1. Nous continuons l’analyse du texte classique d’Éphésiens 5, 22-33. À ce propos il convient de citer quelques phrases contenues dans l’une des analyses précédentes consacrées à ce thème : « L’homme paraît dans le monde visible comme la plus haute expression du don divin car il porte en soi la dimension intérieure du don. Et, avec celle-ci, il apporte dans le monde sa ressemblance particulière avec Dieu, grâce à laquelle il transcende et domine également sa propre visibilité dans le monde, sa dimension corporelle, sa masculinité ou féminité, sa nudité. Autre reflet de cette ressemblance, la conscience primordiale de la signification conjugale du corps, conscience pénétrée du mystère de l’innocence originaire »[1]. Ces phrases résument en quelques mots le résultat des analyses consacrées aux premiers chapitres de la Genèse, en relation avec les paroles par lesquelles le Christ, dans son entretien avec les pharisiens au sujet du mariage et de son indissolubilité, se référait à l’origine. D’autres phrases de cette analyse posent le problème du sacrement primordial : « Et ainsi, dans cette dimension se constitue un sacrement primordial, entendu comme signe qui transmet efficacement dans le monde visible le mystère invisible caché en Dieu de toute éternité. Voilà le mystère de la vérité et de l’amour, le mystère de la vie divine à laquelle l’homme participe réellement … C’est l’innocence originaire qui ouvre cette participation … » [2].
2. Il convient de revoir le contenu de ces affirmations à la lumière de la doctrine paulinienne exprimée dans l’épître Aux Éphésiens, et en tenant principalement compte de Ep 5, 22-33 inséré dans le contexte général de l’épître. Du reste, cet écrit nous le permet, car son auteur lui-même se réfère, au verset 31 de ce chapitre 5, à l’origine et précisément aux paroles instituant le mariage dans le livre de la Gn 2, 24. En ce sens pouvons-nous entrevoir dans ces paroles un énoncé concernant le sacrement primordial ? Ces précédentes analyses de l’origine biblique nous ont menés progressivement à cela, en considération du don de l’existence fait à l’homme et dans la grâce qu’était l’état d’innocence et de justice primordiales. L’épître Aux Éphésiens nous amène à aborder ces situations – c’est-à-dire l’état de l’homme avant le péché originel – en nous plaçant au point de vue du mystère caché en Dieu de toute éternité. En effet, dans les premières phrases de l’épître nous lisons « Dieu, Père de notre Seigneur Jésus-Christ … nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la création du monde pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour… » (Ep 1, 3-4).
3. L’épître Aux Éphésiens nous ouvre le monde surnaturel de l’éternel mystère, des desseins éternels de Dieu le Père à l’égard de l’homme. Ces desseins sont antérieurs à la création de l’homme. En même temps, ces desseins divins commencent déjà à se réaliser dans toute la réalité de la création. Si au mystère de la Création appartient également l’état d’innocence originaire de l’homme créé, comme homme et comme femme, à l’image de Dieu, cela signifie que le don primordial que Dieu confère à l’homme contient le fruit de l’élection, dont nous parle l’épître Aux Éphésiens : « Il nous a élus… pour être saints et immaculés en sa présence » (Ep 1, 4). C’est cela que les paroles du livre de la Genèse semblent souligner, quand le Créateur-Elohim trouve que l’être humain, homme et femme, paru en sa présence, est un bien digne de le satisfaire : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voilà que c’était très bien » Gn 1, 31. Ce n’est qu’après le péché, après la rupture de l’alliance originaire avec le Créateur, que l’homme éprouva le besoin de se cacher du Seigneur Dieu : « J’ai entendu ta voix dans le jardin et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché » (Gn 3, 10).
4. Au contraire, avant le péché, l’homme portait dans l’âme le fruit de l’éternelle élévation dans le Christ, Fils éternel du Père. Par la grâce de cette élection, l’être humain – homme et femme – était saint et immaculé en présence de Dieu. Cette sainteté et cette pureté primordiales (ou originaires) s’exprimaient également dans le fait que, même si tous deux « étaient nus, ils n’en avaient point honte » Gn 2, 25 ainsi que nous avons cherché à le mettre en évidence dans les analyses précédentes. Confrontant le témoignage de l’origine, décrite dans les premiers chapitres du livre de la Genèse, et le témoignage de l’épître Aux Éphésiens, il faut en déduire que la réalité de la création de l’homme « était déjà », imprégnée, de l’éternelle élection de l’homme « dans le Christ » : appelé à la sainteté par la grâce de l’adoption comme fils : étant « déterminé d’avance » que nous serions « pour Lui des fils adoptifs par Jésus-Christ. Tel fut le plaisir de sa volonté, à la louange de gloire de sa grâce dont il nous a gratifiés dans le Bien-aimé » (Ep 1, 5-6).
5. L’être humain – homme et femme – participa dès l’origine à ce don surnaturel. Ce don a été donné en considération de Celui qui de toute éternité était, comme Fils, le Bien-aimé, même si – selon la dimension du temps et de l’histoire – elle a précédé l’incarnation de ce Fils bien- aimé et également la « Rédemption » que nous trouvons en lui, « par son sang » Ep 1, 7. La Rédemption devait devenir la source de la gratification surnaturelle de l’homme après le péché et, en un certain sens, malgré le péché. Cette gratification surnaturelle qui eut lieu avant le péché originel, c’est-à-dire la grâce de la justice et de l’innocence originaires – gratification qui était le fruit de l’élection de l’homme dans le Christ avant les siècles – s’est accomplie précisément par égard pour Lui, pour ce « Bien-aimé » unique, tout en anticipant chronologiquement sa venue dans le corps. Dans les dimensions du mystère de la Création, l’élection à la dignité de fils adoptif fut le propre seulement du premier Adam, c’est-à-dire de l’être humain créé à l’image et à la ressemblance de Dieu en tant qu’homme et femme.
6. Dans ce contexte, comment s’établit la réalité du sacrement, du sacrement primordial ? Dans l’analyse de l’origine dont nous avons cité un passage, nous avons dit que le sacrement, entendu comme signe visible, se constitue avec l’homme en tant que corps, moyennant sa visible masculinité et féminité. Le corps en effet, et seulement lui est capable de rendre visible ce qui est invisible : le spirituel et le divin. Il a été créé pour transférer dans la réalité visible du monde le mystère, caché en Dieu de toute éternité et ainsi d’en être le signe [3].
Ce signe a, en outre, sa propre efficacité, comme je l’ai également dit : « L’innocence originaire liée à la signification conjugale du corps » fait que l’être humain « se sent dans son corps d’homme ou de femme, sujet de sainteté » J.P. II, 20/2/1980 . Se sent et il l’est « depuis l’origine ». Cette sainteté conférée originairement à l’homme par le Créateur appartient à la réalité du sacrement de la création. Les paroles de Gn 2, 24 « l’homme… s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair » prononcées sur le fond de cette réalité originaire au sens théologique constituent le mariage comme partie intégrante et, en un certain sens, centrale du sacrement de la création. Elles constituent – ou plutôt, confirment peut-être simplement – le caractère de son origine. Selon ces paroles, le mariage est sacrement en tant que partie intégrante et, dirais-je, point central du sacrement de la création. En ce sens il est un sacrement primordial.
7. L’institution du mariage exprime, selon Gn 2, 24, non seulement le début de la communauté humaine fondamentale qui, par la force de procréation qui lui est propre (« Fructifiez et multipliez-vous », Gn 1, 28), sert à continuer l’oeuvre de création, mais en même temps elle exprime l’initiative salvifique du Créateur, correspondant à l’éternelle élection de l’homme dont parle l’épître Aux Éphésiens. Cette initiative salvifique vient de Dieu-Créateur et son efficacité surnaturelle s’identifie avec l’acte même de la création de l’homme à l’état de l’innocence originaire. C’est dans cet état que l’élection éternelle de l’homme dans le Christ fructifia dès l’acte même de sa création. Et, ainsi, il faut reconnaître que le sacrement originaire de la création tire son efficacité du « Fils bien-aimé » Ep 1, 6 (où il est question de « la grâce qu’il nous a donnée dans son Fils bien-aimé »). Puis, s’il s’agit du mariage, on peut déduire que – institué dans le contexte du sacrement de la création pris globalement, c’est-à-dire à l’état de l’innocence originelle – il devait servir non seulement à prolonger l’oeuvre de la création, c’est-à-dire de la procréation, mais aussi à répandre sur les générations humaines successives le même sacrement de la création, c’est- à-dire les fruits de l’élection éternelle de l’homme par le Père dans le Fils éternel : ces fruits dont Dieu a gratifié l’homme dans l’acte même de la création.
L’épître Aux Éphésiens nous permet, semble-t-il, de comprendre ainsi le livre de la Genèse et la vérité sur l’origine de l’homme et du mariage qui y est contenue.
Notes
[1] Cf. Jean Paul II, À l’image de Dieu, homme et femme, Paris, Cerf, 1980, p. 157.
[2] Ibid.
[3] Ibid.