Aujourd’hui par un acte public et solennel, nous glorifions et nous adorons le Pain et le Vin devenus vrai Corps et vrai Sang du Rédempteur. Nous célébrons aujourd’hui une fête solennelle qui exprime l’émerveillement étonné du Peuple de Dieu : un émerveillement plein de reconnaissance pour le don de l’Eucharistie.
Ce faisant, nous répondons à l’appel de Dieu qui nous est adressé dans le première lecture : « Souviens-toi ! N’oublie pas ! » (Dt 8, 2.14) ; n’oublie pas les bienfaits de ton Dieu « qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage ». Le péché fondamental, d’où découlent tous les autres, c’est l’amnésie, l’oubli de la présence bienveillante de Dieu à nos côtés.
La mémoire nous avait été donnée pour que nous puissions à chaque instant non seulement nous souvenir de cette présence, mais encore y communier de façon permanente, dans une alliance nuptiale avec la volonté divine.
La véritable conscience de soi, non pas la conscience superficielle de notre moi charnel ou psychique, mais la conscience personnelle, jaillit de cette présence à Dieu le Père, perçue par la mémoire profonde.
La célèbre analogie trinitaire de Saint Augustin situait l’image du Verbe dans l’intelligence, celle de l’Esprit dans la volonté, mais l’image du Père réside selon Augustin dans la mémoire. C’est la mémoire vivante de cette présence amoureuse de Dieu le Père à nos côtés qui transfigure notre regard, éclaire notre intelligence, et embrase notre cœur.
Saint Isaac le Syrien décrit le péché en termes d’oubli de Dieu ; plus radicalement encore : de sortie de l’homme de la conscience de Dieu. Et le même auteur se sert d’une comparaison particulièrement éloquente pour décrire la mort spirituelle du pécheur qui sort de la présence de Dieu :
Ce qui arrive au poisson quand il est sorti de l’eau arrive à l’esprit quand il est sorti de la mémoire de Dieu et se disperse dans la mémoire du monde (Traité, 43).
N’étant plus unifiée en Dieu, la mémoire s’attache aux souvenir des créatures dont elle nourrit les autres facultés, engendrant ainsi la multiplicité des passions, qui nous aliènent et nous entraînent au péché.
C’est précisément parce que Dieu connaît notre amnésie spirituelle, qu’il a voulu nous laisser le mémorial de la Pâque de son Christ. « Passent les jours, les années, les siècles, mais ce geste très saint dans lequel Jésus a condensé tout son Évangile d’amour ne passe pas », proclame Jean-Paul II. « Jésus ne cesse pas de s’offrir lui-même, Agneau immolé et ressuscité, pour le salut du monde ». Si par le péché, notre mémoire était morte, par l’Eucharistie, elle peut à nouveau reprendre vie. En contemplant le Pain consacré que le prêtre offre à nos regards au cours du Saint Sacrifice, nous redécouvrons, émerveillés, cette présence de Dieu au milieu de nous, tout prêt de nous, et bientôt en nous par la communion.
Et lorsque nous prolongeons la manducation eucharistique dans l’adoration, c’est afin de fixer cette présence dans notre mémoire et d’en vivre. L’image du Pain consacré qui s’imprime sur notre rétine, grave dans la mémoire de notre cœur la présence de Celui qui se cache sous ces humbles espèces.
A chaque Eucharistie, nous faisons mémoire non seulement de ce qui s’est passé il y a deux mille ans en notre faveur sur le Golgotha, mais notre mémoire se rassasie de la contemplation de ce que le Seigneur continue à réaliser sans cesse pour nous. Car en vertu de la divinité de Celui qui s’offre sur la Croix, l’acte rédempteur transcende le temps et l’espace, et remplit tout l’univers et chaque instant de l’histoire de sa présence salvifique. Le Saint Sacrifice de la Messe rend ainsi visible à nos yeux le Sacrifice perpétuel par lequel Dieu nous révèle l’infini de son amour.
La Messe est mémorial de la Pâque au sens où elle est l’actualisation de l’unique Sacrifice, la présence bien réelle de l’unique offrande qui nous sauve. Dans l’Eucharistie, rappelle le Concile, …
… est renfermé tout le bien spirituel de l’Église, c’est-à-dire le Christ lui-même ; notre Pâque et Pain vivant qui, par sa chair vivifiée par l’Esprit-Saint et vivifiante, donne la vie aux hommes qui sont invités et conduits à offrir eux-mêmes avec lui, leurs propres fatigues, et toutes les choses créées (Presbyterorum Ordinis, 5).
L’Eucharistie est ainsi sacrement de guérison de notre cœur, qui au contact de cette braise divine, s’enflamme d’amour dans l’Esprit Saint ; elle est sacrement de guérison de notre intelligence, qu’elle illumine de la connaissance intime de notre Sauveur ; l’Eucharistie est guérison de notre mémoire, qu’elle emplit de la présence de Celui qui vient à nous lorsque nous accueillons son Fils bien-aimé.
Nos contemporains cherchent par tous les moyens des expériences de « conscience modifiée », prétendument « élargie » ; alors que le sacrement de l’Eucharistie et lui seul peut nous rendre à nous-mêmes en nous rendant à Dieu. C’est dans ce face à face, ce cœur à cœur, cette circumincession réalisée par et dans l’Eucharistie, que nous retrouvons l’élan fondamental de notre être vers Dieu, et que nous devenons par le fait même des « personnes » au sens théologique du terme.
C’est pourquoi nous avons vitalement besoin de l’Eucharistie :
Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Celui qui mange ma chair et boit mon sang, a la vie éternelle (Jn 6, 53).
De quelle vie Jésus parlait-il sinon de la vie divine, qui jaillit en nous par la communion à sa présence eucharistique, cette vie dont Saint Irénée disait qu’elle consistait toute entière dans la vision de Dieu, c’est-à-dire dans la mémoire vive et la pleine conscience de sa présence vivifiante en nous.
On comprend dès lors l’insistance de l’Église sur la participation des fidèles à l’Eucharistie dominicale : Benoît XVI, à la suite de Jean-Paul II, rappelle à temps et à contretemps que la participation à l’Eucharistie dominicale doit être pour tout chrétien un engagement auquel il ne peut renoncer à aucun prix, car il s’agit d’une nécessité vitale – si du moins nous vivons notre foi d’une manière consciente et cohérente. Benoît XVI n’hésite pas à dire que…
… la vie de foi est en danger quand on ne ressent plus le désir de participer à la célébration eucharistique où l’on fait mémoire de la victoire pascale (Sacramentum caritatis, 73).
Pour réveiller ce saint désir, le chemin le plus direct est encore de nous exposer à la présence du Christ ressuscité présent au Saint Sacrement, au cours de temps d’adoration pris en dehors de la Messe. Car…
… l’acte d’adoration prolonge et intensifie ce qui est réalisé durant la célébration liturgique elle-même. En fait, ce n’est que dans l’adoration que peut mûrir un accueil profond et vrai (Benoît XVI, Ibid. 16).
Au cœur d’un monde caractérisé par un profond brassage des cultures et des religions, notre participation à l’Eucharistie dominicale nous permet de témoigner d’un des aspects les plus spécifiques de notre foi. Mais pour que ce témoignage soit crédible, c’est en quelque sorte notre vie – personnelle et communautaire – qui doit devenir eucharistique. Lorsque saint Paul nous exhorte, « à offrir à Dieu notre personne et notre vie en sacrifice saint, capable de lui plaire » (Rm 12, 1), ce ne peut être qu’une invitation à imiter le Christ dans son offrande eucharistique. Nourris du Pain du ciel, nous sommes appelés à devenir à notre tour pain livré pour la vie du monde en nous dépensant sans compter au service de nos frères. Bref : nous ne sommes dignes de porter le beau nom de chrétiens que dans la mesure où notre vie procède du Christ présent au milieu de nous dans son Eucharistie, et converge en Lui vers le Père.
Nous terminons notre méditation en nous unissant à l’action de grâce du Bienheureux Jean-Paul II qui priait :
Nous t’adorons, notre Rédempteur, qui t’es incarné dans le sein très pur de la Vierge Marie. Nous te rendons grâce, Seigneur, pour ta présence eucharistique dans le monde. Pour nous, tu as accepté de souffrir et sur la croix tu as manifesté jusqu’au bout ton amour pour l’humanité entière. Nous t’adorons, Viatique quotidien de nous tous, pèlerins sur la terre.
Donne-nous de toujours nous approcher de toi et de te recevoir avec respect, adoration et reconnaissance. Amen.