Aujourd’hui notre rencontre a lieu au cœur de la Semaine Sainte, exactement à la veille de ce « triduum pascal », point culminant et lumière de toute l’Année liturgique. Nous sommes sur le point de revivre les jours solennels et décisifs durant lesquels s’accomplit l’œuvre de la Rédemption humaine : ces jours où, en mourant, le Christ a détruit notre mort ; où, en ressuscitant, il nous a rendu la vie.
Il est nécessaire que chacun de nous se sente personnellement impliqué dans le mystère que, cette année encore, la Liturgie renouvelle pour nous. Je vous exhorte donc, cordialement, à participer avec foi aux saintes célébrations de ces prochains jours et à vouloir de toutes vos forces mourir au péché et ressusciter toujours plus pleinement à la vie nouvelle que le Seigneur nous a apportée.
Reprenons maintenant l’examen du thème que nous traitons désormais depuis quelque temps.
1. L’Évangile selon saint Matthieu et celui selon saint Marc nous rapportent la réponse que Jésus fit aux pharisiens qui l’interrogeaient sur l’indissolubilité du mariage et demandaient pourquoi la loi de Moïse permettait, dans certains cas, la répudiation « moyennant un acte de divorce ». Après leur avoir rappelé les premiers chapitres de la Genèse, le Christ leur répondit : « N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès l’origine, les fit homme et femme et dit : « Ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère, et les deux ne feront qu’une seule chair ? Ainsi, ils ne seront plus deux, mais une seule chair ». Eh bien ! ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer ». Puis, répondant à leur question sur la loi de Moïse, Jésus affirma : « C’est en raison de votre caractère intraitable que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais à l’origine, il n’en fut pas ainsi » (Mt 19, 8-11 ; Mc 12, 2-6). Dans sa réponse, le Christ se réfère deux fois à « l’origine » et c’est pourquoi, au cours de nos analyses, nous avons, nous aussi, tenté d’éclaircir le plus nettement possible la signification de cette « origine » qui est le premier héritage dans le monde de tout être humain, homme et femme, la première attestation de l’identité humaine selon la parole révélée, la première source de la certitude de sa vocation en tant que personne humaine créée à l’image de Dieu lui-même.
2. La réponse du Christ a une signification historique – mais pas seulement historique. Les hommes en tout temps posent des questions à ce sujet. Nos contemporains également, mais ceux-ci se réfèrent, non plus à « l’acte de répudiation » de Moïse, mais à d’autres circonstances et à d’autres lois. Leurs questions sont chargées de problèmes qu’ignoraient les interlocuteurs du Christ, ses contemporains. Nous connaissons les questions concernant le mariage et la famille qui, au dernier Concile, ont été posées au pape Paul VI et qui, en cette période post-conciliaire, ne cessent d’être posées, jour après jour, dans les circonstances les plus variées. Elles proviennent de personnes seules, de conjoints, de fiancés, de jeunes ; mais aussi d’écrivains, de journalistes, de politiciens, d’économistes, de démographes, en somme de tous les milieux de la culture et de la civilisation contemporaines.
Je pense que, parmi les réponses que le Christ donnerait aux hommes de notre temps, à leurs questions souvent impatientes, celle qu’il donna jadis aux pharisiens serait encore l’essentielle. Répondant à ces demandes, Jésus ferait d’abord et avant tout état de l’ « origine ». Et peut-être même le ferait-il de manière plus décidée, plus absolue, étant donné que la situation, tant intérieure que culturelle de l’homme d’aujourd’hui semble s’éloigner de cette « origine » et assumer des formes et des dimensions qui divergent de l’image biblique de « l’origine » en des points toujours plus distants.
Il n’est, toutefois, aucune de ces situations qui « surprendrait » le Christ et je suppose qu’il n’en continuerait pas moins à se référer « à l’origine ».
3. C’est pour cette raison que la réponse du Christ exigeait une analyse particulièrement approfondie. En effet, cette réponse rappelle des vérités élémentaires, fondamentales, au sujet de l’être humain en tant qu’homme et que femme. C’est la réponse qui nous permet d’entrevoir la structure même de l’identité humaine dans les dimensions du mystère de la création et, en même temps, dans les perspectives du mystère de la Rédemption. Il n’y aurait pas moyen, sans cela, d’édifier une anthropologie « théologique » et, dans son contexte, une « théologie du corps » d’où la vision pleinement chrétienne du mariage et de la famille tire également son origine. C’est ce que Paul VI a relevé quand, dans son Encyclique consacrée aux problèmes du mariage et de la procréation dans sa signification humainement et chrétiennement responsable, il a fait appel à la « vision intégrale de l’homme » HV 7. On peut dire que, dans sa réponse aux pharisiens, Jésus a montré également à ses interlocuteurs cette « vision intégrale de l’homme », sans laquelle il serait impossible de donner une réponse appropriée aux interrogations relatives au mariage et à la procréation. Et, précisément, cette « vision intégrale de l’homme » doit être formée à partir de « l’origine ».
Ceci n’est pas moins valable pour la mentalité contemporaine que pour les interlocuteurs du Christ, fût-ce même de manière différente. Nous sommes en effet les fils d’une époque où, en raison du développement de diverses disciplines, cette vision intégrale de l’homme peut facilement être rejetée et remplacée par de multiples conceptions partielles qui, insistant sur l’un ou l’autre aspect du compositum humanum, ne touchent pas l’integrum de l’homme, ou le laissent en dehors de leur propre champ visuel. Viennent ensuite s’y insérer diverses tendances culturelles qui, se basant sur ces vérités partielles, formulent leurs propositions et leurs indications d’ordre pratique au sujet du comportement humain et, plus souvent encore, à propos de la manière de se comporter avec l’ « homme ».
Alors l’homme devient un objet de techniques déterminées plutôt que le sujet responsable de ses propres actions. Par sa réponse aux pharisiens le Christ indique aussi qu’il veut que l’être humain, homme et femme, soit ce sujet-là, le sujet qui décide de ses propres actions à la lumière de la vérité intégrale sur lui-même, en tant que vérité originelle, c’est- à-dire fondement des expériences authentiquement humaines. C’est cela la vérité que le Christ nous fait chercher « à l’origine ». Et c’est ainsi que nous nous tournons vers les premiers chapitres du Livre de la Genèse.
4. L’étude de ces chapitres nous rend, peut-être plus que d’autres, conscients de la signification et de la nécessité de la « théologie du corps ». L’ « origine » nous apprend relativement peu sur le corps humain, au sens naturaliste contemporain du terme. A ce point de vue, nous nous trouvons dans la présente étude à un niveau tout à fait « préscientifique ». Nous ne savons presque rien sur les structures intérieures et les régulations qui conditionnent l’organisme humain. En même temps toutefois – peut-être à cause de l’antiquité du texte – la vérité importante pour la vision intégrale de l’homme se révèle de manière simple et complète. Cette vérité concerne la signification du corps humain dans la structure du sujet personnel. Puis, l’analyse de ces textes archaïques nous permet d’étendre cette signification à tout le domaine de « l’inter-subjectivité » humaine, spécialement dans l’éternel rapport homme-femme. Grâce à quoi nous acquérons au sujet de ce rapport une optique que nous devons nécessairement mettre à la base de toute la science humaine relative à la sexualité humaine au sens bio-physiologique. Ce qui ne signifie nullement que nous devions renoncer à cette science ou nous priver de ses résultats. Au contraire : s’ils peuvent nous apprendre quelque chose sur l’éducation de l’homme, dans sa masculinité et dans sa féminité, et sur les questions du mariage et de la procréation, il faut toujours – tenant compte des divers éléments de la science contemporaine -en arriver à ce qui est fondamental et essentiellement personnel, tant dans chaque individu, homme ou femme, que dans leurs rapports réciproques.
C’est précisément à ce point que la réflexion sur l’archaïque texte de la Genèse se révèle irremplaçable. Elle constitue réellement l’ « origine » de la théologie du corps. Le fait que la théologie comprend également le corps ne doit étonner personne et moins encore surprendre qui est conscient du mystère et de la réalité de l’Incarnation. Du fait que le Verbe s’est fait chair, le corps est entré, dirais-je, par la porte principale dans la théologie, c’est-à-dire dans la science qui a pour objet la divinité. L’incarnation – et la Rédemption qui en découle – sont également devenues la source définitive de la sacramentalité du mariage ; nous en parlerons plus amplement au moment opportun.
5. Les demandes faites par l’homme contemporain sont également celles que font les chrétiens : ceux qui se préparent au sacrement du mariage et ceux qui vivent déjà dans le mariage, qui est le sacrement de l’Église. Ces demandes ne sont pas seulement celles de la science : elles sont plus encore celles de la vie humaine. Tant et tant d’hommes et tant de chrétiens cherchent dans le mariage l’accomplissement de leur vocation. Et très nombreux sont ceux qui veulent y trouver la voie du salut et de la sainteté.
Pour eux est particulièrement importante la réponse que le Christ a donnée aux pharisiens, zélateurs de l’Ancien Testament. Ceux qui cherchent dans le mariage l’accomplissement de leur propre vocation humaine et chrétienne sont appelés à faire de cette « théologie du corps », dont nous trouvons l’ « origine » dans les premiers chapitres de la Genèse, la substance de leur vie et de leur comportement. En effet, sur le chemin de cette vocation, il est absolument indispensable d’avoir profondément conscience de la signification du corps, dans sa masculinité et dans sa féminité. Et il n’est pas moins nécessaire d’avoir une conscience précise de la signification conjugale du corps, de sa signification génératrice – étant donné que tout ceci, qui forme le contenu de la vie des époux, doit constamment trouver sa dimension pleine et personnelle dans la coexistence, dans le comportement, dans les sentiments. Et tout ceci d’autant plus que règne une civilisation conditionnée par une manière de penser et de juger nettement matérialiste et utilitaire. La bio-physiologie contemporaine peut fournir de nombreuses informations précises sur la sexualité humaine. Toutefois la connaissance personnelle de la dignité du corps humain et du sexe doit être puisée également à d’autres sources. La parole de Dieu Lui-même en est tout particulièrement une : elle contient la révélation du corps, celle qui remonte à l’ « origine ».
Combien significatif est le fait que le Christ, dans sa réponse à toutes ces questions, ordonne à l’homme de retourner de certaine manière au seuil de son histoire théologique ! Il demande de se placer à la frontière qui sépare l’ « innocence-félicité » originelle et l’héritage de la première chute. N’est-ce pas qu’il veut, de cette manière, lui dire que la voie sur laquelle il engage l’être humain – homme-femme – dans le sacrement du mariage, c’est-à-dire la voie de la Rédemption du corps, consiste nécessairement à récupérer cette dignité dans laquelle s’accomplit simultanément la vraie signification du corps humain, sa signification personnelle et sa signification « de communion » ?
6. Pour le moment, nous terminerons ici la première partie de nos méditations consacrées à ce thème si important. Pour donner une réponse exhaustive à nos demandes, parfois angoissées, sur le mariage – ou encore, plus exactement, sur la signification du corps – nous ne pouvons pas faire fond seulement sur ce que le Christ a répondu aux pharisiens en faisant état de l’ « origine » Mt 19, 3. Nous devons également prendre en considération toutes ses autres déclarations desquelles il en ressort spécialement deux, de caractère particulièrement synthétique : la première, du discours sur la montagne à propos des possibilités du cœur humain relativement à la concupiscence du corps Mt 5, 8 et la seconde quand Jésus fait état de la future résurrection (Mt 22, 24-30 ; Mc 12, 18-27 ; Lc 20, 27-36).