De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé, afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle.
Jésus fait allusion à une pratique un peu ambiguë, vestige sans doute d’un vieux rite magique, que nous retrouvons dans le livre des Nombres (Nb 21, 6-9). Le récit entrelace la vie et la mort de façon étonnante. Pour commencer il se situe au désert, qui est en lui-même déjà un lieu de mort ; ensuite il fait allusion à la morsure mortelle d’un animal redoutable entre tous : le serpent.
On se serait attendu à ce que Dieu extermine ces reptiles, ou empêche qu’ils mordent les israélites ; il n’en est rien : Dieu n’intervient pas directement, mais propose seulement à ceux qui ont été mordus, un moyen qui leur permette de ne pas subir la conséquence mortelle de cette atteinte.
Le livre de la Sagesse nous livre la clé d’interprétation du rituel étrange décrit au Lévitique :
Celui qui tournait les yeux vers le serpent était sauvé, non par l’objet regardé, mais par toi, le Seigneur de tous.
Le serpent élevé acquiert donc une valeur symbolique au sens étymologique du terme. Le symbole met en relation deux éléments disjoints ; ici il s’agit de la terre et du ciel. Le serpent, animal terrestre par excellence, associé spontanément à la mort, est mis en relation, par son élévation, avec le ciel, qui évoque la vie en plénitude. Ce rapprochement suggère l’espérance d’un dépassement de la mort qui règne sur terre, grâce à une intervention du ciel, c’est-à-dire du Dieu qui fait vivre. Dans ce contexte, le fait de « tourner les yeux » vers le serpent, signifie la volonté de conversion au Seigneur, qui est capable de sauver ceux sur qui la mort exerce son empire.
Dans l’Évangile de ce jour (Jn 3, 14-21), Jésus donne à cet événement préfiguratif du désert sa pleine signification, en le mettant en relation avec sa propre mort : l’élévation en Croix, annonce qu’un mouvement plus puissant que l’inertie de la mort, va arracher son corps à la terre, et lui donner une destination nouvelle, dans le partage de la Vie divine.
Tout comme dans l’épisode du désert, la mort n’est pas éliminée en tant que telle ; mais elle n’a pas le dernier mot : elle est dépassée par une intervention divine inattendue. Certes elle continue à accomplir son œuvre destructrice après la venue du Christ Sauveur, mais elle ne triomphe plus. Pour nous comme pour lui, la mort est devenue passage vers la Vie, qui est donnée précisément à travers elle. Rien ne peut empêcher le Tout-Puissant de réaliser son projet d’amour sur ses enfants, pas même la mort. En la traversant, Notre Seigneur a ouvert une brèche par laquelle il nous invite à le suivre :
La mort a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? Où est-il, ô mort, ton aiguillon ?
C’est pour pouvoir nous proposer un nouveau chemin de vie alors même que la morsure mortelle faisait inexorablement son œuvre en nous, que lui le Vivant a voulu épouser notre mort, afin d’y semer la semence de la Vie éternelle.
Le propre de l’espérance chrétienne est d’affirmer la victoire de la Vie sans nier la mort, mais au contraire, en passant par elle. Victoire du Ressuscité sur la mort physique, qui n’est toujours que le signe de sa victoire définitive sur la cause de cette mort, à savoir le péché. Paul nous le rappelait dans la seconde lecture : « Frères, Dieu est riche en miséricorde ; à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a fait revivre avec le Christ. Avec lui il nous a ressuscité ; avec lui il nous a fait régner aux cieux, dans le Christ Jésus ».
La Croix où le Fils de Dieu épouse notre mort pour nous donner part à sa vie, demeure jusqu’à la fin des temps, l’étendard de la miséricorde divine. Ce signe dressé au cœur du monde et de l’histoire, révèle à tous les hommes « la bonté de Dieu pour nous dans le Christ Jésus », en qui le Père « voulait montrer, au long des âges futurs, la richesse infinie de sa grâce ».
Cependant, ce signe n’a pas l’évidence d’une preuve contraignante, qui permettrait de faire l’économie de la foi. La possibilité de refuser de croire est bien réelle : comme à l’aube des temps, l’homme est à nouveau mis devant un choix ; il peux rectifier sa première option, celle du péché des origines, mais il n’est pas contraint au salut. Or « celui qui croit au Christ échappe au jugement, mais celui qui ne veut pas croire est déjà jugé, parce qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu », c’est-à-dire parce qu’il refuse d’accueillir la Parole de miséricorde du Père.
Comme Adam et Eve après leur transgression, nous pouvons nous cacher devant le Dieu qui se fait proche, « ne pas venir à la lumière, de peur que nos œuvres ne nous soient reprochées » ; mais à « celui qui agit selon la vérité » de la foi, et ose « venir à la lumière » de l’amour qui resplendit sur la Croix, Dieu fera grâce avec surabondance.
Chaque Eucharistie renouvelle devant nos yeux le même et unique mystère ; y participer, implique de notre part que nous croyions en la victoire finale de la miséricorde. C’est dans la mesure de cette foi que nous recevons le don de Dieu, et que sa vie définitive peut déjà se répandre dans nos morts quotidiennes.
Car cette possibilité d’accueillir la vie au cœur même de la mort ne nous sera pas seulement offerte au moment du grand passage : puisque la morsure mortelle du péché accomplit à chaque instant son œuvre en nous, c’est dès à présent que la vie divine veut triompher de nos morts quotidiennes.
Au lieu de subir la lente et inévitable dégradation de notre corps comme une défaite devant la mort triomphante, dans la foi nous pouvons l’accueillir tout au contraire comme une ouverture progressive à la Vie, qui se déversera en nous en plénitude au moment d’entrer dans la définitivité du Royaume.
Que la Vierge Marie nous aide à discerner, dans la Croix de notre Sauveur, le travail d’enfantement à la vraie Vie ; afin que ranimés dans notre foi, notre espérance et notre charité, nous consentions aux petites morts quotidiennes, à travers lesquelles la Vie divine veut déjà triompher en nous comme elle a triomphé en Jésus ressuscité.