Quand la victoire du Christ est décrite et expliquée en 5, 5-9 [1], les lecteurs et les auditeurs de l’Apocalypse savent déjà que les chrétiens doivent remporter la victoire comme le Christ l’a fait. Chacun des messages aux sept Églises dans les chapitres 2-3 inclut une promesse de récompense eschatologique « au vainqueur » (2, 7.11.17.26-28 ; 3, 5.12.21), et la dernière d’entre elles, placée stratégiquement de façon à anticiper 5, 5-6, énonce : « Le vainqueur, je lui donnerai de siéger avec moi sur mon trône comme moi-même après ma victoire, j’ai siégé avec mon Père sur son trône » (3, 21). Nous rencontrons d’abord ces vainqueurs disciples du Christ au chapitre 7, lequel continue le thème de la guerre messianique en les décrivant comme l’armée du Messie davidique [2].
Apocalypse 7, 4-14 utilise le même procédé que 5, 5-6 : le contraste entre ce que Jean entend (7, 4) et ce qu’il voit (7, 9). Les 144 000 des douze tribus d’Israël (7, 4-8) contrastent avec la multitude innombrable des toutes les nations (7, 9), mais les deux images dépeignent la même réalité. Elles sont parallèles aux deux images contrastées du Christ en 5, 5-6 : les 144 000 Israélites suivent le Messie davidique, le Lion de Juda (remarquez que la tribu de Juda est mentionnée en premier lieu), tandis que la multitude innombrable, ce sont les adeptes de l’Agneau égorgé, racheté de toutes les nations (5, 9) [3].
Tout comme l’attente du Messie davidique était réinterprétée au moyen de l’image scripturaire de l’agneau pascal, l’image purement nationaliste de ceux qui le suivent est réinterprétée par une image tirée des promesses scripturaires aux patriarches. Selon ces promesses, les descendants des patriarches seront innombrables (Gn 13, 16 ; 15, 5 ; 32, 12). Ainsi l’Église est décrite comme une multitude innombrable tirée des nations, non parce que les chrétiens seront effectivement innombrables à la fin du premier siècle, mais parce que Jean croit à l’accomplissement de toutes les promesses de Dieu dans le Christ.
Cependant, il y a un autre contraste entre les 144 000 Israélites et la multitude innombrable qui confirme la justesse du parallèle avec 5, 5-6. Les 144 000 sont une armée. C’est implicite dans le fait que 7, 4-8 est un recensement des Tribus d’Israël. Dans l’Ancien Testament, un recensement était toujours une évaluation de la force militaire de la nation, où seul les hommes en âge de combattre étaient comptés. Les douze contingents égaux des douze tribus sont l’armée de tout Israël, réunis dans les derniers jours selon l’espérance eschatologique traditionnelle, rassemblés sous la conduite du Lion de Juda pour battre les oppresseurs païens d’Israël. Mais ceux qui célèbrent leur victoire dans le ciel, l’attribuant à Dieu et à l’Agneau (7, 9-10), « on lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau (7, 14). Cela signifie que ce sont des martyrs qui ont triomphé en participant à travers leur propre mort à la mort sacrificielle de l’Agneau. Il est vrai que la plupart des commentateurs ont compris 7, 14 comme une référence à la rédemption des chrétiens par l’Agneau qui les a sauvés du péché, mais nous avons déjà vu que la référence au sang de l’Agneau en 12, 11 doit renvoyer au martyre. Puisque 7, 14 se réfère à une action dont les disciples du Christ sont les sujets, ce verset est parallèle à 12, 11, alors que dans les références à la rédemption des chrétiens par le sang du Christ, ils sont les objets de cette action (1, 5 ; 5, 9).
Donc, de même que 5, 5-6 décrit Jésus-Christ comme le Messie qui a remporté une victoire, mais qui l’a fait par sa mort sacrificielle et non par la puissance militaire, de même 7, 4-14 décrit ses disciples comme le peuple du Messie, partageant sa victoire, mais, là encore, par la mort sacrificielle plutôt que par la force militaire. Cette interprétation est confirmée par 14, 1-5 où les 144 000 réapparaissent. Les chapitres 12-14 décrivent les combattants de la guerre messianique. Dans les chapitres 12-13, le Dragon, la Bête et la seconde Bête ont été décrits successivement comme faisant la guerre contre le peuple de Dieu (12, 17 ; 13, 7). Mais en 14, 1 l’Agneau et son armée se tiennent, pour leur faire face, sur le mont Sion, le lieu du triomphe du roi messianique sur les nations hostiles (Ps 2, 6). La référence souvent mal comprise à la virginité des 144 000 (14, 4a) relève de l’image d’une armée. Ceux qui suivent le Christ sont symbolisés comme une armée d’hommes adultes qui, selon les anciennes exigences de pureté rituelle qui s’imposent à ceux qui combattent dans une guerre sainte (Dt 23, 10-15 ; 1 S 21, 5 ; 2 S 11, 9-13 ; Qumran grotte 1, Milhamah, 7, 3-6), doivent éviter l’impureté cultuelle contractée par les relations sexuelles. Cette pureté rituelle relève de l’image d’une armée : son équivalent littéral dans l’idéal de l’Église selon Jean n’est pas l’ascétisme sexuel, mais la pureté morale. Cependant, tout comme les images militaires et sacrificielles sont associées pour le Christ en 5, 5-6, l’image de l’armée se change en celle du sacrifice en 14, 4b-5 ; avec elle, l’image de la pureté rituelle de l’armée de l’Agneau se transforme en celle de la perfection requise dans une offrande sacrificielle. Le mot amômoi (« sans défaut ») relève de la terminologie cultuelle concernant la perfection physique exigée d’un animal pour le sacrifice (Ex 29, 38 ; Lv 1, 3 ; 3, 1).
L’image cultuelle est alors traduite dans son équivalent littéral : « jamais leur bouche ne connut le mensonge » (14, 5). Ainsi le texte fait le lien avec le thème de la vérité et du mensonge, si important dans l’Apocalypse, et évoque le troisième des motifs qui dominent le récit de l’œuvre du Christ dans l’Apocalypse : celui du témoignage fidèle rendu à la vérité. Mais en utilisant les mots « jamais leur bouche ne connut le mensonge », Jean fait également écho à des textes vétérotestamentaires significatifs : Sophonie 3, 13, qui dit du peuple eschatologique de Dieu qu’ « on ne trouvera plus dans leur bouche de langue trompeuse », et Isaïe 53, 9 qui dit du Serviteur saufrant « conduit comme un agneau à l’abattoir » (53, 7) qu’ « il n’y a pas eu de tromperie dans sa bouche » (53, 9). À la manière de l’exégèse juive, Jean exploite la coïncidence des deux textes. Ceux qui suivent l’Agneau ressemblent à celui qu’ils « suivent partout où il va » (14, 4). Cette suite signifie imiter à la fois sa fiabilité comme « le témoin fidèle » et la mort sacrificielle à laquelle cela conduit. Ainsi, la victoire de l’armée de l’Agneau est la victoire du témoignage fidèle gardé jusqu’à la mort sacrificielle. Comme en 12, 11, les trois images du combat messianique, du sacrifice pascal et du témoignage fidèle vont ensemble et s’interprètent mutuellement.
Notes de Testimonia
[1] Les références mentionnées sans précision d’un livre sont toutes tirées du livre de l’Apocalypse.
[2] Apocalypse 7, 1-17 : « Après quoi je vis quatre Anges, debout aux quatre coins de la terre, retenant les quatre vents de la terre pour qu’il ne soufflât point de vent, ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre. Puis je vis un autre Ange monter de l’orient, portant le sceau du Dieu vivant ; il cria d’une voix puissante aux quatre Anges auxquels il fut donné de malmener la terre et la mer : « Attendez, pour malmener la terre et la mer et les arbres, que nous ayons marqué au front les serviteurs de notre Dieu ». Et j’appris combien furent alors marqués du sceau : 144 000 de toutes les tribus des fils d’Israël. De la tribu de Juda, 12 000 furent marqués ; de la tribu de Ruben, 12 000 ; de la tribu de Gad, 12 000 ; de la tribu d’Aser, 12 000 ; de la tribu de Nephtali, 12 000 ; de la tribu de Manassé, 12 000 ; de la tribu de Siméon, 12 000 ; de la tribu de Lévi, 12.000 ; de la tribu d’Issachar, 12.000 ; de la tribu de Zabulon, 12 000 ; de la tribu de Joseph, 12 000 ; de la tribu de Benjamin, 12 000 furent marqués. Après quoi, voici qu’apparut à mes yeux une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toute nation, race, peuple et langue ; debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main, ils crient d’une voix puissante : « Le salut à notre Dieu, qui siège sur le trône, ainsi qu’à l’Agneau ! » Et tous les Anges en cercle autour du trône, des Vieillards et des quatre Vivants, se prosternèrent devant le trône, la face contre terre, pour adorer Dieu ; ils disaient : « Amen ! Louange, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu pour les siècles des siècles ! Amen ! » L’un des Vieillards prit alors la parole et me dit : « Ces gens vêtus de robes blanches, qui sont‐ils et d’où viennent‐ils ? » Et moi de répondre : « Monseigneur, c’est toi qui le sais ». Il reprit : « Ce sont ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau. C’est pourquoi ils sont devant le trône de Dieu, le servant jour et nuit dans son temple ; et Celui qui siège sur le trône étendra sur eux sa tente. Jamais plus ils ne souffriront de la faim ni de la soif ; jamais plus ils ne seront accablés ni par le soleil, ni par aucun vent brûlant. Car l’Agneau qui se tient au milieu du trône sera leur pasteur et les conduira aux sources des eaux de la vie. Et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (Traduction fr. Bible de Jérusalem). »
[3] Apocalypse 5, 5-10 : « L’un des Vieillards me dit alors : « Ne pleure pas. Voici : il a remporté la victoire, le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David ; il ouvrira donc le livre aux sept sceaux ». Alors je vis, debout entre le trône aux quatre Vivants et les Vieillards, un Agneau, comme égorgé, portant sept cornes et sept yeux, qui sont les sept Esprits de Dieu en mission par toute la terre. Il s’en vint prendre le livre dans la main droite de Celui qui siège sur le trône. Quand il l’eut pris, les quatre Vivants et les 24 Vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, les prières des saints ; ils chantaient un cantique nouveau : « Tu es digne de prendre le livre et d’en ouvrir les sceaux, car tu fus égorgé et tu rachetas pour Dieu, au prix de ton sang, des hommes de toute race, langue, peuple et nation ; tu as fait d’eux pour notre Dieu une Royauté de Prêtres régnant sur la terre (Traduction fr. Bible de Jérusalem). »