28. Cette référence au cœur met en lumière la dimension de l’intériorité humaine, la dimension de l’homme intérieur, et cette dimension est propre à l’éthique et, encore plus, à la théologie du corps. Le désir qui surgit dans le cadre de la concupiscence de la chair est en même temps une réalité intérieure et théologique qui d’une certaine manière, se trouve expérimentée par chaque homme « historique ». C’est précisément à cet homme, même s il ne connaît pas les paroles du Christ, que s’adresse continuellement la question au sujet de son « cœur ». Les paroles du Christ rendent cette question particulièrement explicite : le cœur est-il accusé ou est-il appelé au bien ? C’est cette question que nous entendons maintenant prendre en considération. à la fin de nos réflexions et de nos analyses qui sont liées à la phrase si concise et en même temps si catégorique de l’Évangile, si chargée de contenu théologique, anthropologique et éthique.
Il y a une seconde question qui surgit aussitôt et qui est plus « pratique » : comment »peut » et « doit » agir l’homme qui accueille les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne, l’homme qui accepte l’ethos de l’Évangile et, en particulier, qui l’accepte dans ce domaine?
2. Cet homme trouve dans les considérations qui ont été faites jusqu’ici la réponse, au moins indirecte, aux deux questions : comment « peut-il » agir, c’est-à-dire sur quoi peut-il compter en son « for intérieur », à la source de ses actes « intérieurs » ou « extérieurs » ? En outre, comment « devrait-il » agir, c’est-à-dire de quelle manière les valeurs connues d’après « l’échelle » révélée dans le Discours sur la Montagne constituent-elles un devoir pour sa volonté et pour son « cœur », pour ses désirs et pour ses choix ? De quelle manière l »obligent-elles » dans l’action, dans le comportement si, accueillies à travers la connaissance, elles conditionnent déjà sa manière de « penser » et, d’une certaine manière, sa manière de « sentir » ? Ces questions sont significatives pour la « praxis » humaine et montrent un lien organique entre la « praxis » elle-même et l’ethos. La morale vivante est toujours l’ethos de la praxis humaine.
3. A ces questions précises, on peut répondre de différente manière. En effet, dans le passé comme aujourd’hui, on a donné et on donne des réponses différentes, comme le confirme une vaste littérature. En plus des réponses que nous y trouvons, il faut prendre en considération le nombre infini de réponses que, de lui-même, l’homme donne à ces questions, celles que, dans la vie de chacun, la conscience et la sensibilité morale donnent maintes fois. C’est précisément dans ce cadre que se réalise continuellement une compénétration de l’ethos et de la praxis. C’est ici que vivent leur vie (qui n’est pas exclusivement « théorique ») les différents principes, c’est-à- dire les normes de la morale et leurs motivations qui sont élaborées et divulguées par les moralistes, mais aussi celles qu’élaborent – en lien certes avec le travail des moralistes et des chercheurs – tous les hommes, comme auteurs et sujets directs de la morale réelle, comme co-auteurs de son histoire. C’est d’eux que dépend également le niveau de la morale elle-même, son progrès ou sa décadence. En tout ceci se confirme toujours et partout cet « homme historique » à qui le Christ a parlé une fois en annonçant la bonne nouvelle évangélique dans le Discours sur la Montagne où il a notamment prononcé la phrase que nous lisons dans Mt 5, 27-28 : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère ; mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. »
4. L’énoncé de Matthieu se révèle d’une étonnante concision par rapport à tout ce qui a été écrit sur ce thème dans la littérature mondiale. Et c’est peut-être en cela que consiste sa force dans l’histoire de l’éthos. Il faut se rendre compte en même temps que l’histoire de l’ethos coule dans un lit multiforme où les différents courants se rapprochent et s’éloignent mutuellement. L’homme « historique » évalue toujours à sa manière son « cœur » tout comme il juge également son « corps » : il passe ainsi du pessimisme à l’optimisme, de la sévérité puritaine à la permissivité contemporaine. Il est nécessaire de s’en rendre compte pour que l’ethos du Discours sur la Montagne puisse toujours avoir la transparence voulue à l’égard des actions et des comportements de l’homme. Il faudra encore, dans ce but, faire quelques analyses.
5. Nos réflexions sur la signification des paroles du Christ selon Mt 5, 27-28 ne seraient pas complètes si nous ne nous arrêtions pas – au moins brièvement – à ce que l’on peut appeler la résonance de ces paroles dans l’histoire de la pensée humaine et de l’évaluation de l’ethos. La résonance est toujours une transformation de la voix et des paroles que la voix exprime. Nous savons par expérience que cette transformation est parfois pleine de charme mystérieux. Dans le cas présent, c’est plutôt le contraire qui est arrivé. En effet, les paroles du Christ ont perdu leur simplicité et leur profondeur et il leur a été attribué une signification qui est loin de ce qu’elles expriment vraiment, une signification qui, tout compte fait, contredit leur vrai sens. Nous avons ici à l’esprit tout ce qui est apparu en marge du christianisme sous le nom de manichéisme [1] et qui a même tenté de pénétrer sur le terrain du christianisme en ce qui concerne précisément la théologie et l’ethos du corps. On sait que, dans sa forme ordinaire, le manichéisme, qui est né en Orient en dehors du milieu biblique et qui est issu du dualisme mazdéien, situait la source du mal dans la matière, dans le corps, et proclamait, par conséquent, la condamnation de tout ce qui est corporel dans l’homme. Et puisque, dans l’homme, la corporéité se manifeste surtout à travers le sexe, la condamnation se trouvait alors étendue au mariage et à la connivence conjugale en plus des autres domaines de l’être et de l’agir où s’exprime la corporéité.
6. Pour une oreille peu habituée, l’évidente sévérité de ce système pouvait sembler en accord avec les paroles sévères de Mt 5, 29-30, où le Christ parle d’ « arracher l’oeil » ou de « couper la main » si ces membres étaient la cause du scandale. A travers l’interprétation purement « matérielle » de ces locutions, il était également possible d’obtenir une optique manichéenne de l’énoncé du Christ lorsqu’il parle de l’homme qui a « commis l’adultère dans le cœur … en regardant la femme pour la désirer ». Dans ce cas également, l’interprétation manichéenne tend à condamner le corps comme source réelle du mal, étant donné qu’en lui, selon le manichéisme, se cache et, en même temps, se manifeste le principe « ontologique » du mal. On cherchait à découvrir et parfois on percevait Une telle condamnation dans l’Évangile, en la trouvant là où se trouve exprimée exclusivement une exigence particulière adressée à l’esprit humain.
Notons que la condamnation pouvait – et peut toujours – être un échappatoire pour se soustraire aux exigences qu’a inscrites dans l’Évangile Celui qui « savait ce qu’il y a dans tout homme » Jn 2, 25. Les preuves ne manquent pas dans l’Histoire. Nous avons déjà eu, en partie, l’occasion (et nous l’aurons certainement encore) de démontrer dans quelle mesure cette exigence peut naître uniquement d’une affirmation – et non d’une négation ou d’une condamnation – , si elle doit mener à une affirmation encore plus mûre et plus approfondie objectivement et subjectivement. Et c’est à une telle affirmation de la féminité et de la masculinité de l’être humain, comme dimension personnelle du fait d’ « être corps » que doivent conduire les paroles du Christ dans Mt 5, 27-28 Telle est l’exacte signification éthique de ces paroles. Elles impriment dans les pages de l’Évangile une dimension particulière de l’ethos afin de l’imprimer ensuite dans la vie humaine.
Nous chercherons à reprendre ce sujet dans nos réflexions ultérieures.
Note
[1] Le manichéisme contient et porte à leur maturation les éléments caractéristiques de toute « gnose », c’est-à-dire le dualisme de deux principes coéternels et radicalement opposés, et le concept d’un salut qui se réalise seulement à travers la connaissance (gnose) ou compréhension de soi-même (autocompréhension). Dans tout le mythe manichéen, il y a un seul héros et une seule situation qui se répète toujours : l’âme déchue est prisonnière de la matière et elle est libérée par la connaissance. L’actuelle situation historique est négative pour l’homme parce qu’elle est un mélange provisoire et anormal d’esprit et de matière, de bien et de mal, qui suppose un état antérieur, originel, où les deux substances étaient séparées et indépendantes. Il y a donc trois « Temps » : l’ « initium » ou séparation initiale ; le « medium », C’est-à-dire l’actuel mélange ; et le « finis » qui consiste dans le retour à la division originelle, dans le salut, impliquant une rupture totale entre Esprit et Matière. La Matière est, au fond, concupiscence, mauvais appétit du plaisir, instinct de mort, comparable, sinon identique, au désir sexuel, à la « libido ». Elle est une force qui tente de donner l’assaut à la Lumière ; elle est mouvement désordonné, désir bestial, brutal, à demi-inconscient. — Adam et Eve ont été engendrés par deux démons ; notre espèce est née à la suite d’actes répugnants de cannibalisme et de sexualité et conserve les signes de cette origine diabolique qui sont le corps, forme animale des « Archontes de l’enfer », et la libido qui pousse l’homme à s’accoupler et à se reproduire et donc à maintenir l’âme lumineuse toujours prisonnière. S’il veut être sauvé l’homme devra chercher à libérer son « ego vivant » (« nous ») de la chair et du corps. Comme la Matière a dans la concupiscence sa suprême expression, le péché capital réside dans l’union sexuelle (fornication) qui est brutalité et bestialité et qui fait des hommes les instruments et les complices du mal par la procréation. Les élus constituent le groupe des parfaits dont la vertu a une caractéristique ascétique, réalisant l’abstinence commandée par trois « sceaux » ; le « sceau de la bouche » qui défend tout blasphème et commande l’abstention de la chair, du sang, du vin, de toute boisson alcoolique, et également le jeûne ; le « sceau des mains » qui commande le respect de la vie (de la « Lumière ») enfermée dans le corps, dans les semences, dans les arbres ; il défend de recueillir les fruits, d’arracher les plantes, d’ôter la vie aux hommes et aux animaux ; et le « sceau du giron » prescrit une totale continence (cf. H. Puech : le Manichéisme ; son fondateur, sa doctrine, Paris. 1949, Musée Guimet, t. LVI, p. 73-88 ; H. Ch. Puech. le Manichéisme, dans « Histoire des religions », « Encyclopédie de la Pléiade » II, « Gallimard » 1972, p. 522-645 ; J. Ries, « Manichéisme », dans Catholicisme hier, aujourd’hui, demain, 34, Lille 1977, Letouzey-Ané, p. 314-320).