1. Pour poursuivre notre cycle, nous reprenons aujourd’hui le Discours sur la Montagne et précisément l’énoncé : « Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » (Mt 5, 28). Ici, Jésus fait appel au « cœur ».
En se référant à l’ « origine » dans son entretien avec les pharisiens (cf. les analyses précédentes), Jésus a prononcé les paroles suivantes au sujet de l’acte de répudiation : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais à l’origine il n’en était pas ainsi ». Mt 19, 8. Cette phrase comporte sans aucun doute une accusation. « La dureté du cœur » indique ce qui, selon l’éthos du peuple de l’Ancien Testament, avait fondé la situation contraire au dessein originel de Dieu-Yahvé de Gn 2, 24 [1]. Et c’est là qu’il faut chercher la clé pour interpréter toute la législation d’Israël dans le domaine du mariage et, dans un sens plus large, dans l’ensemble des rapports entre l’homme et la femme. En parlant de la « dureté du cœur », le Christ accuse, pour ainsi dire, « le sujet intérieur » tout entier qui est responsable de la déformation de la loi. Dans le Discours sur la montagne (Mt 5, 27-28), il fait aussi référence au « cœur » mais les paroles qui y sont prononcées ne semblent pas seulement des paroles d’accusation.
2. Nous devons encore une fois réfléchir sur elles en les insérant le plus possible dans leur dimension « historique ». L’analyse qui a été faite jusqu’ici et qui visait à définir « l’homme de la concupiscence » au moment de sa naissance, presque au point de départ où son histoire se noue avec la théologie, constitue une vaste introduction, surtout anthropologique au travail qu’il faut encore entreprendre. L’étape suivante de notre analyse devra être de caractère éthique. Le Discours sur la montagne et en particulier ce passage que nous avons choisi comme centre de nos analyses, fait partie de la proclamation du nouvel éthos : l’éthos de l’évangile. Dans l’enseignement du Christ, il est profondément lié à la conscience de l’ « origine » et donc au mystère de la création dans sa simplicité et dans ses richesses originelles. En même temps, l’éthos que le Christ proclame dans le Discours sur la Montagne est adressé de manière réaliste à « l’homme historique » devenu l’homme de la concupiscence. En effet, la triple concupiscence est un héritage pour toute l’humanité et le « cœur » humain y participe réellement. Le Christ qui sait « ce qu’il y a dans tout homme » Jn 2, 25 [2], ne peut pas parler autrement si ce n’est avec une conscience semblable. De ce point de vue, dans les paroles de Mt 5, 27-28 ce n’est pas l’accusation qui prévaut mais le jugement : un jugement réaliste sur le cœur humain, un jugement qui, d’une part, a un fondement anthropologique et, d’autre part, un caractère directement éthique. Pour l’èthos de l’évangile c’est un jugement constitutif.
3. Dans le Discours sur la Montagne, le Christ s’adresse directement à l’homme qui appartient à une société bien définie. Même le Maître appartient à cette société, à ce peuple. Il faut donc chercher dans les paroles du Christ une référence aux faits, aux situations, aux institutions auxquels il était quotidiennement lié. Il faut que nous soumettions ces références à une analyse, au moins sommaire, afin que ressorte plus clairement la signification éthique des paroles de Mt 5, 27-28. Cependant, avec ces paroles, le Christ s’adresse aussi, de manière indirecte mais réelle, à tout homme historique (cet adjectif étant surtout compris dans une fonction théologique). C’est cet homme qui est précisément l’ « homme de la concupiscence » dont le mystère et le cœur sont connus par le Christ (« il savait, en effet, ce qu’il y a dans tout homme » Jn 2, 25). Les paroles du Discours sur la Montagne nous permettent d’établir un contact avec l’expérience intérieure de cet homme presque à chaque latitude et à chaque longitude géographique aux différentes époques dans les diverses conditions sociales et culturelles. L’homme d’aujourd’hui se sent appelé par son nom par cet énoncé du Christ, pas moins que l’homme d’ « alors » à qui le Maître s’adressait directement.
4. C’est en cela que consiste l’universalité de l’évangile qui n’est pas du tout une généralisation. Ceci se manifeste peut-être avec une particulière clarté, précisément dans cet énoncé du Christ, que nous soumettons à l’analyse. En vertu de cet énoncé, l’homme de tous les temps et de tous les lieux se sent appelé de manière adéquate concrète et unique : parce que, justement, le Christ fait appel au « cœur » humain qui ne peut être sujet à aucune généralisation. Par la catégorie du « cœur », chacun est individualisé de manière encore plus spécifique que par le nom ; il se trouve atteint dans ce qui le détermine de manière unique et spécifique, il est défini « de l’intérieur » dans son humanité.
5. L’image de l’homme de la concupiscence le touche au plus profond de lui-même [3]. L’histoire du « cœur » humain, après le péché originel, est écrite sous la pression de la triple concupiscence a laquelle se relie aussi l’image la plus profonde de l’ethos dans ses différents documents historiques. Cependant ce caractère intime est aussi la force qui décide du comportement humain « extérieur » et également de la forme des multiples structures et des multiples institutions au plan de la vie sociale. Si, dans ses différentes formulations historiques, nous tirons les contenus de l’ethos de ces structures et de ces institutions, nous rencontrons toujours cet aspect intime de l’image intérieure de l’homme. Cette image est, en effet, la composante la plus essentielle. Les paroles du Christ dans le Discours sur la Montagne et spécialement celles de Mt 5, 27-28 le montrent de manière très claire. Aucune étude sur l’ethos humain ne peut passer à coté de cela sans indifférence.
C’est pour cela que, dans nos prochaines réflexions, nous chercherons à soumettre à une analyse plus détaillée cette affirmation du Christ qui dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit : vous ne commettrez pas d’adultère ; mais moi je vous dis : ‘Quiconque regard une femme pour la désirer a déjà, dans son cœur, commis l’adultère avec elle’ (ou bien : ‘l’a déjà rendue coupable d’adultère dans son cœur’) ».
Pour mieux comprendre ce texte, nous analyserons d’abord chaque partie afin d’obtenir ensuite une vision globale plus profonde. Nous prendrons en considération non seulement, les destinataires d’alors qui ont écouté le Discours sur la Montagne, mais aussi, autant que possible, nos contemporains, les hommes de notre époque.
Notes
[1] Le terme grec « sklerokardia » a été forgé dans la Septante pour exprimer ce qui signifiait en hébreu : « l’incirconcision du cœur » cf. par exemple : Dt 10, 16 ; Jr 4, 4 ; Si 3, 26 et qui, dans la traduction littérale du Nouveau Testament, n’apparaît qu’une seule fois (Ac 7, 51). L’ « incirconcision » signifiait le « paganisme », l’ « impucidité », l’ « éloignement de l’alliance avec Dieu » ; l’ « incirconcision du cœur » exprimait l’indomptable obstination dans l’opposition à Dieu. L’apostrophe du diacre Etienne le confirme : « Hommes à la nuque raide et païens dans le cœur (littéralement : incirconsis de cœur) … toujours vous résistez à l’Esprit-Saint ; vous êtes bien comme vos pères » (Ac 7, 51). – C’est donc dans ce contexte philosophique qu’il faut comprendre « la dureté du cœur ».
[2] Cf. Ap 2, 23 « Je suis celui qui scrute les reins et les cœurs »… (Ac 1, 24) « Toi, seigneur qui connais les cœurs de tous »… (Kardiognostes).
[3] « Mais ce qui sort de la bouche provient du cœur et c’est cela qui rend l’homme impur. C’est du cœur, en effet, que proviennent les intentions mauvaises, les meurtres, les adultères, l’inconduite, les vols, les faux témoignages, les injures » (Mt 15, 19-20).