Le développement de la morale postconciliaire s’est effectué dans un contexte polémique difficile, avec une remise en cause des fondements même de la théologie morale, accompagné d’un doute sur les compétences – et donc la légitimité – du magistère à se prononcer dans ce domaine. Tout le travail de l’Église s’accorde à retrouver les fondements scripturaires et ontologiques en morale, ces fondements étant seuls capables de faire face à un relativisme ambiant dont les racines remontent jusqu’au nominalisme. Mais n’est-il pas trop tard ? L’Église de ce temps est-elle seulement en mesure de se réapproprier elle-même ces fondements avant même de chercher à faire passer ses idées au dehors ? Cet article ne pouvant être exhaustif, nous essaierons de comprendre l’évolution des mentalités, principalement sous la problématique du rapport entre la liberté et la loi naturelle. Le présent article tire principalement son origine de la réflexion du dominicain Pinckaers que l’on trouvera dans son livre : Les sources de la morale chrétienne (Cf. Bibliographie).
1. À l’aube de Vatican II : le retour aux sources
1.1. La tradition post-tridentine : l’influence nominaliste
Il nous faut revenir historiquement un peu avant le concile Vatican II pour saisir l’importance des changements qu’a suscité ce concile. La morale préconciliaire est héritée de la tradition post-tridentine et son arrière fond nominaliste. Les manuels d’enseignement étaient basés sur l’étude de cas concrets, couramment dénommés casuistique, qui eurent beaucoup d’influence dans la pensée de l’Église. Il ne s’agit pas ici de faire un procès à la casuistique, son enracinement biblique et sa réflexion théologique sont plus importants que ce que l’on a pu le dire, toutefois il est vrai que cette science souffrait de conceptions étroites que nous allons essayer de passer en revue.
Dans les manuels, la morale était divisée en deux parties : une partie fondamentale et une partie spéciale. La partie fondamentale se subdivisait en quatre sous-parties : loi, conscience, actes humains, péchés. Pour la morale spéciale, on traitait d’abord les vertus théologales – foi, espérance et charité – dans un premier chapitre, ensuite on traitait des dix commandements, des commandements de l’Église et des sacrements avec les conditions de leurs administrations. La compréhension des vertus fut fortement appauvrie par le nominalisme. Le point de référence morale de cette époque devin le décalogue et donc la loi en regard de laquelle chacun était invité à se positionner. Dans cette conception, les sujets prédominants étaient la justice, pour son rapport avec la loi, et le mariage – par le biais de la vertu de chasteté – à cause de sa matière à réflexion. Les vertus d’espérance et de force posaient problème du fait que l’on ne savait pas comment les rattacher à la loi. A cette compréhension de la morale était rajouté un traité de « théologie spirituelle ». Ce traité se proposait d’aller plus loin que ce que demandait la justice morale par deux voies de perfection. La voie « ascétique » se proposait de rechercher la perfection par l’effort des vertus. La voie « mystique » présupposait des grâces spéciales que l’on référait aux dons de l’Esprit. Ce traité de « théologie spirituelle » ou « spiritualité » visait une élite, et donc plutôt les contemplatifs, le tout venant devant se contenter de la loi naturelle. Ce schéma de pensée casuistique est important car il informera trois siècles de théologie morale, jusqu’à influencer le schéma de travail conciliaire De re morali dont nous reparlerons.
Bien que cette morale se réfère à la Somme de Théologie de saint Thomas, elle diffère essentiellement de la doctrine de ce dernier basée sur le bonheur. Pour le docteur commun, l’homme a une nature basée sur une bonté ontologique : les actes humains moralement bons correspondent à la nature humaine ontologiquement bonne, ils la construisent. L’entraînement à opérer un acte bon ou mauvais produira en l’homme un habitus – nommé vertu ou vice en fonction de l’origine morale de l’acte posé – qui facilitera la reproduction de ce même acte. Si maintenant ils cherchent des préceptes relatifs aux bonnes mœurs et à la conduite de la vie, les hommes apostoliques rencontreront dans la Bible de grandes et excellentes ressources, des prescriptions pleines de sainteté, des exhortations réunissant la suavité et la force, des exemples remarquables de toutes sortes de vertus, auxquels s’ajoutent la promesse des récompenses éternelles et l’annonce des peines de l’autre monde, promesse et annonce faites au nom de Dieu et en s’appuyant sur ses paroles. Le renouveau thomiste et scripturaire qui suivra l’impulsion de Léon XIII – pape de 1878 à 1903 – remplacera le décalogue par les béatitudes dans les manuels de morale. Mais ce changement de catégories n’aura pas d’influence en profondeur dans la théologie morale de cette époque. Les vertus souffrent toujours d’une conception appauvrie par le nominalisme. La présentation change mais le fond reste le même, l’idée fait cependant son chemin. Le XIXème siècle verra un renouveau de la théologie morale avec la réintroduction de thèmes de l’évangile suivit de près par une influence thomiste. Ces deux approches donneront à la morale une approche plus chrétienne et un enracinement métaphysique par la notion d’être ontologique. Simultanément, les manuels d’études de casuistiques se sont maintenus dans l’enseignement jusqu’à nos jours, ce n’est qu’en 1959 que ces manuels furent retirés des séminaires. Pour comprendre les enjeux du concile Vatican II en matière de morale, nous allons essayer de décrire sommairement l’un de ses chantiers de travail portant sur un schéma de travail conciliaire : le De re morali. Celui-ci devait répondre à un souhait de Jean XXIII d’élaborer une constitution morale pour le concile Vatican II, ce schéma sera fortement calqué sur le modèle casuistique – loi, conscience, actes humains, péchés – que nous avons vu plus haut. La loi naturelle est le fondement sur lequel vient reposer l’ordre moral. La loi évangélique sert seulement à confirmer la loi naturelle et vient la conforter par l’autorité du Christ. Soumis à la relecture de la Commission centrale puis présenté au concile, ce schéma sera vivement critiqué par le cardinal Döpfner et par un dominicain, le P. Le Guillou, qui reprocheront au texte son manque de fondations scripturaires et sa tendance à réduire la loi nouvelle du N.T. à la loi naturelle. Suite à ce débat, beaucoup de Pères du concile prendrons conscience de la nécessité d’enraciner la morale de manière plus scripturaire et de la nécessité de revaloriser la loi évangélique dans la ligne de saint Thomas, la loi évangélique ne doit plus être comprise comme un simple faire valoir de la loi naturelle mais comme un principe organisateur de la grâce pour l’homme. Mais le texte De re morali rejeté, il ne sera pas proposé d’alternative de remplacement. Les Pères du concile n’estimèrent pas la réflexion théologique suffisamment mûre en matière de morale, et surtout, leurs préoccupations s’orientaient de plus en plus sur les rapports entre l’Église et le monde. Il faudra attendre l’encyclique Veritatis Splendor pour voir apparaître une réponse satisfaisante de l’Église dans le domaine moral. Synthétisant l’héritage préconciliaire du XIXème siècle, le concile Vatican II va promouvoir un renouveau théologique avec un retour aux sources scripturaires et patristiques. Les documents Dei Verbum [1] et Optatam Totius pour la formation des prêtres s’en feront l’écho : Les séminaristes doivent être formés avec un soin particulier à l’étude de l’Écriture sainte, qui doit être comme l’âme de la théologie tout entière. […]. Pour la théologie dogmatique, on suivra l’ordre suivant : d’abord on proposera les thèmes bibliques ; on montrera ce qu’ont apporté, pour la fidèle transmission et l’explication de chacune des vérités révélées, les Pères de l’Église d’Orient et d’Occident. Mise à part la tentative échouée du schéma De re morali, on a souvent considéré que le concile Vatican II n’avait pas beaucoup traité de morale, exception faite de quelques mots dans le décret Optatam Totius sur la formation des prêtres où – toujours dans l’esprit du concile – il est explicitement précisé la nécessité d’ancrer la théologie morale dans l’Écriture : On apportera un soin particulier à l’enseignement de la théologie morale. L’exposé scientifique de cette matière devra être davantage nourri de la doctrine de la Sainte Écriture. Il mettra en lumière la sublime vocation des fidèles dans le Christ et leur devoir de porter des fruits dans la charité pour la vie du monde. Cependant la morale ne se limite pas à l’étroitesse d’une casuistique dans laquelle on l’a trop souvent confinée, en fait son champ d’application est bien plus large. Dans cette perspective, il nous faut prendre en considération la constitution pastorale de « l’Église dans le monde de ce temps » : Gaudium et Spes donnera les positions de l’Église sur la condition humaine (ch. 4-10) et sa vocation (ch. 11), sur la dignité de la personne humaine (ch. 12-22), du mariage et de la famille (ch. 47-52), les rapports économiques et la sauvegarde de la paix (ch. 77-90). Tous ces thèmes, abordés par la présente constitution, entre dans le champ de la morale chrétienne et peuvent donc être pris en considération. L’approche du concile en morale aurait pu donc être perçue comme timide, mais on peut quand même dégager des textes promulgués une volonté de diriger la théologie morale vers une réflexion résolument orientée vers des fondements bibliques et ontologiques. Par l’étude des réflexions de travail préconciliaires, on peut encore ajouter la volonté des Pères du concile de promouvoir une approche renouvelée de la loi par les vertus. Constatons que les sujets abordés par Gaudium et Spes que nous venons de passer en revue se fondent sur les grandes problématiques et préoccupations de notre époque, notons aussi que l’influence de Jean Paul II – alors évêque auxiliaire – dans la rédaction de ce document fut significative. Un des traits majeurs du concile Vatican II aura certainement été d’être passé d’une position défensive de l’autorité de l’Église et des valeurs de la foi – par rapport à un monde jugé hostile – à une ouverture au monde, en souhaitant reconnaître en lui ce qu’il a de positif dans ses valeurs et sa pensée philosophique. « Voulant servir l’homme et non être servie » (Vatican II, Gaudium et Spes, n° 3), l’Église marque une volonté de dialoguer avec la mentalité contemporaine : De nos jours, saisi d’admiration devant ses propres découvertes et son propre pouvoir, le genre humain s’interroge cependant, souvent avec angoisse, sur l’évolution présente du monde, sur la place et le rôle de l’homme dans l’univers, sur le sens de ses efforts individuels et collectifs, enfin sur la destinée ultimes des choses et de l’humanité. Aussi le Concile, témoin et guide de la foi de tout le Peuple de Dieu rassemblé par le Christ, ne saurait donner une preuve plus parlante de solidarité, de respect et d’amour à l’ensemble de la famille humaine, à laquelle ce peuple appartient, qu’en dialoguant avec elle sur ces différents problèmes, en les éclairant à la lumière de l’Évangile, et en mettant à la disposition du genre humain la puissance salvatrice que l’Église, conduite par l’Esprit-Saint, reçoit de son Fondateur. C’est en effet l’homme qu’il s’agit de sauver, la société humaine qu’il faut renouveler. C’est donc l’homme, l’homme considéré dans son unité et sa totalité, l’homme, corps et âme, cœur et conscience, pensée et volonté, qui constituera l’axe de tout notre exposé. Auparavant, face aux philosophies et idéologies modernes – comme le marxisme ou le positivisme – où la subjectivité de l’affirmation de soi et l’exaltation de la liberté prédominaient, la ligne de conduite de l’Église était jusqu’à lors de défendre la position objective de la loi naturelle qu’elle s’efforçait de fonder en raison. Le concile promulguera la liberté religieuse (déclaration Dignitatis Humanae, 1965), le dialogue œcuménique (décret Unitatis Redintegratio, 1964), la dimension politique, etc. Jusque dans la liturgie où les langues vernaculaires seront désormais admises. Le concile Vatican II encouragea donc une ouverture sur les différentes réalités de notre temps. Mais un important courant critique va se fomenter et éclater ouvertement à l’encontre du magistère suite à la publication de l’encyclique Évangelium Vitae (1968). Beaucoup de chrétiens et de théologiens n’acceptèrent pas la position magistérielle sur la condamnation des moyens de contraception. La déclaration Persona Humana (1975) accentua la virulence de l’opposition par une remise en cause de la nature humaine et de la loi naturelle. Une dernière lettre de Jean-Paul II, Familiaris Contortio (1981) consommera la fracture entre le magistère et ce courant de pensé par une remise en cause de la compétence du magistère en matière de morale. Ce courant de sécularisation à l’intérieur même de l’Église radicalisera la position de l’écoute du monde encouragé par Vatican II. Séduits par les sciences humaines, les diverses idéologies du moment – comme le marxisme ou le positivisme – et une certaine exégèse, un certain nombre de théologiens et de penseurs chrétiens adhéreront imprudemment et sans réserve aux idées contemporaines. On identifiera l’Église au monde en annulant sa capacité de recul sur ce dernier : l’Église doit être dans le monde et comprise seulement à partir de lui. Dans cette perspective, les valeurs transcendantes de la révélation chrétienne auront tendance à être délaissées ou redéfinies au profit des seules valeurs humaines. Des valeurs comme la charité chrétienne seront redéfinies dans une perspective humaniste : pour être authentique, la charité – désormais plus facilement renommée « générosité » – doit contribuer au progrès social dans un engagement d’ordre politique. L’influence nietzschéenne au sein du christianisme contribuera à introniser un chrétien autonome capable de résoudre ses problèmes sans Dieu. On passe d’un point de vue théocentrique à un point de vue anthropocentrique, pour lequel on prendra soin d’éliminer toutes références à l’autorité, à la Tradition et à la foi, susceptibles de « polluer » une éthique chrétienne se voulant scientifique. Un individualisme va se dresser à l’encontre de la collectivité qui bénéficiait auparavant d’un apriori bienveillant. Au nom de la liberté d’opinion, on critiquera toutes formes d’autorités, magistérielle d’abord, mais aussi les structures de la société. Certains théologiens considèrent l’adhésion au magistère comme une obéissance servile dans laquelle la liberté de pensée serait exclue, cette liberté ne pourrait réellement s’exprimer que par une prise de position réactionnaire à l’encontre du magistère. La prédominance de la mentalité critique sur l’esprit constructif est souvent le signe d’un individualisme secret, incapable de se situer adéquatement et activement à l’égard de la société et de l’autorité (S.-Th. Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, p. 316). Pour comprendre le conflit d’autorité à l’encontre du magistère, il faudrait se pencher sur le contexte historique dans lequel il s’est développé. Soulignons simplement ici le rôle qu’a joué l’argument d’autorité et son utilisation hypertrophié de la part d’une Église préconciliaire se sentant « assiégée » dans un monde perçu comme mauvais. Cet argument n’a pas été en faveur d’un dialogue entre l’Église et le monde. Par réaction à cette « tutelle » de l’Église, certains théologiens et penseurs chercheront à s’émanciper. En théologie morale, la sécularisation post conciliaire jouera sur deux points importants. Le premier point d’achoppement sera la critique textuelle des textes sacrés par une exégèse basée sur des critères scientifiques. L’exégèse moderne – particulièrement l’exégèse historico-critique – va traiter les Écritures comme un texte classique. Nous ne contestons pas ici la nécessité de la critique textuelle, c’est un travail vital pour la recherche de la vérité. Mais dans le courant de sécularisation, la critique textuelle s’effectuera avec un arrière fond idéologique et, qui plus est, partira d’un apriori négatif sur le donné de la foi, quand la foi n’est pas purement et simplement mise à l’écart par soucis de vérité scientifique. Tout s’opère dans une lecture horizontale par le critère des seules sciences humaines. Le deuxième point problématique en morale va être la révision du dogme. Les dogmes chrétiens vont subir une réinterprétation idéologique. Ici aussi la démarche pourrait être bonne s’il s’agissait seulement de prendre en considération le contexte historique d’une formulation pour l’appréhender correctement. Mais cette lecture n’est pas exempte de notions idéologiques, l’influence des idées modernes marquent fortement la relecture et écartent des notions métaphysiques importantes, comme la pensée « substantialiste » des Pères de l’Église, avec pour conséquence la perte de la dimension ontologique qui pose la nature de la morale. Ces deux piliers sont importants pour la théologie morale qui se retrouve attaquée par des réinterprétations humanistes au moment où elle cherchait justement à retrouver ses fondements bibliques et ontologiques. La loi naturelle – fragilisée car encore tributaire des fondements nominalistes qu’on lui donne à ce moment là – sera relativisée aux vues des multiples cultures et de leurs évolutions historiques. La casuistique, dont le point de vue est considéré comme trop individuel, sera critiquée pour être remplacé par une dimension politique qui deviendra le critère de réflexion principal en morale. Annoncée dès 1987 dans la lettre apostolique Spiritus Domini et publiée seulement le 6 août 1993, l’encyclique Veritatis Splendor fut pour le moins très attendue. L’encyclique – se présentant comme un prolongement de Gaudium et Spes – va chercher à « préciser certains aspects doctrinaux qui paraissent déterminants pour faire face à ce qui est sans aucun doute une véritable crise » (Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n° 5) : Précisément sur les questions qui font l’objet aujourd’hui du débat moral et autour desquelles se sont développées de nouvelles tendances et de nouvelles théories, le Magistère, dans la fidélité à Jésus Christ et dans la continuité de la Tradition de l’Église, estime qu’il est de son devoir urgent de proposer son discernement et son enseignement, afin d’aider l’homme sur le chemin vers la vérité et vers la liberté. Pour parvenir à ses fins, Veritatis Splendor se propose de traiter « plus profondément et plus amplement les questions concernant les fondements mêmes de la théologie morale » (VS, n° 5). L’encyclique va passer en revues les principales conceptions anthropologiques modernes sources de quatre problématiques principales : Cherchant à répondre à ces problèmes et à donner des solutions, l’encyclique va redéfinir ou réactualiser les notions les plus fondamentales du domaine moral – comme la liberté humaine, la loi naturelle, la vérité, la conscience, l’acte moral – ainsi que leurs implications. Sur les différents points abordés par l’encyclique, nous nous attarderons plus particulièrement sur la liberté qui est le sujet éclairant le mieux notre propos. Pour désamorcer le conflit entre la liberté et la loi, Veritatis Splendor redéfini la liberté sur ses bases ontologiques : L’homme est libre du fait qu’il peut comprendre et recevoir les commandements de Dieu. […]. En réalité, c’est dans cette acceptation que la liberté humaine trouve sa réalisation plénière et véritable. Veritatis Splendor, n° 35. Très récemment, Benoît XVI a rappelé se sens nécessaire pour la liberté dans son homélie pour le rassemblement des Mouvements et Communautés nouvelles à propos du fils prodigue [3]. Ainsi, la liberté n’est plus placée face à une loi arbitraire, posée par Dieu comme une épreuve obligatoire de l’homme, mais en respectant la loi naturelle, la liberté « s’interpénètre » (VS, n° 41) avec cette loi. Par conséquent, l’obéissance à Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-puissance absolue, extérieure à l’homme et contraire à l’affirmation de sa liberté. En réalité, si l’hétéronomie de la morale signifiait la négation de l’autodétermination de l’homme ou l’imposition de normes extérieures à son bien, elle serait en contradiction avec la révélation de l’Alliance et de l’Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine. L’encyclique reconnaîtra la grande dignité de la personne humaine à sa liberté : La loi est une expression de la Sagesse divine : en s’y soumettant, la liberté se soumet à la vérité de la création. C’est pourquoi il convient de reconnaître dans la liberté de la personne humaine l’image et la proximité de Dieu qui est présent en tous (cf. Ep 4, 6). Ainsi, loin de nier à l’homme sa liberté et loin d’en avoir une idée diminuée, l’Église – en s’appuyant sur l’héritage thomiste – va préciser sa pensée et faire de la liberté humaine la pointe de son argumentation : c’est la liberté qui rend l’homme digne de Dieu. Nous l’avons vu la réflexion sur l’homme a beaucoup progressé en matière de théologie morale. La modernité, en obligeant l’Église à une réflexivité sur les principes fondateurs de sa morale, lui a donnée l’occasion de préciser la haute idée qu’elle se fait de la personne en lui revêtant une dignité jamais atteinte dans ses définitions antérieures. Mais on peu se demander de quelle manière l’encyclique Veritatis Splendor, ainsi que le concile Vatican II, peuvent être reçus par notre époque, que ce soit dans le monde ou au sein de l’Église elle même. La morale reste trop souvent un principe arbitraire aux yeux de nos contemporains croyants ou non, au mieux percevra-t-on celle-ci comme un compromis culturel obligé pour vivre en collectivité. Encore un défit à relever pour l’Église. Mais n’est-ce pas le propre de l’Église d’être en avance sur son temps à propos d’un sujet touchant à la dignité de la personne humaine alors que celle-ci n’a jamais été autant menacée ? N’est-ce pas en cela qu’elle est prophétique ? [1] Concile Vatican II, « Dei Verbum », n° 10, 1965, in Vatican II, Les seize documents conciliaires, Fides, Canada, 2001 : « [Le] Magistère n’est pas au-dessus de la parole de Dieu ; il la sert, n’enseignant que ce qui a été transmis ». Ibid, n° 21 : « La prédication ecclésiastique tout entière, tout comme la religion chrétienne elle-même, doit donc être nourrie et guidée par la Sainte Écriture ». Ibid, n° 24 : « La sainte théologie s’appuie sur la parole écrite de Dieu, ainsi que sur la Tradition, comme sur un fondement durable ; c’est dans la Parole de Dieu qu’elle trouve sa force et qu’elle puise toujours sa jeunesse, en approfondissant, sous la lumière de la foi, toute la vérité cachée dans le mystère du Christ. Les saintes Écritures contiennent la Parole de Dieu et, parce qu’elles sont inspirées, elles sont réellement la Parole de Dieu ; aussi l’étude des saintes Lettres doit-elle être comme l’âme de la sainte théologie. C’est aussi de la même parole de l’Écriture que le ministère de la parole, autrement dit la prédication pastorale, la catéchèse et toute l’instruction chrétienne, dans laquelle il faut que l’homélie liturgique ait une place privilégiée, est nourri de façon salutaire et trouve sa sainte vigueur ». [2] Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n° 4 : « Au point de départ de ces conceptions [anthropologique et éthiques], on note l’influence plus ou moins marquée de courants de pensée qui en viennent à séparer la liberté humaine de sa relation nécessaire et constitutive à la vérité ». [3] Benoît XVI, homélie pour le rassemblement des Mouvements et Communautés nouvelles, 3 juin 2006, trad. fr., Zenit : Prononcée le samedi 3 juin « Vie et liberté, sont les choses auxquelles nous aspirons tous. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Où et comment trouvons-nous la ‘vie’ ? Je pense que, spontanément, la très grande majorité des hommes a le même concept de la vie que le fils prodigue de l’Évangile. Il s’était fait donner sa part d’héritage, et désormais il se sentait libre ; il voulait finalement vivre en n’ayant plus le poids des devoirs de la maison, il voulait seulement vivre. Avoir de la vie tout ce qu’elle peut offrir. En profiter pleinement – vivre, seulement vivre, s’abreuver à l’abondance de la vie et ne rien perdre de ce qu’elle peut offrir de précieux. A la fin, il se retrouva à garder des porcs, enviant même ces animaux. Sa vie était devenue vide et vaine à ce point-là. Et sa liberté également se révélait vaine. N’est-ce pas ce qui se passe aujourd’hui aussi ? Lorsqu’on veut uniquement devenir le maître de sa vie, celle-ci devient toujours plus vide, plus pauvre ; on finit facilement par se réfugier dans la drogue, dans la grande illusion. Et nous commençons à nous demander si vivre est en définitive vraiment un bien. Non, de cette façon nous ne trouvons pas la vie ».1.2. Léon XIII et le XIXème siècle : un renouveau thomiste et scripturaire
2. Vatican II : la confiance retrouvée
2.1. L’échec du schéma De re morali
2.2. Redéfinition des fondements de la morale
2.3. L’ouverture au monde
3. La sécularisation postconciliaire
3.1. Humanae vitae : le facteur révélateur d’une crise
3.2. Les origines de la sécularisation
3.3. Une polémique montante : la critique des fondements de la morale
4. La réponse de l’Église : Veritatis Splendor
4.1. Projet de Veritatis Splendor
4.2. La liberté selon Veritatis Splendor
Conclusion
Notes
Bibliographie
Sources
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