Étant les moyens du salut, les sacrements doivent être compris comme des instruments d’unité. Réalisant, rétablissant ou renforçant l’union de l’homme au Christ, ils réalisent, rétablissent ou renforcent par là même son union à la communauté chrétienne. Et ce second aspect du sacrement, aspect social, est si intimement uni au premier, qu’on peut dire quelque fois tout aussi bien ou même qu’en certains cas on doit dire plutôt, que c’est par son union à la communauté que le chrétien s’unit au Christ.
Tel est l’enseignement constant de l’Église, – pratiquement trop peu connu, il faut l’avouer. De même que la Rédemption et la Révélation, tout en atteignant directement chaque âme, ne sont pas dans leur principe individuelles mais sociales, ainsi la grâce que produisent et qu’entretiennent les sacrements n’établit-elle pas un rapport purement individuel entre l’âme et Dieu ou le Christ, mais chacun le reçoit dans la mesure où il s’agrège, socialement, à l’unique organisme où coule sa sève fécondante. Ainsi l’on a pu dire que le mystère de la causalité des sacrements ne réside pas tant dans « l’efficacité paradoxale en l’ordre surnaturel d’un rite ou d’un geste sensible, que dans l’existence d’une société qui, sous les apparences d’une institution humaine, cache une réalité divine ». Tous les sacrements sont essentiellement « sacrement de l’Église », en elle seule ils produisent leur plein effet, car en elle seule, « Société de l’Esprit », on participe normalement au Don de l’Esprit.
Le premier effet du baptême, par exemple, n’est autre que cette agrégation à l’Église visible. Être baptisé c’est entrer dans l’Église. Fait essentiellement social, et même au sens d’abord extérieur du mot. Les conséquences n’en seront pas simplement juridiques, mais aussi spirituelles, mystique, parce que l’Église n’est pas une société purement humaine : d’où le « caractère » baptismal, et, lorsque toutes les autres conditions requises sont présentes, la grâce sacramentelle de régénération. C’est donc par sa réception dans la société religieuse que le baptisé se trouve incorporé au Corps mystique : tel est le double sens, indissociable, d’expression traditionnelles comme « Ecclesiae Dei sociari », « Ecclesiae incorporari », « in corpus Ecclesiae transire » ; et c’est par cette incorporation que chacun reçoit l’adoption filiale et se trouve vivifié par l’Esprit-Saint. Le fait premier est de nature sociale.
Et l’effet dernier ne l’est pas moins, quoique cette fois en un sens tout intérieur. Car si c’est de l’Église que les sacrements tirent leur efficace, c’est en vue de l’Église encore que cette efficace leur est confiée. L’eau et le sang qui, sur la croix, coulèrent du côté de Jésus, eau du Baptême, sang de l’Eucharistie, premiers fruits de l’union mystique entre le Christ et son Église, sont aussi les fleuves de vie où celle-ci s’alimente. À mesure que l’eau coule sur les fronts, ce n’est pas seulement une série d’incorporations qui s’effectuent, c’est par le fait même une « corporation » de toute l’Église en une mystérieuse unité. La régénération baptismale n’affecte donc point en fin de compte une âme solitaire : « Tous, dit l’Apôtre, nous avons été baptisés dans un seul Esprit pour former un seul Corps ». C’est ce qu’expliquait Irénée, à la fois pour le baptême et pour la confirmation, en développant un symbolisme qui nous est devenu moins familier, mais qui demeurera longtemps un lieu commun de la prédication :
L’Esprit, disait-il, est descendu sur les Apôtres pour introduire toutes les nations dans la Vie. Aussi s’unissent-ils pour chanter en toute langues un hymne à Dieu. L’Esprit ramenait ainsi à l’unité des tribus dispersées, et offrait au Père les prémices de toutes les nations. De même, en effet, que sans eau on ne peut faire, avec du froment sec, une seule pâte, un seul pain ; ainsi nous, qui sommes nombreux, ne pourrions-nous devenir une seule chose dans le Christ, sans l’eau qui vient du ciel. C’est pourquoi nos corps reçoivent, par le baptême, l’unité qui mène à la vie incorruptible, et nos âmes la reçoivent par l’Esprit…
C’est aussi ce que commentent d’anciennes inscriptions romaines :
Il naît pour le ciel un peuple de race divine,
engendré par l’Esprit fécondateur de ces eaux.
La Mère Église enfante en ces ondes
le fruit virginal conçu par la vertu de l’Esprit…
Aucune différence entre ceux qui renaissent : ils sont un
par un seul bain, un seul Esprit, une seule foi.
Toi qui fus engendré dans ces eaux, viens à l’unité
où t’appelle l’Esprit-Saint pour te livrer ses dons. [1]
Plus significative encore est peut-être la façon de parler d’un Yves de Chartres, nouvel anneau d’une longue chaîne de tradition. Traitant du Sacrifice de la Loi nouvelle, où l’Église s’offre elle-même en même temps qu’elle offre son Christ, il la montre préparée par les rites antérieurs à cette fonction sublime : « per aquam baptismatis adjucta, chrismatis oleo peruncta, sancti Spiritu igne solidata, per humilitatis Spiritum hostia placens effecta » [a], si bien que, à travers chacun de nous, c’est toujours elle, cette Église unique, qui apparaît comme le grand sujet, aussi bien que comme le grand ministre de tous les sacrements. Sacramenta faciunt Ecclesiam [b].
[1] Inscription de Sixte III sur le Baptistère du Latran, et inscription du Consignatorium (Vatican ?). Schuster, Liber sacramentorum, tr. fr. t. I, p. 32-3. La nuit de Pâques, nuit du baptême et de la réconciliation : « reddit gratiae, sociat sanctitati » (Samedi saint, Exultet).
[a] « Unie par l’eau du baptême, ointe par l’huile de la chrismation, affermie par le feu du Saint-Esprit, devenue victime agréable par l’Esprit d’humilité ».
[b] « Les sacrements font l’Église ».