1. Je me permets de commencer cette seconde méditation par un souvenir personnel : la réaction qu’avait l’évêque de mon diocèse d’origine, Reggio Emilia, quand on touchait au thème du célibat des prêtres. Mon évêque, Mgr Gilberto Baroni, renvoyait régulièrement cette boutade : « Moi, je ne suis pas célibataire, je suis marié ». Pourtant pour lui c’était bien plus qu’une plaisanterie : c’était l’expression de la vérité de sa vie, la mise au jour de quelque chose qui avait crû longuement en lui. C’était justement le thème de notre méditation actuelle : l’Evêque, et le prêtre, époux de l’Église.
À la base de cette vérité et de ce critère de notre existence sacerdotale, il y a quelque chose d’originaire et de fondamental dans la révélation biblique et chrétienne : le rapport sponsal de Dieu avec son peuple, tel que nous le présentent déjà les prophètes de l’Ancien Testament, par exemple Osée dans les trois premiers magnifiques chapitres de son livre. Et, dans la même ligne, le mystère du Christ Epoux de l’Église. Ecoutons à ce propos les célèbres paroles de l’Apôtre Paul : « Le mari est le chef de son épouse, comme aussi le Christ est le chef de son Église, lui qui est le Sauveur de son corps… et vous, maris, aimez vos épouses comme le Christ a aimé l’Église et s’est donné lui-même pour elle, pour la rendre sainte, en la purifiant par le moyen du bain d’eau accompagné de la parole, afin de faire comparaître devant lui son Église toute glorieuse, sans tâche ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée… personne n’a en effet jamais haï sa propre chair ; au contraire, on la nourrit et on en prend soin, comme le fait le Christ envers l’Église. … Ce mystère est grand, je veux dire par rapport au Christ et à l’Église ! (Ep 5, 22-33).
L’Apocalypse fait écho à l’Apôtre Paul, quand il parle de la nouvelle Jérusalem qui descend du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épouse parée pour son époux (Ap. 21, 2). Jésus lui-même, du reste, en plusieurs occasions, s’était présenté lui-même comme l’époux qui vient : ainsi dans la discussion avec les disciples de Jean sur le jeûne, et ensuite dans la parabole des dix vierges (Mt 9, 15 ; 25, 1-12).
Dans la grande tradition patristique, l’Evêque représente le Christ dans son rapport avec l’Église, et en tant que tel on le présente, lui aussi comme l’époux de l’Église elle-même ; ce fut la source de tout un courant de spiritualité ecclésiale et ministérielle.
L’exhortation apostolique Pastores dabo vobis reprend avec grande incisivité ce thème, en l’appliquant non seulement aux Evêques mais aussi aux prêtres. Je me souviens du vif débat qui s’était développé sur ce thème durant le synode de 1990, et qui s’était conclu positivement, avec cette unique remarque : que le caractère sponsal du rapport entre le prêtre et l’Église soit proposé non pas dans le chapitre deux, consacré à la nature et à la mission du sacerdoce ministériel, mais dans le chapitre trois, qui traite de la vie spirituelle du prêtre.
Écoutons les paroles de l’Exhortation Apostolique : « Le prêtre est appelé à être l’image vivante de Jésus-Christ, Epoux de l’Église : … c’est pourquoi il est appelé, dans sa vie spirituelle, à revivre l’amour du Christ époux envers l’Église épouse. Sa vie doit donc être illuminée et orientée par ce caractère sponsal qui lui demande d’être témoin de l’amour sponsal du Christ ; ainsi sera-t-il capable d’aimer les gens avec un cœur nouveau, grand et pur, avec un authentique détachement de lui-même, dans un don de soi total, continu et fidèle. Et il en éprouvera comme une « jalousie » divine (cf. 2 Co 11, 2), avec une tendresse qui se pare même des nuances de l’affection maternelle, capable de supporter les « douleurs de l’enfantement » jusqu’à ce que « le Christ soit formé » dans les fidèles » (Pastores dabo vobis, 22). Beaucoup de richesses sont à savourer, il y a de quoi se nourrir dans ce que propose ce texte assez court. Il a le mérite de mettre en évidence combien notre rapport à l’Église, depuis l’Église universelle et notre Diocèse jusqu’à la portion du Peuple de Dieu qui est concrètement confiée à notre ministère, est sacramentellement et doit être existentiellement un rapport global, qui investit également notre affectivité et notre perception la plus intime. Ce n’est qu’ainsi, avec cet amour tenace et exigeant avant tout envers nous-mêmes, que nous pouvons nous configurer réellement au Christ prêtre.
2. Mais Pastores dabo vobis, non seulement dans le chapitre sur la spiritualité mais aussi dans celui consacré à la nature du sacerdoce ministériel, traduit ce rapport sponsal qui, à la ressemblance du Christ, lie le prêtre à l’Église, par un concept précis et très exigeant ; on l’a parfois un peu négligé ces dernières années, mais il est essentiel de le récupérer si nous voulons saisir la physionomie authentique du sacerdoce ministériel.
Certainement, dit l’Exhortation Apostolique, le prêtre comme croyant demeure toujours membre de la communauté, avec tous ses autres frères et soeurs convoqués par l’Esprit, et pourtant « En tant qu’il représente le Christ Tête, Pasteur et Epoux de l’Église, le prêtre a sa place non seulement dans l’Église, mais aussi en face de l’Église » (n. 22, qui reprend à la lettre la Propositio 7). C’est ce « face à face » de l’époux et de l’épouse que Pastores dabo vobis au n. 16 approfondit ultérieurement en disant que les apôtres et leurs successeurs, en tant que détenteurs d’une autorité qui leur vient du Christ tête et pasteur, sont placés – de par leur ministère – face à l’Église, comme prolongement visible et signe sacramentel du Christ dans son être face à l’Église et au monde, comme origine permanente et toujours nouvelle du salut, « Lui qui est le Sauveur de son corps » (Ep 5, 23).
Il est facile de comprendre la signification de cette précision : dans l’élan de la redécouverte de la centralité du sacerdoce commun du Peuple de Dieu tout entier, il y a eu une forte tendance à placer le sacerdoce ministériel simplement à l’intérieur de la communauté croyante, comme un ministère parmi d’autres. L’élément de vérité, indubitablement grande et fondamentale, que contient cette conception, est exprimé par la formule « dans l’Église ». Il n’est pourtant pas possible de réduire à cela le ministère apostolique et sa continuation dans le sacerdoce ministériel. C’est en effet l’unique ministère à être « constitutif » de l’être même de l’Église, et non simplement utile et bénéfique à sa vie et à son développement. Et c’est ce ministère qui rend sacramentellement présent le Christ en tant que principe de la vie de l’Église. C’est pourquoi il se place, simultanément et indissociablement, « dans l’Église » et « face à l’Église ». Ce « face à » est le signe et la conséquence de l’irréductibilité du Christ à l’Église.
Pastores dabo vobis sait saisir avec une grande efficacité le sens spirituel que revêt tout cela, non seulement pour notre vie de prêtre et pour la conscience de notre ministère, mais aussi pour la communauté ecclésiale tout entière et pour la justesse de sa position envers le Seigneur. Ecoutons de nouveau les paroles même de l’exhortation : « Dans son être même et dans sa mission sacramentelle, le prêtre apparaît, dans la structure de l’Église, comme signe de la priorité absolue et de la gratuité de la grâce, qui est donnée à l’Église par le Christ ressuscité. Par le sacerdoce ministériel, l’Église prend conscience, dans la foi, de ne pas exister par elle-même, mais par la grâce du Christ dans l’Esprit Saint ». Nous comprenons ainsi combien il est important, au sens positif et non seulement pour s’opposer à quelque partialité ou quelque erreur, d’avoir une perception correcte et pleine de ce qu’est le sacerdoce ministériel et de ce qu’est son rapport précis au Christ et à l’Église.
3. De ce fort enseignement qui nous vient de Pastores dabo vobis, mais en réalité déjà du Nouveau Testament et de la tradition ecclésiale, et en dernière analyse de l’articulation même du mystère du Christ et de l’Église, je voudrais tirer encore deux considérations qui, je pense, peuvent nous être très utiles, l’une de caractère plus immédiatement spirituelle, l’autre en vue d’un éclaircissement théologique.
Ces dernières années on a beaucoup insisté sur la pastorale des vocations, en particulier des vocations au sacerdoce ministériel. Mais on n’a peut-être pas assez développé un aspect du sens de notre appel, celui qui correspond d’une certaine façon, de notre part, à notre être de signes de la priorité et de la gratuité de la grâce. Je pense à la grandeur de l’élection dont, sans aucun mérite de notre part, nous avons été l’objet lors de notre appel au sacerdoce. Le thème de l’élection divine traverse toutes les Écritures, l’Ancien et le Nouveau Testament, et occupe en elles une place centrale. Il ne s’agit pas, comme souvent on le sous-entend et le craint, d’une revendication de supériorité et donc d’un prétexte à l’orgueil et à la domination, mais au contraire de la reconnaissance d’un don qui, justement, est reçu gratuitement et qui, par nature, concerne le bien de tous et nous met au service de tous. C’est ainsi que dans sa substance profonde l’ancien peuple d’Israël concevait déjà sa propre élection. Et c’est ainsi, à plus forte raison, que doit être conçue toute élection dans le Christ au sein du peuple chrétien. C’est ainsi en particulier qu’il faut comprendre notre appel et notre élection au sacerdoce ministériel.
Il faut donc être conscient de la grandeur insondable de ce choix gratuit de Dieu, du don qui nous a été fait et de la responsabilité et du service qui nous ont été confiés. Nous qui sommes prêtres souvent déjà depuis de nombreuses années, nous devons nous souvenir quotidiennement du sens de cette élection divine à l’origine de notre appel personnel : ainsi l’eucharistie que nous célébrons tous les jours devient action de grâce à un titre à la fois sacramentel et intimement personnel. Ainsi également nous pourrons plus facilement repousser et vaincre en nous-mêmes ces tentations : nous lamenter des obligations du sacerdoce, en porter la charge avec lassitude et à contrecœur, nous regarder nous-mêmes avec des yeux seulement mondains ; ceux-ci sont toujours aux aguets, parce qu’ils procèdent de la logique du monde qui refuse la rédemption et, en notre intérieur, de l’héritage du péché originel.
Une question que l’on m’a adressé tant de fois en parlant avec des prêtres, – et ainsi j’en viens à la seconde considération -, c’est de préciser en quoi consiste exactement la différence essentielle, et non seulement de degrés, entre le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel, selon la célèbre formule de Lumen Gentium n. 10. Et bien à mon avis la réponse substantielle nous l’avons déjà faite auparavant, quand nous avons vu comment le sacerdoce ministériel se situe non seulement « dans l’Église », mais aussi « face à l’Église ». C’est là, c’est dans cette représentation sacramentelle du Christ comme chef-serviteur, pasteur et époux, que le sacerdoce ministériel est une réalité essentiellement diverse du sacerdoce commun, tout en lui étant étroitement uni et en fonction de lui, et bien que tous deux participent, chacun à sa manière, à l’unique sacerdoce du Christ. Plus se diffusera dans l’Église, entre les pasteurs et les fidèles, la connaissance et l’accueil de cette diversité dans l’unité, et plus croîtra une authentique communion ecclésiale et il sera facile d’éviter le double risque d’une cléricalisation subreptice des laïcs et d’une laïcisation tout autant subreptice des prêtres.
4. En demeurant bien ancrée dans le concept fondamental de la représentation sacramentelle du Christ pasteur et époux, Pastores dabo vobis met au centre de la vie spirituelle du prêtre, comme son élément spécifique et caractéristique, la charité pastorale. On se sert ici d’une citation particulièrement évocatrice de Saint Augustin, où il parle du ministère sacerdotal comme d’un « amoris officium », une charge et un devoir d’amour : « Sit amoris officium pascere dominicum gregem », que ce soit une charge et un devoir d’amour que de paître le troupeau du Seigneur.
Le Saint-Père nous a donné un commentaire assez parlant de cette formule augustinienne, en disant que « le prêtre qui accueille la vocation au ministère est en mesure d’en faire un choix d’amour, en vertu duquel l’Église et les âmes deviennent son principal sujet d’intérêt et, avec une telle spiritualité concrète, il devient capable d’aimer l’Église universelle et cette portion qui lui en est confiée avec tout l’élan d’un époux pour son épouse » (Discours du 4 novembre 1980 aux prêtres participants à une réunion promue par la CEI). En effet, la charité du prêtre se réfère avant tout à Jésus-Christ et embrasse l’Église en tant que celle-ci est le corps et l’épouse du Christ, selon la parole de l’Apôtre Paul : « Quand à nous, nous sommes vos serviteurs pour l’amour de Jésus » (2 Cor 4, 5). Et comment oublier les paroles du Seigneur à Pierre, quand il ne lui confie le ministère de paître le troupeau qu’après sa triple attestation d’amour : « Il lui dit pour la troisième fois : ‘Simon fils de Jean, m’aimes-tu ?’ Pierre lui répondit : ‘Seigneur tu sais tout ; tu sais que je t’aime’. Jésus lui répondit : ‘Pais mes brebis’ » (Jn 21, 17).
La charité pastorale trouve sans aucun doute sa plus forte nourriture et sa plus pleine expression dans l’Eucharistie. Notre messe quotidienne est donc le secret de notre capacité à servir sans nous lasser, à aimer et pardonner. « La Sainte Messe est de façon absolue le centre de ma vie et de chacune de mes journées » : puissent donc ces paroles, prononcées par le Pape le 27 octobre dernier à l’occasion du Symposium promu par la Congrégation pour le Clergé lors du trentième anniversaire du décret Presbyterorum Ordinis, être toujours plus la vérité de notre vie pour chacun des évêques et prêtres que nous sommes.
Cette même charité pastorale constitue, comme le dit Pastores dabo vobis n. 23, « le principe intérieur et dynamique capable d’unifier les diverses et multiples activités du prêtre ». De plus, elle peut répondre au besoin plus profond, que nous percevons souvent au fond de nous-mêmes, d’une unité globale qui embrasse notre moi intérieur et tout notre agir, en un mot toute notre vie. Pour ce faire, la charité pastorale doit être réellement « l’option fondamentale » qui nous guide et nous façonne intérieurement, le fil conducteur de nos journées, auquel nous nous référons constamment.
Ce soir, lors du Rosaire médité, nous écouterons les témoignages de cardinaux et d’évêques qui sont d’authentiques confesseurs de la foi : l’exemple qui nous vient de leur vie, des années et des décennies de souffrances supportées et offertes pour le Christ et pour l’Église, est pour nous la confirmation la plus persuasive que la parole de Jésus, « nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13), est capable de devenir une réalité concrète dans notre existence actuelle de prêtres. Sous ces formes héroïques et exceptionnelles, mais aussi dans le quotidien à son tour héroïque de la vie de beaucoup d’évêques et de prêtres, le don sponsal de soi à l’Église, célébré sacramentellement au jour de notre ordination, trouve son plein achèvement pratique.
5. Le Concile Vatican II a mis en évidence le caractère universel de la vocation à la sainteté, que chacun doit poursuivre dans sa condition de vie et dans l’exercice des tâches qui lui sont propres (Lumen gentium nn. 40-41). Cette vérité a été rappelée de très nombreuses fois à propos des laïcs, mais vaut aussi pour nous les prêtres. Concrètement, la charité pastorale est la voie royale de notre sanctification. Pastores dabo vobis au numéro 24, développe ce thème à la lumière du rapport entre consécration et mission : « la consécration est pour la mission. De cette façon, non seulement la consécration, mais aussi la mission se trouvent sous le signe et la force sanctificatrice de l’Esprit ». Il existe donc, selon l’enseignement de Presbyterorum Ordinis au n. 12, un rapport intime entre la vie spirituelle du prêtre et l’exercice de son ministère.
Je voudrais approfondir cette perspective en clef christologique, en développant l’indication qu’offre Pastores dabo vobis (n. 24). Un principe fondamental de christologie est qu’en Jésus nous trouvons une parfaite unité entre la personne et la mission : toute son existence se réalise et s’accomplit, sans réserves ni résidus, dans l’accomplissement de la mission qui lui vient du Père avec l’onction du Saint-Esprit, jusqu’à la Cène, à la Croix et à la Résurrection. Une unité analogue entre personne et mission doit se réaliser chez le prêtre : le don de l’Esprit reçu dans l’ordination oriente et guide toute sa vie vers la mission, et, dans l’exercice de celle-ci, vers la sainteté. Il n’y a rien en nous qui puisse légitimement demeurer hors de cette unique perspective unifiante. Naturellement tout cela n’a de sens et de valeur que parce que la prière, la contemplation, la pénitence, la souffrance rentrent à plein titre dans notre mission, à la ressemblance de Jésus, et même parce qu’elles en constituent la dimension la plus essentielle, la plus féconde et décisive.
Les conditions concrètes dans lesquelles nous exerçons notre sacerdoce varient certainement beaucoup de personne à personne et même, dans les divers temps et moments de la vie, chez une même personne. Par exemple, il sera plus facile et spontané de considérer que nous avons réalisé notre vocation et notre mission spécifique dans l’annonce de la Parole, dans la célébration des sacrements, dans l’animation et la conduite de notre communauté, plutôt que dans l’exercice de tâches d’organisation ou d’administration. Mais si nous allons plus profond, si nous tenons ferme le critère de la charité pastorale comme âme et principe unifiant de notre sacerdoce, nous pourrons comprendre et vivre tout ce que nous faisons, souvent en dehors de nos inclinations personnelles, afin de répondre aux exigences concrètes de cette charité : c’est une réalisation non moins authentique du même sacerdoce, et c’est le chemin de sainteté que le Seigneur ouvre devant nous dans la situation où il nous a mis.
6. La configuration au Christ Tête-serviteur, pasteur et époux de l’Église, est l’essence de notre sacerdoce. Pourtant elle ne peut s’en tenir au niveau sacramentel, elle doit évidemment s’exprimer dans toute la réalité de notre vie. C’est pourquoi la suite effective du Christ, et donc le « radicalisme évangélique », pour utiliser l’expression préférée de Pastores dabo vobis (n. 27), caractérise, en même temps que la charité pastorale, la vie spirituelle du prêtre et son chemin de sanctification. L’Exhortation Apostolique dépasse décidément, y compris pour le clergé diocésain, une vision restreinte qui résumerait à la seule obligation du célibat l’imitation du Christ chez nous autres prêtres ; elle propose par contre les trois conseils évangéliques d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, dans leur intime coordination réciproque, comme étant ce que le prêtre est appelé à vivre, selon les modalités, les finalités et ce sens spécifique qui dérivent de son identité de prêtre.
Dans la méditation de ce matin, nous avons fait quelque mention de l’obéissance. Maintenant je voudrais m’arrêter un peu sur la chasteté. Cela a aussi un rapport avec le thème de cette seconde méditation, le prêtre époux de l’Église.
Il y a effectivement une dynamique très claire, qui part de la vie de Jésus, qui se développe au long de l’histoire et de la vie de l’Église, et qui conduit à la virginité pour le Royaume, bien au-delà de la question spécifique du lien nécessaire qui subsiste, dans l’Église latine et dans quelques églises orientales, entre le sacerdoce ministériel et la chasteté dans le célibat. Il est évident d’autre part que ce lien nécessaire a son fondement dans cette dynamique et en constitue la pleine expression, sous les deux aspects de représentation sacramentelle du Christ Époux de l’Église, et d’imitation concrète de sa forme de vie.
Pour comprendre toute la densité, humaine également, la difficulté et en même temps la valeur de la chasteté à laquelle nous sommes appelés, il faut d’abord ne pas diminuer ou atténuer le sens chrétien de la sexualité et du mariage. Le Concile Vatican II a déjà accompli le pas décisif dans cette direction, en dépassant une attitude ainsi qu’une ascèse qui auparavant étaient souvent orientées de façon plutôt négative sur ce sujet. Il faut pourtant ajouter que l’importance, non seulement du mariage mais aussi de la sexualité dans la vie concrète, a toujours été considérée et reconnue dans l’Église, et que celle-ci a donc développé un grand effort d’éducation en la matière, même s’il comportait quelques conditionnements et des limites qu’il est inutile de nier.
En notre siècle, les sciences humaines ont mis en lumière sous de nouveaux aspects cette force pénétrante et persuasive de la sexualité que l’Église et tout « expert en humanité » percevait depuis toujours, même si c’était de manière moins consciente. Sans condescendre aux partialités et au déterminisme qui caractérisent souvent, dans ce domaine également, les sciences humaines, il demeure vrai que la sexualité constitue un moteur fondamental des actions et des comportements, chez l’homme et la femme, qui restent pourtant des personnes libres et responsables.
C’est bien pour cela que le choix de la chasteté pour le Royaume, ou pour proclamer que Dieu est le salut de l’homme, représente vraiment le don que la personne fait d’elle-même, dans son unité originaire d’esprit et de corps et dans son dynamisme de relation et de communication. Il s’agit d’un don certainement spécial, qui s’inscrit dans la logique « eschatologique », c’est-à-dire nouvelle, divine et tendue vers la plénitude future du Royaume. C’est pourquoi Jésus a dit aux disciples : « Tous ne peuvent le comprendre, mais seulement ceux à qui cela a été concédé » (Mt 19, 11). Et Saint Paul lui fait écho : « Je voudrais que tous fussent comme moi ; mais chacun reçoit son don particulier de par Dieu, qui d’une façon, qui de l’autre » (1 Co 7, 7). Dans notre appel gratuit au sacerdoce de la part de Dieu et de l’Église, et dans notre libre réponse à cet appel, sont donc inclus le don, et de notre part l’accueil, de cette grâce spéciale de la chasteté pour le Royaume.
Un principe théologique et ascétique certainement valide et fécond dit que notre cœur doit être vide de toute affection terrestre pour pouvoir se remplir de l’amour de Dieu, c’est-à-dire pour pouvoir se tourner vers le Seigneur sans divisions. Nous pourrions aussi retourner le propos et dire que notre cœur doit être avant tout rempli de Dieu, envahi par sa grâce, pour pouvoir réellement libérer des affections terrestres, et en garder libre. Ou mieux encore, que nous avons besoin avant tout de la certitude que nous sommes aimés de Dieu. Ce n’est qu’ainsi que nous pouvons ne pas nous sentir seuls, ne pas rester à la merci de nous-mêmes et de nos besoins. Et ainsi nous pouvons recevoir le don d’une énorme liberté, d’une transfiguration de nos affections, du dynamisme de la communication qui est en nous. Telle est la vérité la plus profonde de l’affirmation, classique dans la spiritualité chrétienne et sacerdotale, qui recommande d’être vierge pour être vraiment père d’une multitude de fils : ce que nous expérimentons souvent avec joie, une joie sans aucun doute unie à l’effort et au tourment de la paternité spirituelle.
Il est donc clair que le don de la chasteté dans le célibat doit être demandé et protégé, dans la prière, la vigilance et l’ascèse quotidienne. Je voudrais dire à ce propos, chers prêtres, quelques mots sincères, fruits de l’expérience. Que l’amitié, même la plus profonde, ne soit pour nous que de l’amitié. Et puisque toujours, spontanément, renaissent et repoussent en chacun des élans à construire des liens affectifs, qui par la suite deviennent aussi sexuels, ou qu’au moins tend à réapparaître une sexualité qui n’accepte pas d’être dominée par notre liberté, et encore moins transfigurée par la grâce, il est nécessaire d’avoir tous les jours le courage de trancher tout ce que nous constatons devoir être taillé, l’esprit serein et non par scrupule ni par peur de l’autre sexe.
Dans ce domaine la promptitude et l’immédiateté qui sont toujours requises dans la résistance aux tentations et l’accueil de la grâce sont particulièrement importantes. Ici en outre la dimension mariale de notre vie de prêtres prend un relief particulier : dans le mystère de la Vierge-Mère, nous avons la plénitude de l’affectivité, du don de soi et de la pureté de cœur. Le rapport personnel avec Marie, la prière que nous adressons au Père en même temps que Marie et à travers son intercession nous sont donc du plus grand secours. Une prière par laquelle nous demandons que notre cœur soit libéré, pour accepter vraiment le don de la virginité, avec sincérité, jusqu’au fond et pour toujours, afin qu’ainsi ce même cœur devienne non pas moins capable, mais plus capable d’aimer.
Chaque prêtre et chaque chrétien, chaque homme et chaque femme qui sait aimer chastement pose au monde une grande interrogation qui remet en cause beaucoup de solides préjugés, et ouvre la voie à une meilleure compréhension de la réalité de l’amour. Il a alors un extraordinaire pouvoir éducateur et formateur, envers les vocations à une consécration spéciale, mais non moins envers les vocations au mariage elles-mêmes. Le témoignage de celui qui aime chastement n’est donc pas devenu moins nécessaire, mais beaucoup plus nécessaire dans une société et un contexte culturel où l’eros domine souvent. Un tel témoignage constitue aujourd’hui un service à l’ « humanité » de l’homme et de la femme ; c’est une défense face à de soi-disant courants de progrès, lesquels risquent plutôt de nous faire régresser vers des comportements et des styles de vie que le christianisme nous avait aidé à dépasser depuis des siècles ou des millénaires.
Sur la base du don de la chasteté, accueilli avec générosité et gardé avec persévérance dans notre vie, nous pouvons et nous devons construire, ou reconstruire, une pastorale non seulement de la famille, mais de toute la vie affective et sexuelle dans la perspective de la foi. Le mot de Jean-Paul II ouvrant son pontificat, « n’ayez pas peur », est aussi la parole que nous nous adressons réciproquement, spécialement en ce domaine où l’on s’oppose si souvent à la proposition chrétienne comme si elle n’était qu’un résidu du passé.
7. Nous n’avons pas le temps maintenant de réfléchir comme il le faudrait à la pauvreté du prêtre. Rappelons au moins, en reconfirmant le lien qui unit les trois conseils évangéliques, ces paroles synthétiques et profondes des Pères du Synode de 1990, qui l’ont présentée comme « soumission de tous les biens au Bien suprême de Dieu et de son Royaume » (Pastores dabo vobis n. 30). Cette pauvreté nous rend libres pour « aller », comme missionnaires, évangéliser partout où la voix du Seigneur et de l’Église nous appelle, à commencer par les changements de service pastoral – ils réclament souvent un vrai détachement intérieur de notre part – et en allant jusqu’à la disponibilité à abandonner son diocèse et son pays pour devenir des prêtres « fidei donum ».
Chers frères et amis, cette rencontre internationale a été promue par la Congrégation pour le Clergé comme un temps de préparation spécifique au Grand Jubilé. Comme Vicaire du Saint-Père pour le diocèse de Rome, qu’il me soit consenti d’adresser à tous un cordial « au revoir » – si Dieu le permet – pour l’an 2000 ; nous restons unis dans la prière avec Marie, et nous nous laissons conduire par elle à l’intérieur du mystère de notre salut, pour pouvoir être à notre tour de fidèles ministres de la miséricorde de Dieu et de la réconciliation (cf. 2 Co 5, 18).