Le corps humain est constamment objet de culture
1. Dans nos précédentes réflexions – aussi bien dans le cadre des paroles du Christ où il se réfère à l’ « origine » que dans le cadre du Discours sur la Montagne, c’est-à-dire lorsqu’il se réfère au « cœur » humain – nous avons cherché à faire voir de façon systématique comment la dimension de la subjectivité personnelle de l’homme était l’élément indispensable présent dans l’herméneutique théologique que nous devions découvrir et présupposer à la base du problème du corps humain. Ce n’est donc pas seulement la réalité objective du corps mais encore beaucoup plus, semble-t-il, la conscience subjective et même l’ « expérience » subjective du corps qui entrent, à chaque passage, dans la structure des textes bibliques et qui demandent donc à être pris en considération et à trouver leur reflet dans la théologie. En conséquence, l’herméneutique théologique doit toujours tenir compte de ces deux aspects. Nous ne pouvons considérer le corps comme une réalité objective en dehors de la subjectivité personnelle de l’homme, des êtres humains, homme et femme. Presque tous les problèmes de l’ « ethos » du corps sont en même temps liés à son identification ontologique comme corps de la personne et au contenu et à la qualité de l’expérience subjective, c’est-à-dire, en même temps, aussi bien de la « vie » de son propre corps que de la « vie » dans les relations interhumaines et, en particulier, dans cette éternelle relation « homme-femme ». Même les paroles de la Première Lettre aux Thessaloniciens, dans laquelle l’auteur exhorte à « user de son corps avec sainteté et respect » (c’est-à-dire tout le problème de la « pureté de cœur »), montrent, sans aucun doute, ces deux dimensions.
2. Ce sont des dimensions qui concernent directement les hommes concrets, vivants, leurs attitudes et leurs comportements. Les œuvres de la culture, spécialement les œuvres d’art, font que ces dimensions d’ « être corps » et d’ « expérimenter le corps » s’étendent au-delà de ces hommes vivants. L’homme prend contact avec la « réalité du corps » et « expérimente le corps » même lorsque celui-ci devient un thème de l’activité créatrice, une œuvre d’art, un contenu de la culture. Bien qu’en principe il faille reconnaître que ce contact arrive sur le plan de l’expérience esthétique où il s’agit de voir l’œuvre d’art (en grec, aisthanomaz : je regarde, j’observe) et qu’il s’agit donc du corps objectivisé, en dehors de son identité ontologique, de manière différente et selon les critères propres de l’activité artistique, l’homme qui accepte de réaliser cette vision est à priori trop profondément lié à la signification du prototype ou du modèle, qu’il est lui-même dans ce cas – l’homme vivant et le corps humain vivant -, pour qu’il puisse détacher et séparer complètement cet acte, essentiellement esthétique, de l’œuvre en soi et de sa contemplation à partir des dynamismes et des réactions de comportement et à partir des évaluations qui dirigent cette première expérience et cette première manière de vivre. Cette action de regarder, qui est, par sa nature, « esthétique », ne peut être, dans la conscience subjective de l’homme, totalement isolée de cette action de regarder dont parle le Christ dans le Discours sur la Montagne lorsqu’il met en garde contre la concupiscence.
3. Ainsi donc, tout le domaine des expériences esthétiques se trouve, en même temps, dans le domaine de l’ethos du corps. Il faut donc justement penser également ici à la nécessité de créer un climat favorable à la pureté. Ce climat peut en effet être menacé non seulement dans la manière même dont se déroulent les rapports et la convivence des hommes vivants, mais aussi dans le cadre des objectivations propres aux œuvres de la culture dans le cadre des communications sociales, lorsqu’il s’agit de la parole orale ou écrite, dans le cadre de l’image, c’est-à-dire de la représentation et de la vision, aussi bien dans la signification traditionnelle de ce terme que dans la signification contemporaine. De cette manière, nous arrivons aux différents domaines et aux différents produits de la culture artistique, plastique, du spectacle, même celle qui se base sur les techniques audiovisuelles contemporaines. Dans ce domaine vaste et assez différencié, il faut que nous nous posions une question sur le corps humain comme objet de la culture, à la lumière de l’ethos du corps qui a été défini dans les analyses faites jusqu’ici.
4. Avant tout, on constate que le corps humain est continuellement un objet de culture, au sens le plus large du terme, pour la simple raison que l’homme lui-même est le sujet de la culture et que, dans son activité culturelle et créatrice, il engage son humanité en incluant même son corps pour cela dans cette activité. Dans les présentes réflexions, nous devons cependant limiter le concept d’ « objet de la culture » en nous limitant au concept entendu comme « sujet » des œuvres culturelles et en particulier des œuvres d’art. Il s’agit enfin de la thématisation ou de l’ « objectivisation » du corps dans ces œuvres. Cependant, il faut ici faire aussitôt quelques distinctions, même si ce n’est qu’à titre d’exemple. C’est une chose que le corps humain vivant de l’homme et de la femme qui, par lui-même, crée l’objet d’art et l’œuvre d’art (comme par exemple au théâtre dans un ballet et, jusqu’à un certain point, au cours d’un concert) et c’est autre chose que le corps comme modèle de l’œuvre d’art, comme dans les arts plastiques, dans la sculpture ou la peinture. Est-il possible de mettre sur le même plan le film ou l’art photographique au sens large ? Il semble que oui, bien que du point de vue du corps comme objet-sujet il y ait dans ce cas une différence assez essentielle. Dans la peinture ou la sculpture, l’homme-corps reste toujours un modèle soumis à l’élaboration spécifique de la part de l’artiste. Dans le film, et plus encore dans la photographie artistique, ce n’est pas le modèle qui se trouve transfiguré, mais c’est l’homme vivant qui se trouve reproduit. Et dans ce cas, l’homme, le corps humain, n’est pas un modèle pour l’œuvre d’art mais l’objet d’une reproduction qui est obtenue par des techniques appropriées.
5. Il faut déjà signaler dès maintenant que la distinction ci-dessus est importante du point de vue de l’ethos du corps dans les œuvres culturelles. Et il faut également ajouter aussitôt que la reproduction artistique, lorsqu’elle devient le contenu de la représentation ou de la transmission (télévisée ou cinématographique), perd, dans un certain sens, son contact fondamental avec l’homme-corps dont elle est la reproduction et qu’elle devient très souvent un objet « anonyme » comme l’est, par exemple, un acte photographique anonyme publié par les revues illustrées ou une image diffusée sur les écrans du monde entier. Un tel anonymat est l’effet de la « propagation » de l’image-reproduction du corps humain, d’abord objectivé avec l’aide des techniques de reproduction qui, comme il a été rappelé ci-dessus, semble se différencier essentiellement de la transfiguration du modèle typique de l’œuvre d’art, surtout dans les arts plastiques. Eh bien, cet anonymat (qui d’ailleurs est une manière de « voiler » ou de « cacher » l’identité de la personne reproduite) constitue aussi un problème spécifique du point de vue de l’ethos du corps humain dans les œuvres culturelles et en particulier dans les œuvres contemporaines de ce que l’on appelle la culture de masse.
Limitons-nous aujourd’hui à ces considérations préliminaires qui ont une signification fondamentale pour l’ethos du corps humain dans les œuvres de la culture artistique. Ces considérations nous rendront ensuite conscients de ce qu’elles sont étroitement liées aux paroles que le Christ a prononcées dans le Discours sur la Montagne, en comparant le « regard pour désirer » à « l’adultère commis dans le cœur ». L’extension de ces paroles au domaine de la culture artistique a une importance particulière lorsqu’il s’agit de « créer un climat favorable à chasteté » « dont parle Paul VI dans son encyclique Humanae vitae. Cherchons à comprendre ce sujet de manière très approfondie et essentielle.